Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Bjørn Bredal Hansen: La Peur, le rire et la sagesse. Essai sur Rabelais etMontaigne. Etudes Romanes de l'Université de Copenhague. Revue Romane numéro supplémentaire 28. Munksgaard, Copenhague, 1985. 155 p.

Michel Olsen

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La thèse de Bjorn Bredal Hansen est simple: les hommes de la Renaissance avaient peur. Rabelais et Montaigne ont répondu à cette peur chacun à sa manière: Rabelais par le rire, Montaigne par le sourire de la sagesse. Rabelais écrit pour des lecteurs, pour le peuple, Montaigne écrit pour un seul lecteur, ou plutôt, il s'adresse à l'individu, à chacun en particulier. Le temps de Rabelais est ouvert sur l'avenir, l'auteur est optimiste, alors que le temps de Montaigne est circulaire et par-delà l'optimisme et le pessimisme. La peur est, chez Rabelais, provoquée - ou symbolisée - par le voyage en mer; elle est, chez Montaigne, causée par la guerre. Ce sont là les quelques lignes maîtresses qui structurent l'essai de BBH.

Comme on le voit, il s'agit d'un dyptique à deux volets. A y regarder de près, ils se distinguent soit par les autorités invoquées par l'auteur, soit par la base textuelle de l'argumentation. Le Rabelais auquel nous avons droit est grosso modo celui de Bachtine, celui de la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance et du rire, affirmatif et négatif à la fois, qui serait le propre de cette culture (Mikhaïl Bachtine: L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, Paris, 1970). L'impulsion

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donnée par Bachtine aux études rabelaisiennes a été immense, mais il me semble qu'à suivre les ornières du savant russe, on risque de se couper de la lecture des textes. Selon Bachtine, les idées de Rabelais, dès lors qu'on les perçoit sur l'arrière-fond du rire, sont relativisées ou, de façon plus générale et toujours selon la conception holiste du texte de Bachtine, les éléments (c'est-à-dire, aussi, les idées) sont interprétés selon l'ensemble qu'ils constituent. J'y souscrirais volontiers, quitte à signaler que ce sont ces mêmes éléments qui constituent l'ensemble, et dans l'œuvre de Rabelais il se trouve qu'il n'y a pas mal d'idées.

Mais voyons comment Bjorn Bredal Hansen pratique les textes de Rabelais. D'où prend-il que la peur est un thème prépondérant dans ses romans? D'une part BBH utilise des éléments extra-textuels: l'époque de Rabelais où, effectivement, certains auteurs et pas mal de livres étaient brûlés pour délit d'opinion. D'autre part, constatant, avec raison, que la peur de la guerre ne domine pas dans les romans de Rabelais, BBH se rabat sur le voyage en mer, vieux topos repris par Rabelais notamment dans le Quart Livre. BBH mentionne quatre épisodes: celui du "monstrueux physetère" (chap. 23-24), les "paroles dégelées" (chap. 55-56), les pirates de nie de Ganabin (chap. 66-67) et, surtout, la tempête (chap. 18-24). Seul ce dernier épisode, de l'aveu même de BBH, a pour motif principal la peur. De plus, le personnage pris de panique est Panurge, bien qu'Epistémon, lui aussi, mais après le péril, avoue qu'il a eu peur. BBH voit bien que les autres personnages opposent à mauvais sort bon courage, qu'ils se reposent sur la providence de Dieu, etc. A plus forte raison, il me semble que l'auteur surestime le poids de ces épisodes dans la structure générale des romans de Rabelais et cela, évidemment, parce qu'il a hâte de venir se remettre à la remorque du paquebot Bachtine qui l'entraîne vers les rivages ensoleillés du Rire Universel.

Jusqu'ici nous n'avons rien appris de nouveau. Heureusement tout va changer dans le second volet du dyptique. La peur est bien présente dans les Essais. Voilà déjà les fondements de la démonstration assurés. Et cette peur a un objet: la violence accrue lors des guerres de religion. Comme le remarque BBH la peur, s'opposant à une angoisse sans objet propre, satisfait à la définition de Kierkegaard.

