Revue Romane, Bind 21 (1986) 2Charles Bonn: Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé? Editions L'Harmattan, Paris, 1985. 351 p.Marie-Alice Séférian Side 315
N'en déplaise aux oiseaux de mauvais augure, qui lui prédisaient courte vie, la littérature maghrébine de langue française se porte bien. On assiste en effet à un foisonnement ininterrompu d'œuvres, publiées de part et d'autre de la Méditerranée et en outre, à l'éclosion d'une critique littéraire digne de ce nom, qui, par le fait de la situation spécifique des écrivains maghrébins de langue française, féconde et renouvelle la tradition du discours critique. Après la remarquable thèse de Jacqueline Arnaud : Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine (Paris 111, 1978, Paris, diffusion L'Harmattan, 1982, 1172 p.), qui est une étude à la fois scientifique et emphatique de l'œuvre (et de l'action) de l'un des plus grands écrivains algériens - romancier, poète et homme de théâtre - voici la thèse de Charles Bonn, soutenue à l'Université de Bordeaux 111 en 1982 (1428 pages) et dont l'ouvrage en question est une version considérablement écourtée et remaniée pour la publication. Continuant dans la voie qu'il avait lui-même tracée dans sa thèse de 3eme cycle, La litté rature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d'idées (Sherbrooke Québec, Naaman 1974, rééd. 1982), Charles Bonn réalise, en mettant à profit les récentes découvertes des théoriciens de la littérature, en particulier celles de l'école dite de Constance, Side 316
une approche originale de cette littérature algérienne, dont il a suivi pas à pas le développement au cours de ces vingt dernières années. Cette étude, qui embrasse une production littéraire s'étalant sur une trentaine d'années, fourmille de remarques profondes et subtiles; je ne pourrai ici en rendre compte que dans les grandes lignes. Dans l'introduction (p. 5-21), Chß décrit de façon pénétrante les rapports complexes qui lient l'écrivain maghrébin de langue française et le critique français. "La littérature maghrébine de langue française dit l'être dans une parole qui s'insurge contre la langue par laquelle elle est obligée de passer, tout en sollicitant de cette langue et de son lieu une reconnaissance infinie, dont le désir ne cesse d'être insatisfait. Le citique étranger censé représenter cette langue et son regard est alors celui qu'on récuse, qu'on tue et qu'on séduit, infiniment" (p. 5). Chß reconnaît que, tout en prétendant à l'objectivité, son regard ne peut rester neutre en face de cette littérature. Sa lecture se veut "ouverture" et "déchiffrement pour d'autres regards" (p. 6). Il cherche aussi à éviter le paternalisme aveugle de certains critiques qui acceptent sans discernement ce qui correspond à leur idée de l'écrivain algérien, ignorant délibérément ce qui trompe cette attente. Le but explicite de l'ouvrage est de "montrer comment se constitue en Algérie, depuis l'lndépendance, un espace du roman national de langue française" (p. 9). Espace qui est à la fois l'espace géographique référentiel (l'Algérie et l'émigration algérienne en Europe) et l'espace constitué par les lectures de ces romans et les traditions littéraires dans lesquelles ils s'inscrivent. Dans un bref
survol historique, l'auteur présente rapidement
quelques-unes des œuvres Chß termine son introduction en abordant les problèmes du réfèrent et de la représentation ainsi que celui de l'horizon d'attente. Il rappelle très justement que "le texte littéraire ne s'inscrit pas par rapport au réel brut, mais par rapport à une norme de représentation de ce réel" (p. 19). Réel dont tous les discours, qu'ils soient littéraires ou non, sont des "représentations", qui sont lectures, c'est-à-dire déchiffrement et interprétation. C'est une entreprise hasardeuse que de vouloir traiter seulement de la production romanesque d'auteurs qui, pour les meilleurs, sont autant poètes que romanciers, mais cette (dé) limitation du corpus se justifie par l'optique choisie: il s'agit d'étudier les textes dans leur fonctionnement. Le grand mérite de Chß est de s'attacher uniquement aux textes et à leurs lectures, sans faire intervenir des informations sur le réel vécu par les auteurs, sur leur biographie. Chß étudie successivement deux "modèles", parus à la veille du soulèvement de 1954, cinq romans datant approximativement de 1962, de l'lndépendance donc, quelques nouvelles et romans parus en Algérie de 1967 à 1980 et enfin cinq romans publiés en France entre 1968 et 1976. La première
partie, intitulée "La constitution d'un espace
historique algérien" (p. 25-111), Chß montre comment L'lncendie (Paris, Seuil 1954), de Mohammed Dib, qui est le récit, transposé dans l'espace et le temps, d'une grève de paysans algériens, produit en réalité l'histoire, plus qu'il ne la reflète. Le roman de Dib est en effet une sorte de description du soulèvement de novembre 1954, avant même qu'il se soit produit. Mais il y a plus: cette œuvre à caractère idéologique et didactique, n'est pas un "discours idéologique". "La tension didactique de L'lncendie (...) est dans l'affleurement progressif d'une prise de conscience, c'est-àdire d'une prise du langage chez les paysans." (...) Elle est, enfin et surtout peut-être, dans Side 317
le fait que (...)
