Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Isabelle Cielens: Trois fonctions de l'exil dans les œuvres de fiction d'Albert Camus: initiation, révolte, conflit d'identité. Thèse de doctorat d'Etat. Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Romanica Upsaliensa 36, Uppsala, 1985, 208 p.

Introduction

Isabelle Cielens (désormais IC) nous indique que si le but de Catarina Petrolito, dans Le thème
de l'exil dans l'œuvre d'Albert Camus, était "de préciser le concept de l'exil tel qu'il se présentedans
l'expérience de Camus et d'en décrire le reflet sur sa pensée philosophique" le sien

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est plus spécifiquement littéraire: "nous nous proposorîs en premier lieu d'analyser les ramificationsdu thème de l'exil dans l'œuvre de Camus et d'en discerner les lignes de force" (p. 5). Se référant à J.-P. Richard, elle voit "le thème comme 'un principe concret d'organisation' selon lequel se constitue le fond d'un texte. Un thème est donc une des structures fondamentalesde la charpente conceptuelle du discours littéraire (...) Un thème peut se manifester concrètement en différents motifs" (p. 6). L'analyse sémique du concept de l'exil est établie selon le modèle de Greimas. La structure - toujours selon la définition qu'en donne Greimas - de ce concept, basée sur "l'opposition séparation/accord aux différents niveaux", est illustréepar un diagramme (p. 7).

Sur le plan méthodologique, il est donc fait appel à la sémantique structurale, mais (que
le lecteur se rassure!) seulement comme outil de travail, permettant d'élaborer "une méthode
de travail adaptée tant à l'œuvre de Camus qu'à notre perspective de recherche" (p. 9).

Les aspects de l'exil sont classés comme suit: psychologique (séparation soi/soi), intérieur (séparation au sein de l'unité de préférence), social et politique (en dehors de l'unité de préférence), métaphysique (séparation soi/univers), mais sans étanchéité, des interférences pouvant surgir chez le même personnage.

Le thème de l'exil s'articule selon trois fonctions, constituant les trois parties du livre:
Initiation, Révolte, Conflit d'identité.

Première partie: L'exil initiatique

Chap. I: La Mort heureuse

Cette œuvre de jeunesse est marquée par la prédominance de la fonction initiatique, qui comporte ici trois étapes: le meurtre de Zagreus, la lutte avec le monstre ("l'odeur de vinaigre"), "la mort heureuse" (retraite sur le Mont Chenoua). Suivant de près le D.E.S. sur Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, elle pourrait porter l'empreinte des lectures y afférentes telles que, entre autres, Plotin et les mystères d'Eleusis de Picavet.

On sait que si Camus n'a pas publié ce texte, bien que, à l'époque (1938), ami et collaborateur du libraire-éditeur Chariot, chez qui a paru L'Envers et l'Endroit, c'est qu'il ne l'a pas jugé digne de l'être: en effet, c'est une œuvre pleine de maladresses, comme le reconnaissent tous les camusiens, en particulier Roger Quilliot. Mais IC y découvre, sur le plan symbolique (le côté réaliste étant fait d'éléments disparates), le germe qui va guider tout son travail, l'initiation, "foyer générateur dans l'œuvre de Camus" (p. 16).

Chap. II:L'Etranger

IC admet qu'il est difficile d'analyser ce récit qui "demeure une énigme" (Paul Viallaneix) mais se sent tenue de l'aborder tant il s'inscrit dans le cadre de l'exil. Comme dans La Mort heureuse, il y a ici prédominance de la fonction initiatique: la mort de la mère, le meurtre de l'Arabe, l'exécution de Meursault, mais, en plus, révolte et conflit d'identité. Le héros atteint un accord complet aux niveaux soi/soi et soi/monde, cependant que "au niveau soi/autres, il reste dans la séparation" (p. 41); par ailleurs, les juges sont " 'les pères spirituels' essayant une dernière fois 'd'initier' Meursault aux règles de leur société" (p. 37) mais la teinte d'ironie qu'y ajoute Camus fait que c'est "une fausse initiation".

Dans l'ensemble, IC se montre prudente dans son duel avec ce texte on ne peut plus ambigu,
jalonnant sa démarche de conditionnels et autres réserves: "L'épisode de la mort correspondrait..."(p.

