Revue Romane, Bind 21 (1986) 2

Richard M. Berrong: Every Man for Himself, Social order and Its Dissolution in Rabelais. Stanford French and Italian Studies 38, Stanford, 1985. 113 p. Richard M. Berrong: Rabelais and Bakhtin, Popular Culture in Gargantua and Pantagruel: University of Nebraska Press, Lincoln & London, 1986. 156 p.

Bjørn Bredal Hansen

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Les études rabelaisiennes modernes (depuis Abel Lefranc) ressemblent parfois étrangement à un combat brueghelien entre Carnaval et Carême. D'un côté on trouve des chercheurs qui s'appliquent à mettre en valeur l'originalité, la force, la volonté révolutionnaire de Rabelais; de l'autre, se trouvent des savants qui consacrent leurs travaux à réfuter les thèses des premiers et à démontrer que le roman pantagruélique est une œuvre, certes, riche et impressionnante, mais qui ne dépasse nullement les limites de certaines "conditions de possibilité" propres à son temps. Les deux livres de Richard M. Berrong combattent clairement du côté de Carême. En effet, ils se proposent, d'abord, d'infirmer sérieusement les théories du plus carnavalesque des érudits rabelaisants, Mikaïl Bakhtine, et, en second lieu, d'offrir une lecture du roman d'Alcofribas Nasier diamétralement opposée à celle du grand savant russe.

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Qu'il soit dit d'emblée: j'ai de sérieuses réserves tant en ce qui concerne les réfutations du premier livre (Rabelais and Bakhtin, Popular Culture in Gargantua and Pantagruel) qu'au sujet des affirmations du second (Every Man for Himself, Social Order and Its Dissolution in Rabelais). N'empêche que RB ne laisse personne rester sur sa faim, ni les adeptes de Carnaval, ni les militants de Carême: ses deux livres sont animés d'un même amour du texte rabelaisien, d'un même enthousiasme pour le XVIe siècle et d'une profonde connaissance de la littérature de l'époque.

Constatons d'abord ce que RB constate lui-même dans le chapitre préliminaire de son Rabelais and Bakhtin: le livre nonumental de Mikhaïl Bakhtine, l'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, écrit avant et sous la Seconde Guerre Mondiale, paru en URSS en 1965 et traduit en français en 1970 seulement, a fait date non seulement dans les études rabelaisiennes, mais dans toutes les sphères de la vie littéraire. Bien des écrivains actuels qui concentrent leurs efforts autour de concepts comme parodie et intertextualité se nourrissent d'une lecture renouvelée de Rabelais, lecture guidée par les idées de Bakhtine. Ces idées sont exprimées dans un vocabulaire aujourd'hui bien connu (sinon toujours bien compris), mais qui n'avait aucune place dans les études littéraires avant la parution du livre de Bakhtine. Les pièces maîtresses de la construction bakhtinienne sont des mots comme fête, carnaval, rire, corps — de quoi faire rêver bien des bénédictins du monde universitaire. Selon Bakhtine, il existe une culture populaire millénaire qui s'exprime par la fête - le carnaval, le banquet - et sur le mode du rire. Cette culture est une contre-culture dans la mesure où elle s'oppose au sérieux qui voudrait gouverner le monde, ce sérieux qui est le principal moyen d'oppression des pouvoirs d'ici-bas... et de l'au-delà. Pour Bakhtine, l'œuvre de Rabelais est - dans la littérature mondiale - le point culminant de cette culture populaire. Gargantua et Pantagruel est un monde à rebours où tout le sérieux de l'église, de la Sorbonne, des pouvoirs publics est détrôné par le rire universel. Il insiste sur l'imagerie grotesque Rabelais, sur son vocabulaire vulgaire qui puise largement dans le domaine du "bas" corporel. Bref, il affirme que l'esthétique pantagruélique est une esthétique carnavalesque où tout est en mouvement, rien n'est acquis, et la seule règle est celle qui consiste à dépasser joyeusement toutes les limites.

Richard M. Berrong attaque sur deux fronts. D'abord, dit-il, les idées bakhtiniennes ne sont pas assez fondées dans le texte de Rabelais; Bakhtine est un excellent forgeur de concepts, mais un lecteur très insouciant. Deuxièmement, les assertions du savant russe ne sont pas confirmées par les recherches historiographiques menées récemment par des chercheurs comme Peter Burke (Popular Culture in Early Modem Europe, New York, NYU Press, 1978) ou Robert Muchambled (Culture populaire et culture des élites dans la France moderne XVe - XVIIIe siècles, Paris, Flammarion, 1978).

