Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

The Poetry ofCercamon and Jaufre Rudel, edited and translated by George Wolf and Roy Rosenstein. Garland Library of Medieval Literature, Series A, Volume 5, New York & London, 1983. 202 p.

Povl Skårup

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Ce volume contient deux éditions indépendantes, mais faites selon le même schéma, et signées toutes deux par les deux éditeurs. Chacune contient d'abord une introduction sur la vie de l'auteur, son art, ses sources et ses influences, ainsi que sur les principes de l'édition et de la traduction. Il est évident que ces introductions ne visent pas à épuiser le sujet (une page sur l'art d'un Jaufré Rudel, c'est très peu). Mais ce sont des synthèses remarquablement bien faites.

Chaque introduction est suivie d'une bibliographie commentée. Celles-ci sont très riches et très utiles, sans prétendre à être complètes. Dans celle de Jaufré Rudel, ajouter Pietro G. Beltrami, "La canzone Belhs m'es l'estius di Jaufre Rudel", dans Studi Mediolatini e Volgari 26, 1978-79, p. 77-105.

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Dans les éditions proprement dites, les textes sont imprimés à gauche avec en face leur traduction anglaise. Les variantes des mss sont placées à la fin de chaque chanson, à l'exception de celles qui sont indiquées dans les notes textuelles placées après toutes les chansons de chaque poète. A la fin de chaque traduction, on donne des notes à celle-ci, en renvoyant souvent aux notes textuelles placées à la fin. Il aurait été plus commode pour le lecteur d'avoir tout ce qui concerne une strophe sur la même double-page que celle-ci.

Enfin, les notes textuelles déjà mentionnées, avec une liste des mss, des notes sur chaque
texte, un glossaire très succinct, un index des noms propres et un index des premières lignes.

A cela s'ajoutent des photos montrant, pour Cercamon, des pages de mss, notamment du
ms. a, et pour Jaufré, des portraits du poète, la ruine de son château et une gravure de la ville
de Tripoli.

A la fin du volume, on lit un article par Hendrik van der Werf sur la musique de Jaufré Rudel, avec une bibliographie et une discographie, des photos des pages des mss qui contiennent les mélodies, et des transcriptions de celles-ci. Sans avoir de compétence dans ce domaine, je trouve cette contribution très réussie et très utile. Le nom de son auteur aurait dû figurer sur la page de titre du volume.

Je reviens sur les éditions proprement dites. Elles comprennent les mêmes chansons que celles de Jeanroy (CFMA 15 et 27), sauf "Qui no sap", que W&R n'attribuent pas à Jaufré Rudel. L'ordre des chansons, qui n'est pas celui de Jeanroy, suit un principe chronologique, dont l'application est évidemment approximative et hypothétique. Sauf dans deux ou trois cas, W&R ont choisi, pour chaque chanson, le même ms. de base que Jeanroy, mais ils le suivent de plus près que celui-ci, en indiquant dans les notes textuelles les corrections proposées par Jeanroy et d'autres éditeurs. Tout a été fait avec une très grande compétence et un très grand soin. Le livre mérite autant d'être utilisé par les médiévistes qui liront les textes en consultant les traductions et les notes, que d'être lu par le grand public de langue anglaise qui désirera connaître ces deux troubadours du XIIe siècle. Les deux cents pages de W&R ne peuvent évidemment pas contenir autant que les editiones maiores établies par Valeria Tortoreto (Cercamon, 1981) et Rupert T. Pickens (Jaufré Rudel, 1978), mais leur livre remplacera utilement les editiones minores établies par Jeanroy, et il n'est pas inutile à côté des maiores (celle de Cercamon, qui d'ailleurs a paru trop tard pour être consultée par W&R, offre un texte souvent arbitraire et des interprétations grammaticales souvent erronées).

J'ajoute enfin quelques notes de lecture portant sur Cercamon. Pour Jaufré Rudel, je ne dirai que ceci: Dans "Pro ai", il faut lire no-n plutôt que non aux w. 16 et 24 (au v. 24, en est la préposition, malgré Delbouille dans Romania 87, 1966, p. 245). Dans "Lan quan li jorn", v. 15, // est datif et la traduction de Jeanroy est juste: '...quand je lui demanderai...'. Outre ces remarques, je me contente de renvoyer à Revue Romane 19, 1984, p. 71-84, où j'ai examiné quelques passages de ce poète, sans avoir vu encore l'édition de W&R. Ceux-ci ont la même interprétation que moi de certains passages; pour d'autres, ils suivent l'interprétation traditionnelle. - Voici donc sur Cercamon:

"Lo plaing": La note (p. 66) sur la forme segners au v. 11 m'est incompréhensible.

"Car vei fenir": Le rapport syntaxique du v. 25 avec ce qui précède ne m'est pas évident et aurait mérité une note. — La solution proposée pour le v. 47 ne me convainc pas: le subjonctif pareisa existe-t-il? - Au v. 53, la rime imparfaite (tscuta rimant en -osta) aurait mérité une note; la conjecture sosta 'accorde un délai', proposée par Mme Tortoreto, me semble heureuse.