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drait..."(p.31) - "un caractère de supériorité qui leur permettrait..." (ibid.) - "L'épisode de l'enterrement peut..." (ibid.) - "II semble donc qu'on puisse..." (ibid.) - "II nous semble, cependant, que la scène du procès pourrait..." (p. 36). Mais IC n'échappe, cependant, pas au danger qui consiste à poser comme postulat ce qui doit être démontré, lorsque, d'entrée de jeu, elle déclare: "Meursault subit, en premier lieu, un exil métaphysique" (p. 28), tout en reconnaissant, du reste, que "ce roman doit se lire comme une unité dont les composantes appartiennent en même temps au réel et au mythe" (p. 27). Il est vrai que Camus lui-même avait baptisé son récit "un mythe", alors que Cari Viggiani y voit "une parabole". Mais les lieux, l'époque, les personnages avec leur langage et leur comportement, même secondaires comme Salamano ou les journalistes, l'atmosphère de l'asile, de la prison, du tribunal, tout est réaliste. IC aurait pu, comme elle le fait d'ailleurs pour les autres œuvres, partir du réel qui sert de rampe de lancement au décollage métaphysique. En effet, Meursault/Camus pourrait bien être le Pied-noir libéral exilé dans son pays natal, condamné, par solidarité avec sa communauté, à éliminer ce gênant Arabe, symbolisant le peuple dominé, source de mauvaise conscience. Camus confie, au demeurant: "Je ne suis pas d'ici, pas d'ailleurs non plus" (Carnets I, p. 201).

IC ajoute immédiatement après: "Vivant sous le signe de l'absurde et ainsi libéré du joug de l'échelle des valeurs, il doit nécessairement être profondément indifférent". Cette indifférence de Meursault est devenue un cliché: voir nos contre-arguments dans L'Etranger de Camus vu sous un angle psycho-sociologique {Revue Romane X 1, 1975, p. 51-91, plus spéc. 52-70).

Il est dit aussi: "Peu de critiques, cependant, ont observé la parenté entre L'Etranger et La Mort heureuse" (p. 29). Et pour cause! La publication du premier date de 1942, celle du second, qui, comme œuvre de jeunesse et imparfaite, ne pouvait avoir le même impact, de 1971, date à laquelle la critique de L'Etranger commençait à s'épuiser et l'engouement pour Camus à s'éclipser. Cela dit, ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ont été amenés à se prononcer sur La Mort heureuse y ont bien vu une première mouture de L'Etranger. En effet, dans son introduction à la première parution de La Mort heureuse, Jean Sarocchi écrit: "malgré les évidentes différences d'intrigue, de facture et d'intention, on peut voir, dans La Mort heureuse, une préfiguration de L'Etranger (Cahiers Albert Camus 1, p. 18); et Roger Quilliot lui-même, qui affirme que "La Mort heureuse n'est nullement la matrice de L'Etranger", reconnaît néanmoins que "Meursault est bien le frère cadet de Mersault" (tous deux cités par IC p. 29); on peut ajouter que, de son côté, Paul Viallaneix remarque, entre autres, que: "Meursault, beaucoup mieux que Mersault, incarne 'l'indifférence' " (Cahiers Albert Camus 2, Gallimard 1973, p. 109).

Citant en note P. Viallaneix, pour qui "Caín tue Abel, un Abel devenu anonyme, un Arabe", IC relève la barre d'un cran: "En tuant l'Arabe à la flûte, il tue son double, l'homme primitif qui s'acheminait dans une heureuse inconscience vers 'sa mort naturelle' " (p. 34), ce qui laisse pour le moins perplexe; et d'abord, le "un Arabe", dans la bouche ou sous la plume de Camus, ne marque aucun anonymat: c'était sa faqon et celle de tous les Pieds-noirs, sauf quelques exceptions, de désigner les Algériens (cf. "L'enfance et l'adolescence à Belcourt ont inscrit à tout jamais ces deux termes dans son [Camus] vocabulaire familier: les Français, les Arabes", Yves Courrière, La Guerre d'Algérie 11, Fayard 1969, p. 251).

Quelques extrapolations rapides: "L'arrêt du temps est, on le sait, un des signes caractéristiquesdu
schéma initiatique" (p. 34), à partir de la phrase de Camus: "II y avait déjà deux
heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de

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métal bouillant" (Pléiade I, p. 1167); mais pour qui connaît ces heures mornes de la sieste, en Algérie et ailleurs, ces heures où il n'y a pas un chat dehors, l'arrêt du temps n'est pas une métaphore symbolique ou métaphysique, c'est un moment où cesse toute vie. Ou encore: "Peu à peu, Meursault perd la conscience du temps, un fait qui nous ramène au scénario initiatique"(p. 36); mais c'est qu'il s'agit d'une sensation tout à fait concrète, habituelle, et Meursault lui-même le dit: "J'avais bien lu qu'on finissait par perdre la notion du temps en prison", phrase sur laquelle s'appuie IC.

