Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Henning Nølke: Les Adverbes paradigmatisants : fonction et analyse. Etudes Romanes de l'Université de Copenhague. Revue Romane numéro supplémentaire 23,Copenhague, Akademisk Forlag, 1983. 191 p.

Oswald Ducrot

Plein d'observations originales sur l'emploi des adverbes français, et d'innovations théoriques
en ce qui concerne la linguistique des adverbes en général, le récent ouvrage de H. Nolke
mérite beaucoup plus qu'un rapide compte rendu.

L'objet premier de N. est de définir et isoler une classe particulière d'adverbes, les "paradigmatisants" (plus précisément, il ne s'agit pas de classer les adverbes, considérés comme des mots, mais leurs occurrences dans des phrases, leurs emplois phrastiques, ce que N. appelle les "adverbiaux", en entendant par là une réalité intermédiaire entre le mot et l'occurrence hic et nunc du mot dans un discours particulier: un même mot, par exemple l'adverbe surtout, peut fonctionner tantôt comme un adverbial paradigmatisant - cf. Pierre a bu surtout de la bière à midi -, tantôt comme un autre type d'adverbial - cf. Et puis surtout, Pierre a bu de la bière à midi).

Les paradigmatisants ne se laissent pas facilement situer dans les typologies habituelles des emplois adverbiaux, par exemple dans la tripartition que j'ai proposée entre adverbes de constituants, adverbes de phrases et adverbes d'énonciation. Ainsi le surtout de P. a bu surtout de la bière à midi n'est à coup sûr pas un adverbe d'énonciation, dont l'effet sémantique serait analogue à "La principale déclaration queje veux faire, c'est: ...". Or ce n'est pas non plus un adverbe de constituant modifiant le syntagme boire de la bière pour constituer un nouveau syntagme boire surtout de la bière signifiant une façon spécifique, qualitativement ou quantitativement, de boire de la bière (comme on a dans boire goulûment de la bière, boire beaucoup de bière). Et on ne peut pas davantage classer ce surtout parmi les adverbes de phrases. Il ne sert pas à qualifier le fait global que P. a bu de la bière à midi - comme on aurait dans "Probablement/ Heureusement, / Et surtout, P. a bu de la bière à midi" - mais il se rapporte d'une façon particulière à l'expression de la bière, que N. appelle "son noyau". II sert en effet à dire qu'à midi, la quantité de bière bue par P. a été plus considérable, plus importante, que ses autres boissons. De sorte que le sens serait bien différent si on donnait à surtout un autre noyau, en le plaçant par exemple devant à midi.

C'est pour rendre compte de cette fonction particulière, fonction que l'on retouve égalementavec de nombreux emplois de aussi, même, seulement, au moins...etc., que N. a construitla catégorie d'adverbial paradigmatisant. Un tel adverbial, attaché àun syntagme noyau (dans mon exemple à de la bière), sert à comparer ce qu'exprime la phrase à laquelle il appartient(une fois qu'on l'en a extrait) avec ce qu'exprimeraient des phrases différant de la

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première uniquement par la substitution au noyau d'expressions du même paradigme. Le paradigmatisant surtout indique ainsi, entre autres choses, que certaines d'entre elles, énoncées dans la même situation de discours, renverraient aussi à des états de choses effectivement réalisés, mais que ces états de choses se trouvent être négligeables par rapport à celui qui a amené le locuteur à choisir la phrase qu'il a choisie. Dans la phrase qui me sert d'exemple, l'apport de surtout est de signifier notamment que certaines phrases de la liste "P. a bu du vin / du cidre /de l'eau...à midi" seraient vraies, mais que les événements auxquels elles font allusion sont sans importance par rapport à l'événement auquel fait allusion la phrase effectivementemployée. Une paraphrase familière: "A côté de ce qu'il a bu comme bière, ce qu'il a bu en plus ne compte pas". Une définition de N. résume très clairement la fonction commune à tous les paradigmatisants: "[ils] relient la phrase où ils se trouvent à la même phrase différantseulement de la phrase en question en ce que l'adverbial est omis, et en ce que l'élément auquel il était lié est remplacé par un autre élément de même nature."