"Qant la douch' aura": Au v. 10, desziran est évidemment un participe présent (ou un

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gérondif), non un infinitif comme l'indique une note. - Au v. 23, la leçon de L, la-m des 'me la donnât', qu'impriment W&R, n'a ni le é fermé qu'exige la rime, ni le présent du subjonctif qu'exige le contexte; elle doit être une faute de copiste pour l'adés 'je l'atteigne', la leçon du ms. a adopté par Jeanroy et Mme Tortoreto, avec un verbe que Cercamon utilise ailleurs. - Au v. 27, W&R traduisent mesfaillis comme un synonyme de faillis, mais selon Levy et Jeanroy, ce mot signifie 'mourir', et il vaut peut-être mieux lire non/no-n falhis avec les mss de l'autre famille. De toute façon, ce verbe n'est pas du présent du subjonctif (ainsi Jeanroy et Mme Tortoreto), mais de l'imparfait du subjonctif: le temps correspondant de l'indicatif ne serait pas le futur mais le conditionnel: à sous-entendre: 'si je la demandais'. - Au v. 42, ve est de la 3e pers., et c'est la traduction alternative de W&R qui est juste.

"Ab lo temps": Au v. 9, il aurait fallu corriger laissaratz en -rai. - Le v. 40 aurait mérité
une note explicative.

"Per fin' amor": Aux w. 7 et 14, mon cor, même corrigé en mos cors, signifie 'mon cœur'
plutôt que 'mon corps' (= 'je'). - Au v. 32, il vaut mieux suivre le ms. D sans correction:
"Que si amès, mi amèra", en attribuant amès à la 3e pers.: '(elle déclara) que si elle aimait
(devait aimer), c'était moi qu'elle aimerait'. - Au v. 39, la rime imparfaite aurait mérité une
note.

"Ab lo pascor": En trouvant dans ce poème une allusion à Aliénor d'Aquitaine, Dejeannele place entre 1145 et 1152, et Mme Lejeune 1962, en 1148. Cette allusion préciseest contestée par Mme Tortoreto, Cultura neolatina, 36, 1976 et 1981, qui préfère une date antérieure. W&R se contentent de citer Mme Lejeune, sans prendre position. — Au v. 8, per que, que W&R traduisent par 'for', peut également avoir sa fonction relative, plus fréquente, où c'est ce qui précède qui motive ce qui suit, de même que dans les deux ou trois exemples de "Pus nostre temps" (Revue Romane 19, 1984, p. 78). La fonction interrogative,proposée par Mme Lejeune, me paraît moins admissible. - Aux w. 8-9, les tirets qui entourent le sujet postposé sont inutiles. —Auv. 24, es est de la 5e pers. (= etz, cf. aves 26 = avetz), non de la 3e. -Le fameux v. 38 se lit comme suit dans le ms. unique et dans l'édition de Jeanroy : et ai n 'enqer lo cor tristan (n ' a été ajouté après coup au-dessus de la ligne). Cela signifie: 'et j'en ai encore le cœur attristé' (Jeanroy, Delbouille 1959, 1960, 1966, Mme Tortoreto 1981). ou '... de Tristan' (Appel 1921, Cluzel 1957, 1959, 1960). La place du pronom n\ commentée ci-dessous, montre que pour le scribe, enqer n'était pas le verbe (Mme Lejeune), mais bien l'adverbe. W&R lisent: et ai! n 'encor lo cor tristan, en traduisant: 'And ah! I gain a heavy heart because of if. Quatre points divisent les philologues depuis Appel: (1) Le dernier mot du premier hémistiche doit rimer en -ór. Ce fait constitue un problème qu'il faut résoudre avant de choisir entre tristan et Tristan. W&R n'adoptent pas la correction de Delbouille 1966: encor 'encore', rejetée déjà par Appel, parce que cette variante de l'adverbe aurait -d- ouvert (pour y justifier un -6- fermé, Mme Tortoreto, p. 151, se contente de renvoyer au substantif óra: cela ne suffit certainement pas). W&R adoptent la correction de Kolsen 1921 et d'autres: encór, prés. ind. du verbe encone, en réinterprétant, avec ceux-là, ai comme l'interjection. (2) Ils n'attribuent pas encor àla3e pers. (avec Kolsen et Mme Lejeune), mais àla lre (avec Emilio Vuolo, dans Studi Medievali, Ser. 3, vol. 1,1960, p. 519, et François Pirot 1972). (3) Ils ne traduisent pasce verbe par 'outrager' (Kolsen) ni par 'attaquer, blesser, offenser' (Mme Lejeune) ni par 'incontrare, trovare'(Vuolo). En effet, avec un régime direct qui ne désigne pas une personne, encone signifie 'encourir, subir (une peine ou une maladie)'. (4) Ils ne lisent pas Tristan (avec, notamment, Appel, Kolsen, Cluzel, Mme Lejeune et Fr. Pirot), mais tristan 'triste, attristé' (avec, notamment, Delbuille

