Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

La notion sémantico-logique de modalité. Colloque organisé par la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Metz, Centre d'Analyse Syntaxique, (5-6-7 Novembre 1981). Actes publiés par Jean DAVID et Georges KLEIBER. Recherches Linguistiques VIII. Klincksieck, 1983. 213 p.

Henning Nølke

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Comme l'indique son titre, ce volume contient toutes les contributions (sauf celle de A. Culioli) présentées au colloque sur la notion sémantico-logique de modalité organisé à Metz en 1981. Ce colloque était interdisciplinaire dans la mesure où l'on avait invité aussi bien des logiciens que des linguistes à venir parler de cette notion qui est, en effet, importante pour les deux sciences.

L'intérêt principal du présent recueil réside justement dans le fructueux échange d'idées auquel a donné lieu cette disposition prise par les organisateurs, qui ont su inviter des chercheurs à la fois très compétents et assez souples pour entrer dans un dialogue réel avec leurs collègues venant de l'autre camp. Vu le haut niveau des communications, on peut en effet regretter vivement de ne pas avoir assisté au colloque, mais nos avocats étaient sur place! La plupart des questions qu'on aurait pu désirer poser ont, en effet, été posées par les autres participants du colloque, et les éditeurs ont pris la décision louable de publier ces questions avec leurs réponses.

Au cœur de l'intérêt se trouvait évidemment le problème de définir la notion même de modalité. Même avec la restriction "sémantico-logique" - qui exclut d'emblée toute une série d'emplois que connaît le terme "modalité" en linguistique actuelle (actes de langage, types de textes, etc.) - il ne semble pas possible d'arriver à une définition de la catégorie de la modalité, qui couvre tous les faits linguistiques classés habituellement sous cette étiquette. Tout au plus peut-on essayer d'établir des classifications de ces faits. C'est la conclusion que tire J.-L. Gardies (p. 13-24), qui cherche une définition syntaxique de la modalité, et qui montre comment cette entreprise est vouée à l'échec. Aussi les autres auteurs se contententilsd'établir des classifications et des descriptions. - G. Stahl (p. 43-53) et J.-E. Tyvaert (p. 205-211) s'en tiennent essentiellement à des considérations purement logiques, mais alors que Tyvaert rejette les systèmes logiques traditionnels et montre, en se fondant sur une analysede quatre acceptions linguistiques du mot "possible", qu'une logique qui ferait entrer p.ex. certaines notions probabilistes aurait de meilleures chances d'être adéquate, Stahl accepte et développe un cadre traditionnel pour suggérer une distinction entre les "modalités authentiques"et les "modalités impropres" au nombre desquelles il compte notamment les modalités déontiques (!) - L'approche de B. Pottier (p. 55-63), en revanche, est linguistique et énonciative.Partant d'un point de vue onomasiologique, et d'une tradition guillaumienne, cet auteur prend Je comme principe organisateur et les prédicats Etre et Faire comme support propositionnel. Par cette voie, il arrive à une classification des modalités linguistiques et esquissemême un système des "modalités du monde". Mini-étude très suggestive. - Le "traité modal" de J.-M. Zemb (p. 75-111) m'a particulièrement impressionné, et est d'ailleurs l'article sensiblement le plus long. Zemb argumente chaleureusement en faveur d'une triade logico-sémantique. Selon lui, la proposition s'articule en phème, rhème, thème, trois notions qui "renvoient à une analyse logique de la proposition et non à son examen psychologique et rhétorique" (p. 76). Le phème est irréductible. C'est celui qui instaure 1' "acte de mariage" entre le rhème et le thème. Approximativement, le phème est "ce qui reste lorsqu'on a prélevétout ce qui est Thématique ou thématique" (p. 78). Zemb montre alors que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, les modalités ne se manifestent pas seulement dans le phème (où

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elles apparaissent comme "relateurs"), mais aussi dans le rhème en tant que propriétés, et même dans le thème en tant que "notions". Il s'agit là notamment de l'occurrence comme nom propre (ex: le possible). A titre d'illustration, Zemb propose l'analyse suivante delà négation: On aurait "la négation proprement dite, phématique; la rhématisation privative; la thématisation du néant (absolu ou relatif); la présence de négativité dans toutes les parties du discours (sans, manquer, vide, etc.); et enfin Yablation agissant au second degré sur p au sein d'un discours" (p. 111). Les deux derniers types d'occurrences ne sont pas étudiés dans l'article qui se borne à l'étude du niveau de la proposition.

G. Kalinowski (p. 25-41) discute le problème de savoir quelle sémantique préférer pour la logique modale. Il réfute la critique quinnienne (cf. Quine: Word and Object) de l'essentialisme aristotélicien, et propose "une sémantique d'inspiration aristotélicienne" (p. 34) à la place des sémantiques des mondes possibles (qui "usent du terme "vrai" " en malmenant la notion de vérité (p. 26)). Cette sémantique est compatible avec sa propre théorie des propositions normatives datant des années 1949-1950. - K. Heger (p. 65+73) esquisse une intégration des catégories (traditionnelles) de modalité dans les "modèles actantiels". Ceux-ci, qui produisent des structures parfois assez complexes, auraient l'avantage de pouvoir rendre explicites certaines relations qui restent souvent implicites en langue naturelle. Les nœuds correspondant à un 'avant' et à un 'après' me semblent particulièrement utiles. On pourrait imaginer que leur présence rend le système apte à fonctionner comme modèle pour la logique du changement (Hans Kamp).

