Revue Romane, Bind 21 (1986) 2Christopher Cairns: Pietro Aretino and thè Republic of Venice. Researches on Aretino and his Circle, 1527-1556. Olschki, Biblioteca dell' "Archivum Romanicum", serie I, vol. 194. Firenze, 1985. 269 p.P. Larivaille Side 310
Les intentions de l'auteur, l'ampleur et les limites de sa recherche, la thèse de l'ouvrage en somme, sont clairement énoncés dès la préface. De la conviction que l'importance del'Arétin est plus historique que littéraire; de l'observation que ce n'est probablement pas un hasard si la compilation de son premier livre de lettres coïncide avec la présence dans son entourage immédiat d'un latiniste comme N. Franco, bon connaisseur d'Erasme, "the greatest contemporary letter writer" (p. 8); et de la constatation subséquente que l'absence de toute analyse d'une influence possible du De conscribendis epistolis érasmien sur un Arétin notoirement ignorant du latin est liée à une sous-estimation par la critique de la médiation de ses amis entre lui-même et une culture à laquelle il ne pouvait avoir un accès direct, découle un ouvrage qui ne veut pas être une biographie mais une contribution à l'étude de l'arrière-plan historique et culturel de l'œuvre arétinienne: une recherche qui ne néglige pas, dans les premiers chapitres en particulier, les sources et références proprement italiennes des écrits du Fléau des princes, mais qui se concentre graduellement sur l'analyse d'influences érasmiennes croissantes et des filières par lesquelles elles s'exercent sur sa production. Après un chapitre introductif sur les premières étapes de l'insertion de l'Arétin dans la société vénitienne, et en particulier sur la manière dont il se tisse patiemment un réseau d'amités parmi les familles les plus influentes, le ch. II aborde plus précisément l'étude des "stratégies" des deux premières comédies, composées avant l'arrivée de l'auteur à Venise (1527) puis réélaborées dans la lagune: la Cortigiana (1525/1534) et le Marescalco (1526-27/ Side 311
1533), s'attachant de manière convaincante à démontrer "Aretino's dependence on Castiglione"dansl'une et l'autre pièces et à tirer une définition de "his methods in the context of his strategy for self-projection and self-affirmation in Venice in the 15305" (p. 33). Le ch. 111, consacré à "thè Marescalco and the italian Renaissance Pédant", partant de la constatationquele personnage du Pédant dans la comédie italienne de la Renaissance semble ne pas avoir d'antécédents classiques, et soulignant que "in Erasmus we find ail the satirical requirementsofthe pédant" (p. 58), débouche sur une série de suggestions et hypothèses d'un poids variable: par exemple la suggestion (appuyée sur le fait que le Gceronianus est publié à Venise en 1531, précisément dans les années où se situe la révision de la comédie) que le Pédant du Marescalco est peut-être le fruit d'une première influence érasmienne sur l'Arétin, par le canal peut-être de L. Dolce, cité dans la pièce et donc en relation avec l'auteur dès 1533 au plus tard; par exemple aussi, l'hypothèse que le catalogue de vertus (V, 3) imité de la seconde rédaction du Cortigiano et donc antérieur à la publication, en 1528, de la version définitive du traité de Castiglione (voir àce sujet ch. 11, p. 38ss) pourrait n'avoir été confié au Pédant que lors de la réélaboration de la pièce publiée en 1533. Cette dernière hypothèse repose sur des hypothèses subsidiaires plus difficilement étayables. Que le Pédant soit "largelyextraneousto the action" (p. 63) est certain, mais on ne peut pour autant en conclure avec trop d'assurance qu'il s'agit d'un personnage ajouté pour l'édition de 1533 (car il existe, dans la Cortigiana de 1534, des personnages pratiquement hors intrigue, comme Flamminio et Valerio, qui étaient déjà présents dans la Cortigiana de 1525!). Que le Conte représente sur la scène le comte Baldassar Castigiione lui-même est possible et il n'est pas impensable qu'ait pu être confié à ce personnage, dans une première version, le catalogue de vertus débité dans la version imprimée par le Pédant, dès lors que l'ordonnance de la scène suit de près celle de la seconde rédaction du Cortegiano; mais alléguer à l'appui de cette supposition une légère incohérence due peut-être à une simple erreur matérielle dans l'attribution de deux répliques consécutives, à une simple inversion des noms des personnages prononçant ces répliques - qui aurait très bien pu exister dès la première rédaction et rester dans la version imprimée, comme elle semble s'être perpétuée dans les éditions suivantes, retouchées