Commençons par le dernier point, "Bakhtine mauvais historien", et notons d'abord, comme RB le fait lui-même, qu'on ne peut guère reprocher à Bakhtine de ne pas avoir eu connaissance des travaux historiographiques publiés tout récemment. Mais d'une manière plus générale, je crois qu'il n'a échappé à personne que Bakhtine est un historien qui plane un peu sur les eaux. Les événements décisifs dans "l'histoire millénaire du rire" - passage du rire universel au rire univoque - sont situés dans une sorte de para-réalité à caractère presquefictif. RB ne nous apprend rien d'inouï en insistant sur ce point En revanche. RB soulèveun second problème qui vaut bien quelques commentaires. Il s'agit de la question de savoir s'il existait, à l'époque de Rabelais, deux cultures séparées et opposées: la culture officielleet la culture populaire. RB affirme, en s' appuyant sur les historiens, qu'effectivement

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il existait à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance deux cultures, une culture populaire et une culture savante ("learned culture"). Or ces deux cultures n'étaient nullementopposées ou en conflit. Car la première, la culture populaire, était universelle, partagée par tout le monde, riche et pauvre, gouverneur et gouverné. Ceux qui faisaient partie de "l'élitesavante" se retrouvaient tout aussi bien dans la langue et la pensée populaires. Il est donc faux d'affirmer, comme le fait Bakhtine - selon RB -, que la culture populaire avait pour but de renverser la culture de l'élite. L'idée d'un Rabelais révolutionnaire s'en trouve par conséquent infirmée.

RB a raison de souligner la coexistence des deux cultures. Mais il a tort de se croire profondément en désaccord avec Bakhtine sur ce point. D'abord parce que celui-ci savait bien que la culture non officielle était "un second monde et une seconde vie auxquels tous les hommes du Moyen Age étaient mêlés dans une mesure plus ou moins grande..." (p. 13 de l'éd. franc.) Ensuite parce que le marxisme de Mikhaïl Bakhtine est plus subtil qu'il ne pourrait paraître à première vue. La lutte des classes, dont il est effectivement question du début à la fin de son livre, est une lutte qui se déroule, aussi bien dans le for intérieur de chaque individu que sur la place publique.

Or cette coexistence des deux cultures va disparaître progressivement au cours du XVIe siècle. Dans la littérature, elle sera remplacée par un classicisme "à sens unique". La culture populaire n'est plus universelle, elle est celle du peuple uniquement. La classe savante l'a exclue.

Ce développement, RB le retrouve à l'intérieur même de l'œuvre de Rabelais. La véritable thèse de son Rabelais et Bakhtine est que la culture populaire est progressivement exclue des livres pantagruéliques. Et son accusation principale contre Bakhtine est de parler des quatre livres comme d'une entité monolithique, alors que c'est seulement le premier livre, Pantagruel, qui correspond à ses thèses — et encore seulement dans une mesure limitée. RB ne mâche pas ses mots: "To be rather blunt, the validity of Bakhtin's theoretical basis is not relevant to a discussion of Gargantua and Pantagruel because, after Pantagruel, there is no longer any real cultural (or, to use Bakhtins term, "linguistic") pluralism." (p. 122).

La pierre angulaire de l'argumentation de RB, selon laquelle Bakhtine serait donc un mauvais lecteur, est le rôle joué par la sexualité et le bas corporel dans les quatre livres. Dans Pantagruel et dans les premiers chapitres de Gargantua, RB veut bien reconnaître qu'à côté d'un discours hautement savant il existe un système d'images de fécondité et d'abondance qui mélange rabaissement et louange, haut et bas. Les exemples sont légion, rappelons seulement "l'occasion et manière comment Gargamelle enfanta": tandis que, en bas, "le fondement luy escappe", Gargantua sort, en haut, par l'oreille de sa mère. "La belle matière fécale" est affirmative et négative en même temps. Mais dès la seconde partie de Gargantua, dit RB, cela n'est plus le cas: "Henceforth in Gargantua, excrément is no longer an 'accepted part of life' " affirme-t-il et il mentionne que Gargantua maintenant "alla es lieux secrez faire excrétion des digestions naturelles". Affirmation et citation assez surprenantes, puisque, justement, Rabelais continue ainsi: "Là son précepteur répétoit ce que avoit esté leu, luy exposant les pointz plus obscurs et difficiles." (Gargantua, chap. XXII). "Not an accepted part of life"??