A propos du remaniement en profondeur de La Mort heureuse, achevé en 1938, remaniement qui a donné naissance à cette seconde mouture qu'est L'Etranger, dont la mise en chantier a commencé en 1940, je suggère que, en plus des raisons littéraires, on voie des facteurs nouveaux dans la vie de Camus, en particulier son enquête en Kabylie, où il s'est rendu compte de l'aliénation du peuple algérien, et l'Occupation de la France, qui a aiguisé son sens de la justice et qui, surtout, lui a fait prendre conscience des conflits d'identité.

Chap. III: la Chute

Cette fois, "Les fonctions de révolte et de conflit d'identité relèvent plutôt du plan réaliste" (p. 43). Clamence est "profondément marqué par la séparation soi/soi qui implique l'exil psychologique" (p. 44). La séparation soi/autres qui "est aussi un aspect de l'exil" est "causée par le mensonge et la fausseté du jeu" (p. 47).

Quant à la fonction initiatique, elle "appartient au plan symbolique" (p. 43). C'est ainsi que Clamence ressemble à Mersault et à Meursault. Comme dans La mort heureuse et L'Etranger, on retrouve, dans La Chute, la même structure binaire, le même exil initiatique, et c'est le rire du pont qui y fait fonction de "monstre", tout comme "le vinaigre" dans La Mort heureuse et "le soleil" dans L'Etranger.

Deuxième partie: L'exil et la révolte

Chap. I: Caligula

C'est le symbolisme binaire qui exprime l'exil métaphysique, en relation avec la culpabilité originelle qu'on retrouve dans La Chute, d'où la séparation soi/univers, et c'est la révolte qui met fin à l'accord soi/monde. L'indifférence devant les valeurs pousse le tyran au carnage, qui symbolise la séparation soi/autres. Le travestissement en Vénus, à caractère hermaphrodite, est le signe d'un conflit inextricable, d'une séparation soi/soi.

Ici encore IC décèle des traces du processus initiatique : devant le corps sans vie de Drusilla, "la fuite de Caligula peut s'interpréter comme un exil initiatique" (p. 75). Par ailleurs, dans cette pièce c'est la lune qui jouerait le rôle du soleil/monstre de L'Etranger et Caligula serait l'hiérophante de ses sujets, tout en étant victime de l'exil total.

Chap. II: La Peste

Contrairement à son approche de L'Etranger, dans lequel elle ne relève pratiquement aucun aspect concret, IC nous dit ici sans hésiter: "l'analyse de l'exil dans cette œuvre devra en premier lieu porter sur l'exil collectif des habitants d'Oran, transposable en un exil collectif général, de portée métaphysique" {p. 81).

Le symbolisme historico-politique - l'Occupation de la France, etc. - est bien mis en
évidence; de même la transposition métaphysique: "solidarité de l'humanité entière dans son
exil universel" (p. 87). Les problèmes psychologiques et les conflits d'identité de l'exilé sont

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magistralement analysés (Isabelle Cielens est elle-même une exilée, Lettonne réfugiée en
Suède).

L'exil initiatique, cette fois, est collectif, la ville mise en quarantaine représentant la grotte,
la peste le monstre et la lutte contre le mal une nouvelle naissance.

Cependant, pour ce qui est du niveau réaliste, IC écrit: "Bien que la peste condamne à l'exil
tous les habitants d'Oran (...)" (p. 82) et ne s'étonne guère que le roman-chronique ne parle
pas d'un seul "Arabe", alors que cette ville était à majorité algérienne.

Par ailleurs, mettant en parallèle des éléments auto-biographiques de l'auteur et la genèse de La Peste, elle met en relief l'expérience de Camus comme exilé, après le 11 novembre 1942, et des "souffrances causées par cet exil involontaire" (p. 79). N'exagérons pas cet aspect de la question, il y a des exils, même volontaires, qui sont bien plus pénibles. Nous y reviendrons.

Chap. III: L'Etat de siège

Prenant le contre-pied de Gay-Rosier, IC démontre que, dans cette pièce, le thème de la séparation n'est pas absent. L'exode menant à l'exil politique ainsi que l'exil interne dans la ville-prison sont bien le signe de la séparation soi/autres. Diego, renonçant au corps de Victoria, donc à la patrie, résilie une partie de lui-même, d'où l'exil politique ou la séparation soi/soi. Nada, incarnant le nihilisme, représente l'exil métaphysique ou la séparation soi/univers.