ou non - n'ajoute rien à l'hypothèse envisagée. De même que arguer de l'absence du Pédant parmi les types passés en revue par l'Histrion du prologue pour en déduire que ce dernier est une survivance intacte d'une première rédaction composée à une époque où le Pédant de la version imprimée n'existait pas encore n'est pas très convaincant, pour diverses raisons: le fait que le nom du conte de la pièce y soit indiqué (conte Nicola) ou bien exclut toute possibilité d'identifier en B. Castiglione le modèle réel du personnage, compromettant du même coup les hypothèses précédentes, ou bien témoigne d'au moins une retouche apportée au prologue au moment de la seconde rédaction; aucun des types évoqués par l'Histrion ne correspondant aux personnagesdela pièce (conformément à l'intention générale du prologue qui est de rivaliser avec la comédie qui suit, de prendre avec elle une certaine distance, voire d'aller au-delà, et non d'y préparer les spectateurs), l'absence du Pédant du prologue pourrait fort bien, à l'inverse de ce que pense C. Cairns, constituer une preuve de sa présence dans la comédie proprement dite; d'autant que la défiance nettement marquée de l'Histrion-Aré tin à l'égard des acteurs et de l'institution théâtrale semblerait plutôt avaliser l'hypothèse d'une composition tardive du prologue avancée par G. Ferroni (Le voci dell'istrione... Liguori, Napoli, 197?, p. 74). Pour conclure sur ce point: il n'est pas impossible que le Pédant du Marescalco doive (comme celui de la comédie homonyme de F. Belo) quelque chose à Erasme, même si l'Arétin n'avait pas besoin de passer par Erasme pour emprunter au Doctrinale d'Alexandre de Villedieu et Side 312
aux Disticha Catonis beaucoup des expressions qu'il met dans la bouche de son personnage, et même si, avec le don d'observation dont il avait déjà fait preuve dans la Cortigiana de 15 25, il n'est pas à exclure qu'il ait puisé directement dans la réalité les traits caractéristiques d'un "pédagogue" dont il ne devait pas manquer d'exemples en chair et en os, à Mantoue ou ailleurs (voir à ce-sujet les suggestions de M. Baratto, Tre saggi... Neri, Pozza, Venezia, 1964, p. 114 n). Mais dès lors que, comme le reconnaît C. Cairns lui-même, le De Pueris "was writtenin1509 in Rome and certainly circulated; his satire on the type in thè Fraise offolly had an italian printing by 1520" (p. 65), on ne peut exclure que, tout comme Belo, l'Arétin ait eu connaissance de ces ouvrages, fût-ce par l'intermédiaire de quelques amis plus versés que lui dans la langue latine, avant 1530 et peut-être même avant son départ de Rome, en 1525. C'est pourquoi la savante reconstitution des étapes de la première et de la seconde rédactions du Marescalco qu'effectue C. Cairns sur la base d'une influence érasmienne dans la seule seconde rédaction, pour minutieuse et prudente qu'elle soit, apparaît fragile et sujette à caution. La présenôe d'Erasme dans la suite de la carrière de l'Arétin est de plus en plus nette et les exemples qu'en donne C. Cairns sont, dans l'ensemble, largement crédibles et finement analysés; comme le sont également les pages qu'il consacre au développement de l'érasmisme à Venise et à la culture, fortement marquée par l'influence d'Erasme dans certains cas, des amis lettrés proches ou moins proches qui ont, année après année, suppléé par leurs traductions à l'ignorance du Fléau des princes et contribué entre autres à l'imprégner de ces idées et images érasmiennes qu'il exploite avec une fréquence croissante dans la seconde partie des années 1530 et au moins la première moite des années 1540. Ainsi les ch. IV à VI, qui couvrent les années 1534-1543 (ouvrages religieux, Ragionamento delle corti, deux premiers volumes des Lettres), contiennent-ils une ample moisson d'informations et d'analyses d'une grande importance pour un approfondissement de notre connaissance de l'entourage de l'Arétin et de son apport à la culture de ce dernier. Le ch. IV, à propos du Ragionamento delle corti, évoque les figures de Dolce, de F. Coccio (traducteur pour l'éditeur Marcolini, l'éditeur tout dévoué à l'Arétin, de l'lnstitution du Prince chrétien d'Erasme), de Giovanni Giustiniani ("a strong Erasmian sympathiser at the very least, a firm disciple of Vives", p. 81) et de quelques autres amis absents de l'ouvrage: N. Franco, A. Brucioli, A. Ricchi, et le prédicateur B. Ochino, tous considérés à la fois comme des témoins et des agents "of the first Wave of interest in the Erasmian héritage in Italy since thè death of thè Dutch humanist in 1536" (p. 96). Le ch. V, plus précisément