Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Jane Merino-Morais: Différence et répétition dans les Contes de la Fontaine. University of Florida Humanities Monographs Number 52. Gainesville, 1981. 140 p.

Morten Nøjgaard

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Ce petit livre d'une lecture agréable se propose de soumettre les contes de la Fontaine à l'épreuve de la méthode sémiotique. L'auteur est une fidèle greimasienne, tout au plus se permet-elle d'ajouter au canon structural un zeste de postmodernisme en insistant avec Derrida et Deleuze sur le travail qui produit la différence, la différance. C'est ainsi que M.-M. veut étudier le fonctionnement du conte dans le sens d'une production de sens, le ""comment" il produit de la signification" (p. 3). Il me semble d'ailleurs que l'auteur sacrifie ici un peu à la mode, car à part le chapitre sur l'intertextualité, l'auteur s'en tient rigoureusement à l'analyse greismasienne classique.

M.-M. veut illustrer le fonctionnement des contes de la Fontaine par l'examen détaillé de 5 contes particuliers. Avec la Fiancée du roi de Garbe, M.-M. étudie comment La Fontaine exécute l'opération narrative que Greimas appelle la circulation de l'objet de valeur, c.-à-d. la façon dont l'hérome passe de main en main avant d'arriver au bon port du mariage. Ensuite c'est le tour du Conte tiré d'Athénée, texte très court qui permet à M.-M. de réfléchir sur la différence entre poésie et prose et d'étudier comment l'organisation proprement poétique de la séquence narrative engendre par ses petits décalages structuraux un jeu producteur de sens entre le même et l'autre. Dans la Confidente sans le savoir M.-M. étudie l'opération greimasienne de la véridiction (le jeu entre l'être et le paraître) et avec le Faiseur d'oreilles et le raccommodeur de moules M.-M. aborde la comparaison entre la Fontaine et ses modèles, dont Boccace. P. 90 nous trouvons un utile schéma résumant les différentes syntaxes narratives à l'œuvre dans les quatre versions étudiées. Enfin le chapitre sur laJoconde met l'accent sur la valeur, prise notamment dans un sens social, ce qui permet à M.-M. de dégager la manipulation subtile du conte opposant la différence sociale à l'identité humaine, et l'unicité de la beauté exceptionnelle à la force commune du sexe. La courte conclusion évoque rapidement l'importance, dans l'art de La Fontaine du niveau de renonciation qui est celui où le conteur instaure explicitement le jeu entre le même (la matière traditionnelle) et le différent (l'art de conter). M.-M. relève à juste titre que la plupart des contes mettent en scène deux systèmes de valeurs conflictuelles au moyen de l'opération de l'inversion des valeurs. D'où l'ironie bien connue de La Fontaine.

M.-M. sait sa grammaire sémiotique sur le bout du doigt et ses nombreux schémas et diagrammes montrent que la méthode greimasienne s'applique sans peine aux Contes. La question reste de savoir si ces analyses apportent aussi du nouveau à notre connaissance de l'art de La Fontaine. Il me semble permis d'en douter: elles illustrent plutôt le canon général du conte erotique artistique que l'usage particulier que fait La Fontaine de cette tradition.

Une raison à ce manque peut être que M.-M. ignore les recherches faites sur La Fontaine
en dehors du domaine français et anglophone. C'est ainsi qu'elle ne cite aucun ouvrage ap-

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partenant à la très riche littérature critique allmande, lacune d'autant plus regrettable que les savants allemands se sont justement penchés sur les particularités structurales des contes. Citons à titre d'exemple deux études parmi les plus importantes: W. Pabst, Novellentheorie und Novellendichtung Zur Geschichte ihrer Antinomie in den romanischen Literaturen. Heidelberg 1966, et J. Timm, Erzâhltechnik bei La Fontaine und Boccaccio. Ein Vergleich der Contes und ihren Vorlagen im Decameron. Hamburg 1963. Je regrette surtout que M.-M. n'ait pas eu recours à l'étude fondamentale de Michel Olsen, Les transformations du triangle erotique, Copenhague 1976, où l'auteur étudie toute la tradition européenne du conte erotique antérieure à La Fontaine en appliquant largement la méthode sémiotique de l'analyse syntagmatique; ce qui est précisément, nous l'avons vu, la perspective dans laquelle M.-M. envisage les Contes. Une étude historique plus approfondie aurait évité à l'auteur des bévues comme celle de la p. 11: les romans de Chrétien de Troyes "eux aussi se terminent très souvent par la conjonction d'un couple", observation tout au plus valable pour Cligès et Le chevalier au lion. Et pourquoi utiliser la fable du Lion malade et du renard pour poser en règle historique que "l'antre devient par convention un lieu d'où on ne peut guère espérer sortir une fois qu'on (y) est entré/antré (p. 13)"? Dans la tradition narrative comme dans les Contes de La Fontaine l'antre est un lieu d'où l'on sort précisément, à preuve l'antre de Polyphème. On voit d'ailleurs dans cette citation que M.-M. ne résiste pas aux jeux de mots chers à une certaine tradition "sémiotique" française, mais qui restent structuralement gratuits.

N'empêche que l'étude de M.-M. est une bonne introduction à l'étude sémiotique des Contes de La Fontaine et les curieux y trouveront quelques bonnes observations à glaner sur la façon dont La Fontaine manipule les systèmes de valeur et sur l'organisation syntagmatique de ses contes.

Odense