A propos de cette catégorie établie par N. je ferais juste une réserve, qui ne concerne d'ailleurs que l'introduction en elle de certains morphèmes dont les emplois me semblent mal correspondre à la définition. N. pense ainsi que presque a une fonction paradigmatisante, par exemple dans // est presque midi. Mais il ne dit pas comment appliquer à ce cas particulier la définition générale, et j'ai du mal à le faire. Quelles seraient en effet les autres phrases? On pourrait bien sûr imaginer que ce soient toutes les indications d'heure ayant même structure syntaxique que la phrase originale ("II est 10 h. /11h. 30/ midi moins 5 "). L'énoncé avec presque indiquerait que l'une d'entre elles est vraie, et qu'elle mentionne une heure antérieure à, et peu éloignée de, celle mentionnée dans "II est midi". Mais cette procédure ne saurait être étendue à tous les presque; elle amènerait donc à faire passer la frontière limitant la catégorie des paradigmatisants entre presque midi et d'autres emplois que l'on n'a aucune raison par ailleurs de croire fondamentalement différents. Elle ne s'applique pas, par exemple, à la phrase // fait presque nuit, pour laquelle on ne peut pas établir un paradigme de mots à l'intérieur duquel se ferait la comparaison. Ce sont directement des états de choses qui sont comparés, des degrés de luminosité. C'est pour rendre compte des effets sémantiques de ce genre que j'ai introduit la notion d' "opérateur argumentatif ' et de principe argumentatif graduel (ou "topos"). Un trait caractéristique de presque, pour moi, c'est qu'il impose l'utilisation, et l'utilisation exclusive, de certaines formes de topoî: dans mon dernier exemple, il sert à déclencher des argumentations fondées sur des formes topiques du type "Plus il fait sombre, plus / moins..." et interdit d'utiliser celles du type "Moins il fait sombre, plus / moins...". Pour me résumer sur ce point, la recherche de N. montre la nécessité d'étudier de plus près les rapports entre opérateurs argumentatifs et adverbiaux paradigmatiques. Mais je dois avouer que je ne vois pas encore comment organiser cette étude.

Ayant isolé la classe des paradigmatisants, N. est amené à construire, pour la loger, une classification générale des emplois adverbiaux, qui me paraît une des plus systématiques et des plus minutieuses existant à l'heure actuelle. Une première dichotomie oppose les adverbiaux verbaux et les adverbiaux contextuels. Les verbaux s'attachent à un constituant de la phrase pour former avec lui un syntagme dont le sens peut se calculer à partir du sens de ce seul constituant, indépendamment du reste de la phrase (même s'il faut prendre en compte, de toute façon, la phrase totale pour désambiguïser ses constituants et déterminer leur sens). Pour l'adverbe contextuel, en revanche, son effet sémantique ne peut se calculer qu'en faisant intervenir tout le reste de la phrase dont il fait partie (en excluant de ce reste, dans certains cas, les autres contextuels qui se trouvent éventuellement dans la phrase).

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C'est parmi les contextuels que N. situe les paradigmatisants, définis par le fait que, tout en concernant le reste de la phrase pris dans sa totalité, ils sont liés, comme nous l'avons dit, à un terme particulier, leur noyau, avec lequel ils forment un syntagme. D'autres types d'adverbiaux contextuels sont les adverbiaux de phrase, qui n'ont pas de noyau, et ils sont eux-mêmes subdivisés en adverbiaux d'énoncé et en adverbiaux d'énonciation. Si les adverbiaux verbaux et d'énonciation de N. correspondent à peu près, respectivement, à ce que j'appelais "adverbes de constituants" et "adverbes d'énonciation", la classification de N. fait apparaître combien était hétérogène ma troisième catégorie, à laquelle je donnais l'étiquette "adverbes de phrases", et qui me servait, finalement, de fourre-tout, particulièrement pratique par son élasticité. La classification de N. constitue donc un progrès très important, et cela d'autant plus que des subdivisions claires viennent encore structurer les deux classes des adverbes d'énoncés et d'énonciation.

Deux remarques à propos de cette classification. La première concerne les critères établissant les classes. Outre les critères sémantiques, les seuls dont j'ai parlé, N. recourt à des critères syntaxiques, par exemple la possibilité ou l'impossibilité de déplacer l'adverbial dans telle ou telle position à l'intérieur de la phrase, ou encore de pratiquer sur lui un clivage (on n'a pas, avec une structure de phrase clivée, "C'est surtout que P. a bu de la bière", alors qu'on a "C'est goulûment que..."). Mon problème concerne la formulation de ces critères syntaxiques. Elle risque d'être fort délicate si l'on se rappelle que les entités à classer ne sont pas des adverbes, c'est-à-dire des mots, mais des adverbiaux, c'est-à-dire des emplois de mots à i'intérieur d'une phrase. Que peut alors signifier "déplacer un adverbial"? Par définition, l'adverbial observé après le déplacement n'est plus la même entité que l'adverbial observé avant. Il est certes tout à fait possible que l'on puisse trouver une formulation rigoureuse du critère, mais elle pose certainement plus de difficultés que si l'on travaillait avec des mots: cela ne fait pas de problème de dire que l'on déplace un mot - puisque, par définition, le mot reste identique à lui-même à travers les phrases où il apparaît.