le lecteur, le plus souvent citadin, apprend, grâce à
l'écriture allégorique A ce propos Chß aborde la problématique des lieux d'énonciation, essentielle, surtout dans le cas des romans maghrébins de langue française. Cette problématique "conditionne en tout cas l'horizon d'attente dans lequel va s'inscrire, après l'lndépendance, une production nationale qui ne pourra ignorer ses prédécesseurs, et répondra plus ou moins consciemment aux lectures qui en auront été faites" (p. 35). Le lieu d'énonciation ne se réduit pas à l'identité nationale du scripteur et à celle du destinataire, elle dépend tout autant du code littéraire et culturel que l'écrivain adopte, auquel il se réfère, plus ou moins explicitement. Chß illustre cette problématique par deux œuvres appartenant à ce qu'on a appelé le courant ethnographique: Le Fils du pauvre (Paris, Pion, 1955) de Mouloud Feraoun, et Le Sommeil du Juste (Paris, Pion 1955) de Mouloud Mammeri. Deux romans qui, à des degrés divers, adoptent le code de l'humanisme occidental. L'lncendie au contraire, tout en s'inscrivant dans une tradition romanesque française, amorce la création d'un nouveau lieu d'énonciation spécifiquement Echappant à toute linéarité, l'œuvre pivot de la littérature maghrébine, Nedjma (Paris, Seuil, 1954) de Kateb Yacine, profondément inscrite dans la réalité historique collective et individuelle, parvient, elle, à instaurer ce lieu. Générateur d'Histoire et de mythes constructifs, et en même temps démystificateur, ce roman se refuse à tout symbolisme univoque. Chß traite ensuite collectivement quelques romans publiés juste après la fin de la guerre, et qui sont, eux, produits par rhistoire. Ce sont les œuvres de ceux qu'on a appelé "la génération de 1962": Malek Haddad, Mourad Bourboune, Assia Djebar, et d'un auteur plus âgé, Mouloud Mammeri (L'Opium et le bâton, Paris, Pion, 1965). Ces romans visent à expliquer et servent une cause. Ils ont ceci en commun qu'ils répondent à une attente. Ce sont des récits épiques dont les personnages sont pour la plupart des types. Ils évitent cependant le manichéisme simpliste de l'opposition entre colonisés et colonisateurs par l'ambiguïté qu'introduit le tragique et par la mise en question de la société qui est en train de se former, ainsi que du langage qui la dit. Les œuvres publiées en Algérie depuis l'lndépendance sont passées en revue dans la deuxième partie, intitulée: "La production de récits dans la clôture de l'idéologie: y a-t-il un "réalisme socialiste" en Algérie? " (p. 115-186). Si les douze romans parus entre 1967 et 1980 ne manquent pas de se référer aux grands modèles algériens, Dib et Kateb, dont ils n'imitent souvent que l'apparence, ils répondent d'une façon simpliste (manquant par là leur but) à l'attente du public algérien et à la commande de l'idéologie officielle. Il est par exemple significatif que, seuls deux de ces romans ne situent pas leur action dans le cadre de la guerre d'lndépendance. Ils ignorent le réel "au nom du symbolisme présenté comme une réalité" (p. 168). La parole littéraire se constitue en système clos, elle ne reflète qu'elle-même, refusant de mettre en évidence ses propres contradictions et sans parvenir à instaurer un lieu d'énonciation. Cette littérature algérienne de langue française élude le plus souvent les problèmes de la société contemporaine et apparaît alors comme plus traditionaliste, plus conservatrice, que les romans en langue arabe, moins soumis à des modèles scripturaux étrangers. "L'inscription spatiale d'un écart: les cinq romans les plus marquants depuis l'lndépendance,' tel est le titre le la troisième partie i^p. 189-321). Chß traite tout d'abord de l'écart, qui n'est pas seulement déviation du sens, mais "rupture au niveau du signifiant, ambiguïté consciente et assumée". Texte particulièrement ambigu et carnavalesque que le Polygone étoile (Paris, Seuil, 1966), de Kateb Yacine, qui ne cesse de s'annuler à mesure qu'il s'énonce. Side 318