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1959, 1960, 1966, et Mme Tortoreto 1976 et 1981). En effet, pour lire Tristan dès l'époque de Cercamon, il faut être sûr de pouvoir écarter tristan. Or cet adjectif (ou participe) n'est pas plus insolite que drudejan au v. 17 (ou druderan, comme le copiste l'avait écrit d'abord) ou que deslian au v. 31 (ms. desliau). D'ailleurs, tristan peut être une faute de copiste de même que, peut-être, arden au v. 29, qui ne constitue qu'une rime approximative, et que Jeanroy et W&R corrigent en creman. Il y a un cinquième point, qu'on ne semble pas avoir vu jusqu'ici: (5) II ne suffit pas de corriger enqer en encór, en interprétant ai comme l'interjection.L'ordre du ms. est normal: et + verbe + pronom. Celui de la conjecture ne l'est pas: et + interjection + pronom + verbe. Non seulement le pronom n'y est pas indispensable (c'est pourquoi Fr. Pirot propose de le supprimer), mais son antéposition après une interjectionest agrammaticale. A cela s'ajoute que je me demande si le groupe et ai! est normal; sinon, il ne suffit pas de supprimer le pronom. C'est pourquoi je propose de faire accompagnerla conjecture encór non d'une réinterprétation de ai mais d'une correction de ai en ar 'maintenant' (en conservant le n' ou en le supprimant): Et ar (n'J encór lo cor tristan 'et maintenant je souffre du cœur triste'; sans le n ', on peut écrire ara, avec elisión devant encór. C'est là une conjecture qui n'est pas trop éloignée de la leçon du ms., tout en rétablissant la rime intérieure et en ne produisant pas une phrase agrammaticale. Mais cela reste une conjectureincertaine, qui aurait sa place dans une note plutôt que dans le texte d'une édition. Il faut bien avouer que nous ne savons pas comment Cercamon avait formulé ce vers. Tant pour cette raison que parce que tristan peut être un participe-adjectif, il faut donner raison à ceux qui pensent que ce vers ne prouve pasque Cercamon connaissait Tristan. - Au v. 48, le ms. lit: pueis al jorn s'en ira conqes, où le sujet est féminin, mais le participe, masculin. Les interprétations admises par Kolsen 1921 et Mme Lejeune 1962 étant agrammaticales, ainsi que celle de Mme Tortoreto 1981, W&R proposent une correction: m'en irai conqes. C'est en effet une conjecture possible. - Au v. 51, c'est la dame qui est le sujet de passa, non le terme, qui ne peut guère être le sujet d'une forme simple et finie de ce verbe.

"Pus nostre temps": Au v. 26, je préfère l'interprétation de Mme Tortoreto :Pretz et Joven sont deux régimes coordonnés, de gequir d'abord et de lonhar ensuite: il ne faut pas mettre de virgule après Pretz (mais peut-être après Joven), et il faut lire e lonhar en deux mots: 'Ces faux valets font que plusieurs abandonnent J. et P. et les écartent tout à fait'. - Aux w. 31-33, le seul ms. à les contenir lit ceci: "Ves manhtas partz vey lo segle fallir, Per qu'ieu n'estauc marritz e cossiros, Que soudadiers non truep ab cuy s'apais". Jeanroy interprétait truep comme la 3e pers. du subjonctif et considérait soudadiers comme le sujet de ce verbe et de s'apays, et il en tirait des conclusions sur la qualité de jongleur de Cercamon (1922, p. VI). W&R suivent Jeanroy sur les deux points (p. 6), Mme Tortoreto aussi (p. 176). Même si l'interprétation grammaticale des éditeurs était juste, leurs conclusions biographiques seraient sans doute exagérées. Or soudadiers peut être l'ace, plur. et donc le régime de truep et l'antécédentde cuy, et le sujet de s'apays peut être le siècle (le monde). Dans cette interprétation, le sujet de truep peut être le siècle: 'le siècle ne trouve pas de mercenaires avec qui il puisse prospérer'. Cela suppose également que truep soit du subjonctif. Mais si le français moderne emploie le subjonctif dans des cas semblables, l'indicatif y est normal en ancien français et en ancien occitan, et à l'indicatif, ce n'est que la lre personne qui ala forme truep: 'je ne trouve pa:> de mercenaires avec qui il (le siècle) puisse prospérer'. De toute façon, on ne saurait rien en conclure sur l'intérêt que Cercamon aurait porté à la classe des "soudadiers". C'est l'état du monde qui le préoccupe plutôt que celui des mercenaires. - Au v. 40, le subjonctif/osaurait mérité une note. - W&R proposent d'intervertir les deux tornades. Dans

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celle qui nomme Cercamon, leur traduction ne rend pas la figure étymologique s'irais:ira.

Ârhus