Telle est la raison pour laquelle je me suis servi seulement, en présentant la classification de N., de critères sémantiques. Sans nier pour autant que ceux-ci également posent de difficilesproblèmes théoriques. Ils sont en effet entièrement dépendants du système sémantique dont on se sert. Ainsi, d'après les définitions que j'ai données, beaucoup, dans "P. a bu beaucoupde bière à midi.", est un adverbial verbal parce qu'il forme, avec le constituant boire de la bière, un syntagme dont le sens se calcule indépendamment du contexte phrastique — ce qui n'empêche pas que ce contexte doive être pris en compte pour découvrir le sens du constituantboire de la bière (qui signifierait autre chose, par exemple, si le sujet était le buvard et non pas Pierre). Mais ceci suppose entre autres choses, une théorie sémantique qui distingue les opérations nécessaires pour désambiguïser une entité linguistique et les opérations nécessairespour calculer son sens — et une telle distinction est loin d'aller de soi. (même si, pour ma part, je l'admets). On notera aussi que, dans un calcul sémantique de type montaguiste, les paradigmatisants ne répondraient plus à la définition des adverbiaux contextuels, mais à celle des verbaux. Revenons à "P. a bu surtout de la bière à midi.". Si on accepte que le sens d'un syntagme puisse être une fonction (dans l'acception logico-mathématique du terme), il est possible d'imaginer un calcul attribuant au syntagme surtout de la bière un sens (fonctionnel)sans faire intervenir le contexte phrastique dans ce calcul. Le sens de surtout de la bière serait une fonction que l'on appliquerait ensuite, pour calculer le sens de la phrase totale, à son contexte phrastique pris pour argument. Encore plus que les "faits" syntaxiques, les "faits" sémantiques sont dépendants des théories - dont dépendent aussi, par contre-coup,

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les critères fondés sur ces faits.

Ma seconde remarque, concernant la classification des adverbiaux proposée par N., est une simple suggestion. Il me semble qu'une telle classification pourrait avoir pour sousproduit une classification des adverbes eux-mêmes. On se fonderait pour cela sur leur différentes possibilités d'utilisation comme adverbiaux - en définissant une catégorie d'adverbes par le fait que ses éléments ont des emplois adverbiaux de telles classes, et aucun de telles autres classes. Il devrait aussi être possible d'établir, dans une combinatoire de type hjelmslevien, des règles du type: "Si un adverbe a des emplois adverbiaux de la catégorie X, alors il en a toujours aussi de la catégorie Y, mais non pas l'inverse." Bien sûr, la combinatoire pourrait être bien plus complexe. Cela vaudrait le coup, me semble-t-il, de tenter cette recherche, l'existence comme l'inexistence de telles lois constituant des résultats empiriques dont l'interprétation théorique risque d'être à la fois difficile et intéressante.

Après avoir défini et situé la catégorie des paradigmatisants, N. étudie l'un après l'autre la plupart des morphèmes dont certains emplois entrent dans cette classe, proposant une analyse particulièrement fouillée pour même, à qui il consacre tout un chapitre, et pour surtout, dont il donne, à ma connaissance, la première description systématique. Pour ces mots (plus précisément, ce n'est pas le mot lui-même qui est décrit par N., mais le mot en tant qu'il a des emplois paradigmatisants), la description comporte d'abord une partie syntaxique, indiquant dans quelles positions, à l'intérieur d'une phrase, il peut apparaître comme paradigmatisant. Mais je ne parlerai que de la deuxième partie, qui est d'ordre sémanticopragmatique. Il s'agit de trouver, pour chaque adverbe, une règle unique qui s'applique à tous ses emplois paradigmatisants, et permette de calculer leur apport sémantique à la phrase. Pour faire cela, N. procède comme je l'avais fait (mais c'était d'une manière élémentaire et tout à fait programmatique) dans le chapitre 5 de Dire et ne pas dire. Première étape: la phrase est représentée comme l'application hiérarchisée d'opérateurs à une (ou des) proposition^) de base (les paradigmatisants sont alors représentés par des opérateurs d'un type particulier). Deuxième étape: un calcul portant sur cette représentation attribue un sens, une interprétation, à la phrase. Pour rendre ce calcul possible, N. associe à chaque opérateur une règle qui permet de calculer, connaissant le sens de l'entité à laquelle l'opérateur est appliqué, le sens de l'entité produite par son application.