Cependant, RB voit bien que "la belle matière", les grossièretés sexuelles etc. ne disparaissentpas de l'univers pantagruélique après les premiers chapitres du Gargantua (et pour cause: au Quatrième Livre, par exemple, Panurge "se conchie" à chaque tournant de page). Mais il affirme que ces matières jouent maintenant un rôle purement négatif, nullement affirmatifet rabaissant à la fois comme au début. En plus, à partir du Troisième Livre, les

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grossièretés sont l'apanage de personnages "de moindre valeur" tels que Frère Jean et Panurge. Les rois, par contre, sont devenus des images de sagesse et de raison. Pour RB, la culture populaire, son imagerie, son vocabulaire, loin d'être "la clé" de l'univers de Rabelais, y revêt de plus en plus le caractère d'un repoussoir.

Qu'il y ait eu un développement du premier au quatrième livre, personne ne peut le nier. Que les personnages changent de caractère, tout le monde le reconnaît. Que les trois derniers livres soient plus "savants" que le premier, cela est "matière de bréviaire", comme dirait Frère Jean.

Mais, à mon sens, cela n'enlève rien à l'idée principale de Bakhtine, selon laquelle l'univers de Rabelais est totalement carnavalisé, c'est-à-dire profondément pluraliste et proteiforme. Les livres pantagruéliques deviennent de plus en plus énigmatiques au fur et à mesure que le bouffon de la farce, Panurge, devient la figure dominante. Et c'est une erreur grave que de faire de Grandgousier/Gargantua/Pantagruel les porte-parole de l'auteur. Il n'y a pas de porte-parole, mais une multitude de voix. Et puis il y a un personnage de qui Rabelais s'éprend de plus en plus: Panurge — le plus incongru de tous.

Le second livre de Richard M. Berrong, Every Man for Himself, ne mentionne pas Mikhaïl
Bakhtine une seule fois. Et pourtant, il s'agit clairement d'un essai de lecture non-bakhtinienne
de Rabelais.

Le point de départ de l'essai est la guerre picrocholine qui occupe les vingt-cinq derniers chapitres de Gargantua. Cette guerre, affirme RB, est organisée par la main de Rabelais autour de trois oppositions binaires: foiie/raison, excès/limites, désordre/ordre. La folie, l'excès, le désordre caractérisent les ignobles envahisseurs, la raison, la retenue, l'ordre sont les qualités principales de Grandgousiei et de son peuple (sic!). L'idée de Rabelais, selon RB, est de démasquer et de combattre les forces qui menacent l'ordre social (qui était, comme l'on sait, effectivement ébranlé par de multiples facteurs au XVIe siècle). Cette préoccupation du bien collectif, RB la retrouve encore dans le Tiers Livre où Panurge joue le rôle de Picrochole: en mangeant son blé en herbe et dilapidant ainsi toute la richesse de la châtellenie de Salmigondin (= le bien commun), c'est l'ami de Pantagruel qui menace l'ordre social. Et au Quatrième Livre c'est encore Panurge qui, par son manque de contrôle de soi, par sa peur excessive, menace de faire couler le bateau sur lequel tous les pantagruélistes sont embarqués.

Si RB souligne que son livre est une étude d'un aspect seulement de l'œuvre de Rabelais, qu'il n'a pas trouvé "sa clé", il n'en affirme pas moins que "Rabelais decided to make the nature and functioning of social order one of the major thèmes around which to construct his narrative as a whole." (p. 59). Et il interprète nombre de motifs rabelaisiens à la lumière de cette question du fonctionnement de l'ordre social. Ainsi, par exemple, l'exhortation à s'instruire qui devient, à partir du Troisième Livre, une sommation à s'évertuer: chaque individu doit se préparer et travailler poui être à même d'apporter sa contribution au salut de tous.

Every Man for Himself est un livre qui fourmille d'observations pertinentes et qui fait d'ailleurs de bien intéressantes digressions concernant plusieurs des contemporains plus ou moins illustres de Rabelais: Luther, Calvin, Erasme, Louis Le Roy. L'édifice interprétatif de RB est bien étayé par les observations dans le texte, et le jeune chercheur américain a certainement raison de souligner le caractère collectil de 1 univers de Rabelais.

Seulement, comme on l'aura compris, il m'est difficile d'accepter la méthode de RB qui
consiste à séparer les parties de l'ensemble et à nommer certains personnages porte-parole de
l'auteur. Et je ne crois pas que l'œuvre de Rabelais aurait gardé une telle fraîcheur et une telle

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force au bout de plus de quatre cents ans, si elle n'avait pas eu d'autre message que celui résumé
par le triptyque: raison, limites, ordre, message somme toute peu pantagruélique et
assez pantouflard.

Copenhague