Les cinq derniers auteurs s'occupent des problèmes linguistiques spécifiques, et on doit admirer leur talent pour tirer profit de la théorie logique dans leurs analyses linguistiques. Ceci est peut-être particulièrement vrai de la contribution de R. Martin (117-127) qui "jette vraiment un pont entre les deux disciplines", comme le dit M. Wilmet dans un commentaire (p. 123). Il s'agit d'une analyse logico-sémantique du subjonctif; mais le texte que l'on trouve dans ce volume n'est qu'un résumé de la communication. Le texte intégral a paru dans Pour une logique du sens dont j'ai déjà eu le plaisir de faire un compte rendu (cf. Revue Romane 19,2). - De nombreux auteurs ont proposé des modèles logiques pour rendre compte de la sémantique des propositions conditionnelles. Faute d'une analyse linguistique assez poussée, ils ont pourtant complètement négligé certains phénomènes (tels que l'interaction de si avec les opérateurs de phrase). Ch. Rohrer (p. 129-144) s'applique à fournir une telle analyse, qui en fait dégage quelques lacunes dans les théories qui existent. La contribution de Roher nous rappelle ainsi l'importance de l'examen proprement linguistique comme préalable d'une analyse logico-sémantique. - J.-C. Lejosne (p. 145-163) étudie les verbes modaux dans l'afrikaans, qui est une langue naturelle, créolisée et néanmoins littéraire. Il constate une surmodalisation remarquable qui, selon lui, est nettement plus prononcée que dans les langues germaniques comparables (y compris le néerlandais qui, on le sait, est la "souche" de l'afrikaans). Si je ne me trompe, les langues Scandinaves, qui elles aussi "parsèment l'énoncé de modalisateurs", offrent en fait des parallèles avec ce phénomène. En tout cas, nombre des exemples analysés par Lejosne me semblent trouver une traduction quasi littérale en danois, où l'on dit, p. ex., "je peux voir" et non "je vois". Etant donné que les langues Scandinaves représentent parmi les langues germaniques l'état le plus évolué, une comparaison entre ces langues et l'afrikaans pourrait se révéler être d'un extrême intérêt. - Dans son excellente contribution, J.-P. Sueur (p. 165-182) développe son analyse, déjà devenue classique, des deux verbes modaux pouvoir et devoir. Une thèse fondamentale dans ce travail est que l'ambiguïté est une propriété inhérente et nécessaire aux langues naturelles, dont il faudra

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par conséquent rendre compte. A cet effet, il suggère une analyse qui conçoit l'ambiguïté comme un processus de construction-déconstruction. Dans rétape de déconstruction, l'auteur énumère les diverses interprétations auxquelles ces verbes peuvent donner lieu; et dans l'étape de construction, dont l'analyse représente l'apport nouveau du texte, il montre qu'il s'agit, tout compte fait, de différents aspects d'une seule et même structure logico-sémantique. - L'article de G. Kleiber (p. 183-203) contient une analyse de l'emploi "sporadique" du verbe pouvoir en français. C'est l'emploi que Ton trouve dans les énoncés tels que Jean peut être odieux signifiant que Jean est parfois odieux. L'étude de ce problème apparemment si insignifiant a de lourdes conséquences théoriques. L'existence de l'emploi en question semble infirmer l'analyse de Sueur, mais un examen minutieux du phénomène conduit Kleiber à conclure qu'il n'en est rien. Le verbe pouvoir fonctionne dans cet emploi comme un adverbe de quantification existentielle modale. Ainsi la fonction de pouvoir dans Jean peut être odieux est de marquer "la possibilité de trouver à certains moments Jean odieux" (p. 194). Cet article a dûment été qualifié d'excellent par nos "avocats".

"Autant de définitions, autant d'analyses et autant de solutions" écrivent les éditeurs dans leur introduction (p. 11). Soit. Dans le présent volume, ce pluralisme fait cependant alliance avec l'entente interdisciplinaire pour enfanter une œuvre collective pleine d'analyses érudites et d'idées stimulantes. Les problèmes sont discutés à un niveau très élevé, aussi bien pour ce qui est de la matière que de la forme, et je ne crois en effet pas que ce recueil puisse servir d'introduction ni à la logique modale ni à l'analyse des modalités en langue naturelle. Mais pour le logicien et le linguiste qui s'intéressent à la notion logico-sémantique de modalité, il sera une riche source d'inspiration, en témoignant combien un échange d'idées entre chercheurs venant de domaines voisins peut être fructueux pour l'évolution des sciences concernées.

Copenhague