BBH commence son étude de Montaigne en reprenant un petit détail souvent négligé, quoique bien connu: la prétention nobiliaire de l'auteur àesEssais. Or Montaigne était noble de fraîche date. Pourquoi donc mentir? Petite vanité, bien pardonnable par ailleurs, chez le critique de ce vice? Non point, répond BBH. Reprenant une idée du Danois Wilhelm Schepelern (Montaigne og de franske Borgerkrige, Gyldendal, Copenhague, 1942) et l'étayant par la contribution de Michel Butor (Essais sur les Essais, Gallimard, Paris, 1968), pour qui La Boétie - dont De la Servitude Volontaire, toujours selon Butor, aurait dû occuper le centre du premier livre des Essais, au heu des "Vingt et neuf Sonnets" - était pour Montaigne l'exemple du parfait gentilhomme, BBH explique que les Essais ne sont pas, ou pas seulement, un autoportrait fidèle. Si Montaigne se hisse à la hauteur de la grande noblesse, c'est pour pouvoir lui parler d'égal à égal, pour pouvoir la critiquer. Je est un autre, le destinateur ne coïncide pas avec l'auteur, mais plutôt avec le destinataire, bien que les choses soient plus compliquées. Pour être bref: premier temps, Montaigne célèbre les vertus guerrières de la noblesse; second temps, la peur ne lui appartient pas, mais elle est mère de la cruauté (que Montaigne dépeint en de nombreux endroits); troisième temps (sotto voce), les nobles sont bien souvent cruels.

Parmi les nombreuses remarques intéressantes de l'auteur, je tiens à relever celle qui concerne
la signification du titre des Essais: s'essayer c'est (aussi) faire preuve de courage envers
soi-même, soit seul, soit en compagnie des autres, par exemple dans la discussion libre (v.

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"De l'art de conférer", 111, 8). Montaigne cherche, non pas un adversaire, mais un partenaire avec qui pouvoir "s'essayer". Et la faiblesse, assumée bien souvent par Montaigne, est celle qui ose s'avouer, pour pouvoir, éventuellemnt, se surmonter, au lieu d'aboutir, par voie de refoulement, à la cruauté.

Parmi les autres remarques judicieuses, dont fourmille cette seconde partie, on trouve
aussi une mise au point quant à la célèbre ataraxie, au stoïcisme de Montaigne. Pour Montaigne
il n'y a pas de but final: la tranquillité est une perpétuelle activité ici et maintenant.

BBH réussit aussi à éclairer sur un point précis l'évolution de la pensée de Montaigne. Les manuels scolaires nous apprennent "que philosopher est apprendre à mourir" (I, 20). Dans cet essai, Montaigne propose d'avoir toujours la mort présente à l'esprit, de ne pas chercher, comme le vulgaire, à ne pas y penser. Or, bien plus tard, dans "De la phisionomie" (111, 12) Montaigne semble accepter cette solution "du vulgaire". BBH dit, avec Bachtine, que, dans le rire, Rabelais retrouve le peuple. Soit. Reste à savoir si Montaigne ne suit pas le même chemin. "De la phisionomie" le suggère, nous dit, BBH, pour ce qu'il en est de l'attitude à adopter devant la mort. Reste à savoir si les louanges de la pédagogie de Socrate - qui savait tirer la vérité des hommes du peuple - ne rétablit pas, sur une bien plus large échelle, la dignité du peuple. On devrait aller voir si les dépréciations du vulgaire n'accompagnent pas, presque partout, l'éloge du noble, éloge teinté le plus souvent d'ironie, comme l'a si bien mis en évidence BBH.

Le chapitre sur le temps de Montaigne nous fait voir un homme sans transcendance se méfiant de la Grande Histoire. Etonnamment moderne aussi l'idée que l'homme ne doit s'identifier ni avec le Pouvoir, ni avec la Vérité. Parmi les penseurs modernes une des idées les plus utiles de ces dernières années est celle que le Pouvoir doit rester vide (comme c'est le cas, idéalement, dans les démocraties) (v. p. ex. Claude Lefort: Eléments d'une critique de la bureaucratie, Droz, Genève, 1971, nouvelle éd. Gallimard, Paris, 1979). Ne faisons pas pour autant de Montaigne un postmoderne, au moins pas dans le sens trivial qu'a déjà pris ce terme: s'il ne faisait que se prêter, il fait "Coustumièrement entier ce qu('il fait) et marche tout d'une piece" (111, 2, BBH p. 136). La sagesse de Montaigne demeure, de nos jours, une réponse possible à nos peurs, pourvu qu'on souligne le côté actif de cette sagesse, comme le fait BBH.

J'espère avoir montré que l'originalité du second volet de l'ouvrage de BBH compense
largement les trivialités du premier, et je laisse au lecteur la joie de bien d'autres remarques
suggestives que celles que j'ai pu mentionner sur ces quelques pages.

Roskilde