Trois innovations théoriques me semblent particulièrement importantes par rapport à ce qui avait été esquissé dans Dire et ne pas dire. D'abord N. arrive à représenter formellement, sous forme de règle de calcul, cette propriété, définitoire pour lui des paradigmatisants, d'opérer sur une phrase entière, mais par rapport à un de ses constituants, le noyau (j'avais, dans mon formalisme, court-circuité cette difficulté). Ensuite, alors que le sens, dans Dire et ne pas dire, juxtapose seulement un posé et un présupposé, N. introduit, pour certains morphèmesau moins, un troisième élément, la valeur argumentative, que je n'envisageais pas à l'époque, et dont la prise en compte dans un calcul pose de redoutables problèmes. Enfin N. établit une distinction, qui me semble convaincante, entre deux types de présupposés: le présupposé fort, dont le locuteur suppose qu'il est déjà connu par l'allocutaire, et le présupposéfaible, dont on admet seulement que l'allocutaire n'a pas de raison de le rejeter. Ainsi "Pierre a bu aussi de la bière" présuppose fortement que P. a bu autre chose. D'où l'impossibilitéd'utiliser cette phrase (même dans sa version réduite "De la bière aussi") pour répondreà la question "Est-ce que P. a bu quelque chose? "En revanche "P. a bu seulement de la bière", tout en présupposant que P. a bu de la bière, ne le présuppose que d'une façon faible. De sorte que cette phrase peut servir de réponse à la question précédente. (Une observation

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de détail: il me semble que ces mêmes critères obligeraient à attribuer à surtout le présupposé fort "quelque chose", et non pas, ou pas seulement, comme fait N., le présupposé faible "quelque chose d'autre" - car "Surtout de la bière" ne peut pas répondre à la question précédente,mais peut répondre à la question "Qu'est-ce que P. a bu? ")

Pour achever ce compte rendu, je ferai une remarque générale concernant le calcul sémantique construit par N. et son utilisation de la notion d'argumentation. La valeur argumentative est pour lui, je l'ai dit, une des trois composantes du sens, et, de ce point de vue, sa démarche, il le souligne souvent, a beaucoup de points communs avec l'étude des opérateurs et connecteurs pragmatiques telle que J. C. Anscombre et moi nous la pratiquons. Mais si nos pratiques effectives sont proches, nos utopies sont assez différentes, et je voudrais dire deux mots sur ce thème qui me semble essentiel pour le développement ultérieur de la recherche même si, actuellement, je vois mal comment mettre en œuvre ce queje vais dire. N. cherche, comme Anscombre et moi nous l'avons fait jusqu'ici, à repérer des éléments argumentatifs qui se juxtaposent ou se coordonnent à des éléments non argumentatifs. Ainsi les énoncés du type "Nous sommes presque arrivés" comportent d'une part deux éléments descriptifs ("II y a une distance entre notre situation actuelle et notre point d'arrivée prévu" — c'est un présupposé faible — et "Cette distance est minime" — c'est un posé) auxquels s'ajoute une valeur argumentative ("les énoncés en question doivent servir à des conclusions qui s'imposent d'autant plus que la distance est plus faible"). Formulée dans ma théorie des topoî, cette contrainte argumentative implique de n'utiliser que des topoîde la forme "Plus on est proche de l'arrivée, plus/moins...".

Voilà en ce qui concerne la pratique. Et voici maintenant pour l'utopie. Nous sommes très peu satisfaits, Anscombre et moi, de l'opposition descriptif-argumentatif avec laquelle nous travaillons. Plus précisément, nous sommes persuadés que les apparentes valeurs descriptives sont des effets dérivés, liés à certaines utilisations du langage pour la transmission de l'information, mais que ces valeurs ne jouent pas de rôle important dans l'organisation même de la langue. (Dans notre terminologie: "le descriptif, lorsqu'il existe, existe au niveau du sens de l'énoncé, mais il ne fait pas partie de la signification de la phrase". On n'a donc pas à le prendre en considération lorsqu'il s'agit de formuler les règles permettant de calculer cette signification à partir de la signification des morphèmes élémentaires dont la phrase est faite.) Aussi notre travail actuel vise-t-il à décrire toute la signification de la phrase en termes argumentatifs. C'est justement ce projet que N. écarte: il déclare n'avoir pas besoin, pour ses recherches sur les adverbiaux, d'une telle unification argumentative, et pouvoir s'en tenir à la juxtaposition de l'informatif et de l'argumentatif, que nous voudrions, Anscombre et moi, dépasser.