consacré à la première phase de la Réforme catholique, du Consilium de emendando ecclesia de 1537 (où apparaissent les premières attaques contre Erasme) à l'ouverture du Concile de Trente (1545), évoque les critiques qui se font jour contre les écrits religieux de l'Arétin, que trois prélats vont jusqu'à proposer au Pape de brûler. Le ch. VI examine plus particulièrement "thè world of thè Lettere": l'influence d'Erasme sur la compilation du premier volume, par l'entremise de N. Franco et peut-êtie de Dolce; la présence de certaines de ses œuvres ou tout au moins d'idées de provenance érasmienne à la source de certaines lettres, surtout de la fin de 1537; une lettre de 1540 qui semble un véritable démarquage de la traduction de l'lnstitution du Prince chrétien récemment publiée par F. Coccio. Puis, avant le ch. conclusif (important mais un peu marginal par rapport aux recherches "érasmiennes" qui occupent le plus clair de l'ouvrage), commentaire de et à propos de la lettre de décembre 1537 où l'auteur raconte son rêve du Parnasse, les eh. VII à IX sont consacréschacun à une des trois dernières comédies de l'Arétin. Inspirée, pour ce qui est de la Side 313
trame, de VEunuque de Térence (probablement connu à travers la traduction achevée mais non encore publiée de Giovanni Giustiniani; cf. p. 164-165), la Talanîa (1542) offre, selon C. Cairns, un exemple patent de satire sociale d'ascendance érasmienne. Le prologue comportetrois éléments majeurs: un rêve servant de Comice, une énumération de dieux païens et une typologie des comportements amoureux humains, tout comme "in the well-known section of thè Fraise offolly in which Erasmus introduces the 'types' of the Folly's adhérents, he has the same three constituents in the same order, and it is clear that human folly speaks the prologue in Aretino's Talanîa" (p. 165). D'autres analogies sont repérables entre le Pédant de Y Éloge de la folie et Peno, le pédant philosophe de la comédie; entre le passage où la folie indique que les saints légendaires sont l'objet de plus de dévotion que Pierre, Paul ou le Christ lui-même, et la bévue de Messer Nécessitas, à l'acte IV, en adoration devant une peinture de saint Christophe qu'il prend pour une Vierge à l'enfant (p. 175); le personnage de Vergolo, le marchand vénitien, peut rappeler la déclaration érasmienne que "most foolish of ail is the whole tribe of merchants" (p. 174), et Branca, le parasite hypocrite, allie sans doute aux réminiscences du Gnathon de Térence des souvenirs de la polémique contre les religieux hypocrites de VÉloge de la folie (p. 175-176). Mais pour certains qu'ils soient, les échos érasmiensne sont que des échos parmi beaucoup d'autres, ponctuels pour la plupart, et il semble pour le moins osé de pousser l'érasmisme de l'Arétin jusqu'au point de voir dans le personnagede Talanta une représentation de la Folie elle-même (p. 167-168). Il n'est pas impossible que, outre le passage de ÏÉloge de la folie déjà évoqué, un des adages d'Erasme, ie Silenus (traduit en espagnol dès 1529), ait eu quelque influence dans la composition de VHypocrite et soit en particulier une des sources de la seconde partie du prologue, où sont catalogués les jugements aberrants, a rovescio, des hommes (p. 197-198). Et pour finir, les confrontations effectuées par C. Cairns entre certains passages du Ciceronianus d'Erasme et le Philosophe attestent elles aussi une présence indéniable d'Erasme dans la pièce. Au total, l'ouvrage de C. Cairns, constitue un précieux instrument de travail non seulement pour un approfondissement de l'œuvre arétinienne et de ses sources, mais pour une meilleure connaissance de l'impact encore insuffisamment exploré d'Erasme sur la culture vénitienne du second tiers du XVIe siècle. L'impression que l'on en tire (et qu'on a essayé ici d'illustrer par quelques exemples parmi d'autres), est que l'auteur, pris par son sujet, a quelquefois tendance à s'exagérer l'influence d'Erasme sur l'Arétin, au risque d'alléguer des justifications ou d'avancer des identifications discutables, et au risque aussi de sous-estimer parfois la multiplicité des sources autres qu'érasmiennes des œuvres du Fléau des princes et la grande liberté qu'il prend le plus souvent, sans trop de scrupules, vis-à-vis des auteurs auxquels, directement ou indirectement, il emprunte. Mais ce sont là des défauts véniels, qui ne compromettent pas le sérieux et l'importance d'un travail désormais indispensable aux spécialistes tant de l'Arétin que de Venise au XVIe siècle. Paris
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