Dialogisme burlesque qui fonde une identité en la niant. La théâtralité dialogique et carnavalesque du signifiant marque également Le Muezzin (Paris, Bourgois, 1968) de Mourad Bourboune. Ambivalence de l'espace urbain, dédoublement du personnage, délire de l'écriture qui oppose son anti-Coran à la ville. "Enoncé d'une écriture indéchiffrable, subversion par le refus du sens, Muezzin est aussi profération d'une autre vérité du pays" (p. 232). Quant à La Répudiation (Paris, Denoêl, 1969) de Rachid Boudjedra, qui remporta un énorme succès de scandale (alors que Le Muezzin, pourtant plus subversif, passa presque inaperçu), c'est un roman qui "opéra un profond bouleversement dans la lecture algérienne de la littérature nationale de langue française" (p. 237). C'est l'irruption de la sexualité sur la scène romanesque algérienne et une dénonciation violente de la condition de la femme. Ici encore, l'écart ne se situe pas uniquement au niveau du contenu, et la culpabilité du narrateur, qui a livré sa mère à l'amante étrangère, est aussi celle de l'écriture "puisqu'en sa bâtardise elle cherche la consécration par l'Autre, le lecteur francophone cette fois, dont elle utilise la langue, et même les techniques littéraires" (p. 278). Paroles d'un lieu vide. L'exil et le désarroi (Paris, Maspéro, 1976) de Nabile Farès, est dénonciation du discours révolutionnaire algérien, qui s'est vidé de sens. La parole du roman se fissure. La ville est lieu vide, seul l'arbre est recours possible, mais l'arbre est blessé. "Il n'y a plus de lieu" (p. 297). Renversement, quête et perte du sens, Habel (Paris, Seuil, 1977) de Mohammed Dib (l'auteur qui se renouvelle le plus) pose avec une acuité redoublée "la question de l'écriture, et au-delà, de la parole et du silence" (p. 312). "Le sens ne peut être donné dans la citadelle close des certitudes, et l'exil, la séparation sont seuls capables de produire la compréhension, depuis leur lieu, de la vérité barricadée de l'origine" (p. 320). Ce sont ces
textes, marqués par l'écart, qui sont les vrais
"fondateurs" de l'espace culturel On ne trouvera pas ici une introdution à la littérature algérienne de langue française. La lecture de cet ouvrage, rendue en outre difficile par l'utilisation d'un appareil conceptuel complexe, n'est possible qu'à l'amateur déjà informé. A ce propos, je regrette que l'auteur ait résolument éludé une dimension qui apparaît à beaucoup, et à Jacqueline Arnaud en particulier, comme essentielle, j'ai nommé l'arabité - qui n'est d'ailleurs pas uniquement arabe - de ces œuvres. On comprend que Charles Bonn ait voulu éviter l'écueil d'une lecture des romans algériens qui réduit ceux-ci à des documents sociologiques, mais la non-prise en compte de cette dimension proprement maghrébine réduit quelque peu la portée de l'ouvrage. Ces réserves faites, je ne puis que recommander le livre de Charles Bonn qui, avec la thèse de Jacqueline Arnaud, contribue à faire sortir la critique maghrébine hors des ornières paternalistes ou partisanes - à la décoloniser. Il faut espérer que Charles Bonn pourra bientôt appiiquer ses méthodes d'approche aux grands romans algériens parus depuis 1977, ceux des "anciens" comme La traversée (Paris, Pion, 1982) de Mouloud Mammeri, L'amour la fantasia (Paris, Lattes, 1985) d'Assia Djebar, ceux des plus jeunes comme Tombéza (Paris, Laffont, 1984) de Rachid Mimouni et aussi ceux qui sont l'œuvre d'Algériens nés - ou venus très jeunes - en France, comme Le thé au harem d'Archi Ahmed (Paris, Mercure de France, 1983) de Mehdi Charef. Œuvres qui figurent d'ailleurs presque toutes dans la succincte mais très maniable bibliographie qui termine le livre (p. 327-247). Copenhague
|