Je crois pouvoir montrer, sur un point au moins que les descriptions de N. pourraient être affinées si on abandonnait la dichotomie argumentatif vs descriptif. Revenons au paradigmatisantsurtout. Pour le distinguer sémantiquement de même N. soutient qu'il n'introduitpas, contrairement a même, de valeur argumentative. En employant même à la place de surtout dans notre exemple de base, on présenterait l'indication que Piene a bu de la bière comme un argument supérieur, pour une conclusion qu'on envisage, à une indication relative à ses autres boissons (quelquefois c'est la totalisation de la bière avec les autres boissons qui constitue l'argument le plus fort). Mais cette valeur argumentative est absente, selon N., dans le cas de surtout, qui apporte seulement des informations: la quantité de bière bue par Pierre est supérieure à celle de ses autres boissons. Mais une telle description est embarrassante pour qui voudrait donner une caractérisation générale de l'adverbe surtout. En effet, employé

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comme adverbial de phrase ("Et puis / Mais surtout P. a bu..."), surtout est clairement argumentatif:
il sert à introduire un argument devant lequel les arguments précédents (qu'ils
soient coorientés avec lui ou d'orientation inverse) doivent être négligés.

Pour ma part, je suis peu satisfait de cette disparition, corps et biens, de l'aspect argumentatif quand on passe de l'adverbial de phrase au paradigmatisant, disparition qui se constaterait uniquement dans le cas de surtout. Pour cela, je soutiendrai que la prétendue valeur descriptive de la supériorité indiquée par le surtout paradigmatisant est en fait argumentative. Car il ne s'agit pas nécessairement d'une supériorité "objective" (et, par exemple, quantitative) - même lorsque les choses comparées sont de l'ordre du mesurable. Soit la phrase "P. a bu du vin, mais il a bu surtout du whisky." On ne prétend pas forcément qu'il a bu une quantitié supérieure de whisky, mais que cette quantité, même si elle est inférieure en volume, est plus à prendre en considération, qu'elle a plus d'importance que l'autre. Le caractère non "objectif" de la comparaison est encore plus net, bien sûr, lorsque le comparé n'est plus mesurable cf. "P. est enthousiaste, mais il est surtout prudent": ce qui est signifié, c'est que, par rapport à une conclusion envisagée, on doit négliger l'enthousiasme de P. et considérer seulement sa prudence. Dans cet exemple, où ce qui est comparé n'est pas d'ordre quantitatif, il est évident que la comparaison n'est pas non plus quantitative. (Entendu à la radio, dans le compte rendu d'une course automobile: "Prost arrive en tête, avant X, Y,...et surtout Alboreto". Le surtout indique, non pas que la place d'Alboreto est encore plus mauvaise que celle de X,Y,... mais qu'elle constitue la chose à retenir du classement - dans la mesure où Alboreto est le principal concurrent de Prost au championnat des conducteurs.) Etendons cette remarque à mon exemple de base, où surtout, comparant des quantités, donne à entendre la supériorité quantitative de l'une sur les autres. Je dirai que la comparaison n'y est pas d'abord quantitative, mais concerne avant tout le caractère significatif: simplement, dans ce cas, c'est la quantité qui se trouve être significative.