La lutte contre la peste reste un symbole initiatique, ce mal ayant une fonction salvatrice
tout comme, selon Artaud, le théâtre en général.

Une petite bévue: en 1948, l'Espagne est "le seul pays européen resté alors sous le joug du
fascisme" (p. 104). Et le Portugal alors?

D'autre part, s'appuyant sur ces mots de Camus, cités en note: "On a utilisé en Algérie, il y a un an, les méthodes de la répression collective. Combat a révélé l'existence de la chambre d'aveux 'spontanés' de Fianarantsoa /... / le fait est là, clair et hideux comme la vérité: nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux Allemands de faire {Combat, 10 mai 1947, Actuelles I, p. 128), IC en déduit que: "il avait fermement protesté contre la répression collective de la révolte à Madagascar en 1947" (p. 109). Il ressort, en réalité, de la citation que la répression collective concerne l'Algérie (45000 morts le 8 mai 1945) et la torture Madagascar (cf. R. Quilliot: "l'émeute éclata dans la Kabylie des Babors et dans la région de Sétif. La répression fut impitoyablement menée par l'aviation et l'artillerie de marine", Albert Camus, Pléiade 11, p. 1854).

Chap. IV: Les Justes

Bonne analyse des différentes nuances que prend l'opposition de Kaliayev d'une part à ses
camarades du groupe des justes, d'autre part au paysan Foca, à ia Grande-duchesse, au policier

La clandestinité est un exil psychologique et social, accompagné d'un exil métaphysique
puisque l'athéisme entre dans les convictions révolutionnaires de ces résistants.

L'accord final soi/monde se fera devant "la mort consciente", comme dans La Mort
heureuse et dans L'Etranger.

Troisième partie: L'exil et le conflit d'identité

Chap. I: Le Malentendu

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Le passage de l'exil concret, sur le plan réaliste, à l'exil métaphysique, sur le plan symbolique, est mis en évidence. Contrairement à l'exil de Jan, celui de Martha est total et elle en est consciente lorsqu'elle déclare "me voilà exilée dans mon propre pays". La mère, en reconnaissant son fils, atteint l'accord soi/soi, mais seulement au seuil de la mort.

Le scénario initiatique est peu apparent mais les différentes fonctions de l'exil sont présentes
et "l'erreur de Jan serait donc d'avoir voulu concilier les deux accords" (p. 141), soi/
monde, qu'il a réussi, et soi/autres, qui est inconciliable avec le premier.

Ne pourrait-on, sur le plan des symboles relatifs à l'expérience personnelle de l'auteur, considérer ici, comme ailleurs, que cette Martha représente le Pied-noir exilé dans son pays natal, qui pour parvenir à un accord avec soi-même, se voit contraint de renier les siens? Ou que cette mère feignant de ne pas reconnaître son fils et contribuant à son assassinat représente la mère-patrie reniant ses fils d'Algérie? Ou encore que ce Jan qui, revenant de son exil volontaire dans les pays chauds, se sent étranger dans son milieu d'origine, représente bien le drame du Pied-noir, donc de Camus, tiraillé entre l'Algérie, où il est "Français d'Algérie" aux yeux de sa communauté, colonialiste aux yeux des indigènes, et la France, où il est "Pied-noir".

Chap. II: L'Exil et le Royaume

La Femme adultère. - Janine est exilée à tous les niveaux: pour une fois, IC touche du doigt ce destin du Pied-noir exilé dans sa tene natale. Le voyage dans le sud symbolise le processus initiatique qui aboutit aux accords soi/soi et soi/monde, et permet même d'entrevoir l'accord soi/univers: "Ainsi Janine, telle les novices des mystères d'Eleusis, pourra retourner dans sa vie ordinaire avec la possession de son secret qui l'aidera sans doute à accepter la vieillesse et la mort avec sérénité (p. 149).

On peut ajouter que l'adultère de Janine consiste dans le fait que, un instant, elle est tentée
de rejoindre les nomades, donc de tourner le dos à sa communauté, royaume également
impossible.

Le Renégat ou un esprit confus. - L'élément auto-biographique permet le parallélisme entre le jeune Camus parmi les riches Pieds-noirs du lycée Bugeaud et le Renégat, d'origine paysanne cherchant une ascension sociale par des études au séminaire. Sur le plan réaliste, le Renégat qui, dans son désert blanc, se voit contraint d'adopter "la foi de ses ennemis pour échapper à l'isolement de l'exil, au moins au niveau soi/autres" (p. 155), représente le cas, entre autres, des exilés espagnols que Camus connaissait bien, et le conflit provoqué par la nostalgie des racines fait que c'est "un esprit confus"; mais la langue coupée, symbole de la censure en général, "se rapporte aussi, plus spécifiquement, à la censure soviétique" (p. 158) (on se serait plutôt attendu à la censure franquiste!).