Peut-être reprochera-t-on à l'analyse que je suggère de dépasser son objet: elle rapproche tellement le surtout de phrase et le surtout paradigmatisant qu'elle ne permet plus de les opposer. Je crois possible de répondre à cette objection. L'adverbial de phrase, dans mon exemple, compare les forces argumentatives attribuées, d'une façon générale, au fait, pour P., d'avoir bu de la bière, et à d'autres faits (éventuellement, mais pas nécessairement, au fait d'avoir bu de telle ou telle autre boisson). En revanche, ce qui est comparé, argumentativement, par le paradigmatisant, ce sont, d'une façon particulière, les diverses quantités ingurgitées par P., ce qu'il a bu comme bière et ce qu'il a bu par ailleurs. Dans les deux cas, on confronte des argumentations possibles, dont l'une apparaît négligeable par rapport à l'autre. Mais, avec les adverbiaux de phrase, il s'agit d'argumentations appuyées sur des propositions, et, avec les paradigmatisants, d'argumentations appuyées sur des choses. (N.B. Dans un travail collectif sur "Justement, inverseur argumentatif ", Lexique, Presses de l'univ. de Lille, 1982, p. 151-64, nous notions que les objets eux-mêmes peuvent être, linguistiquement, pris pour arguments. Cf. le dialogue - A: "Tu ne nieras pas que P. devient élégant. Il vient de s'acheter une cravate" - B: "Ben justement, sa cravate!". L'argument dont se sert B peut être l'objet cravate lui-même, qui permet de retourner l'argument, propositionnel, donné par A.)

On expliquerait de la même façon les cas où la comparaison ne porte pas sur du quantifiable.Dans "P. est enthousiaste, mais il est surtout prudent", on présente l'enthousiasme de P. comme devant être négligé par rapport à sa prudence - dans une situation, par exemple, où il s'agit de prévoir son comportement -, et cela à cause de la façon dont il est enthousiasteet

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siasteetde la façon dont il est prudent. En revanche, lorsqu'on dit, avec un adverbial de phrase, "II est peut-être enthousiaste, mais surtout il est prudent", on se fonde, pour déclarer négligeable l'enthousiasme de Pierre, sur une appréciation générale des deux vertus prises en elles-mêmes, et non pas sur ce qu'elles sont chez Pierre. Pour formuler cette remarque dans la théorie des topoî, je dirai que le surtout de phrase marque d'une façon générale la suprématied'un certain topos fondé sur la prudence par rapport à un autre fondé sur l'enthousiasme;le paradigmatisant, quant à lui, signifie que, dans le cas particulier de P., le topos de la prudence s'applique avec plus de force que celui de l'enthousiasme.

Autre objection possible contre l'analyse queje propose. Pour faire apparaître le caractère non argumentatif du paradigmatisant surtout, N. signale qu'il peut être employé sans intention argumentative de la part du locuteur. C'est le cas pour mon exemple de base s'il sert à répondre à une demande d'information sur ce que P. a bu, ou — et encore plus nettement - si on l'insère dans une forme quelconque de style indirect ("Marie dit/croit que P. a bu surtout..."). Le raisonnement de N. suppose (d'une façon explicite) que l'aspect argumentatif d'un énoncé est toujours pris en charge par son locuteur. Or la théorie de la polyphonie me permet d'éviter cette hypothèse: le locuteur peut, sans intention argumentative personnelle, mettre en scène des énonciateurs qui, eux, argumentent. C'est ce qui se passe, selon moi, avec le surtout paradigmatisant: sa valeur fondamentale est de comparer des argumentations virtuelles attribuées à des énonciateurs auxquels le locuteur ne s'assimile pas nécessairement. Ceci dit, il peut se trouver que la mise en scène argumentative soit utilisée par le locuteur pour construire et communiquer de pseudo-informations, notamment lorsque la quantité la plus importante, la plus considérable, est comprise comme celle qui est quantitativement supérieure. On a aussi cette illusion informative dans les lectures psychologiques de mon dernier exemple: ayant reconnu à un topos de la prudence, quand il est appliqué à P., une force permettant de négliger celle que produit l'application d'un topos de l'enthousiasme, on peut expliquer, ou même justifier, cette décision en imaginant chez P. deux "traits de caractère" dont l'un pèserait plus lourd que l'autre, ou deux ressorts dont l'un serait plus tendu, sans qu'ii y ait moyen de dire, dans ces façons de voir les choses, ce qui est "métaphorique" et ce qui est "sérieux". Mais tout ceci n'est, Dieu merci, que superstructure par rapport à une infrastructure linguistique moins monstrueuse. Certes il y a de nombreuses utilisations de la langue française qui semblent mettre en œuvre des traités de caractérologie, mais rien n'autorise à donner à la langue elle-même la responsabilité de ces traités.

Bien schématiques et programmatiques, ces remarques sont, surtout, une façon d'insister
sur l'importance - non quantitative - du livre de Nolke, novateur à la fois par l'objet qu'il
traite et par sa façon de le traiter. Comme tout travail original, il appelle d'autres innovations.

Paris