Ici encore, IC relève des traces de la fonction initiatique, à travers divers symboles comme le soleil monstre/guide, l'arrêt du temps, les actes rituels ou sacrificiels et, ainsi que dans d'autres œuvres, c'est l'approche de la mort qui fait entrevoir le royaume et parvenir à l'accord soi/monde et même soi/univers.

Les Muets. - "La séparation partielle du monde connue par Yvars a donc son endroit: un
accord partiel aussi, car limité au moment, qui le met en harmonie avec l'univers aussi bien
qu'avec lui-même" (p. 166). Soit!

Cependant, IC prétend, à la suite de R. Quilliot, pour qui ce texte est "quasiment libre de
toute intention symbolique", que "quant au scénario initiatique, on n'en retrouve aucun

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vestige dans cette nouvelle" (ibid.). Voire! Certes, Camus avait confié à Quilliot, à propos des Muets, dont l'idée était née en 1952, ceci: "J'ai voulu faire, moi aussi, du réalisme socialiste" (Albert Camus, Pléiade I, p. 2045). Or la nouvelle n'a été rédigée que trois ans plus tard, en 1955, et, entre temps, l'insurrection algérienne s'était déjà déclenchée (1. 11. 1954). Ne pourrait-on alors voir dans ce texte, sur un plan symbolique, une tentative de Camus pour montrer d'abord que tous les Pieds-noirs n'étaient pas des nantis, ensuite que le vrai problème était la lutte des classes, le sort des ouvriers algériens et européens usés par le travail manuel étant identique et le combat face au patronat commun (Saïd, le seul Arabe, dans toute l'œuvre de Camus à avoir un nom, participe à la grève), d'où la nécessaire solidarité (Yvars partage son sandwich avec Saîd)?

Par ailleurs, pour la fonction initiatique, ne pourrait-on voir la grève comme un ghetto/ une grotte? Le refus de dialoguer du patron, c'est-à-dire le silence qu'il impose à ses employés (cf. "Yvars, les dents serrées, voulut parler mais ne pouvait pas", Pléiade I, p. 1604, ou "tous pensaient en même temps que lui (...) qu'on leur avait fermé la bouche", ibid. p. 1605) ou le silence qui suit la mort de la fillette comme un arrêt du temps? Les regards constants qu'Yvars jette à la mer ou mieux ce besoin de voir et de toucher l'eau (cf. "Il allait vite, il voulait retrouver la vieille maison et la terrasse [d'où l'on voit la mer]. Il se laverait dans la buanderie avant de s'asseoir et de regarder la mer qui l'accompagnait déjà", ibid. p. 1608) comme un besoin de purification? Le rapprochement entre ces hommes, une fois que le malheur a frappé, comme une deuxième naissance (cf. "Yvars (...) dit bonsoir lui aussi, mais avec tout son cœur, et ils lui répondirent avec la même chaleur," ibid. p. 1608)?

L'Hôte. - L'action est ancrée dans le réel: exil de Daru, loin des siens, au milieu d'une population
arabe, donc hostile; exil de l'Arabe pourchassé par la police, hébergé par un Européen,
donc un membre de la communauté ennemie.

Une petite bavure: IC nous dit que l'Arabe ne choisit pas l'exil total parmi les nomades parce que, entre autres, "ils sont généralement berbères, donc de langue différente" (p. 169). D'abord, il s'agit de nomades des Hauts-Plateaux - et non du Sahara - qui sont plutôt arabophones, sinon bilingues; ensuite, ni Camus ni les autres Pieds-noirs n'ont jamais fait de différence entre berbérophones et arabophones: Tous les colonisés étaient "des Arabes" (voir supra); et "l'Arabe" de la nouvelle peut très bien connaître le berbère.

Pai ailleurs, Daru peut très bien être l'envers ou le pendant de Meursault: en se solidarisant avec "l'Arabe", il est renié par les siens, sans pour autant être agréé par les Arabes, puisqu'ils le condamnent à mort, tandis que Meursault, en se solidarisant avec les siens, est amené à éliminer "l'Arabe", sans pour autant pouvoir resterparmi les siens, puisqu'ils l'exécutent.

Jonas ou l'Artiste au travail. - A la suite de bien d'autres critiques, IC voit dans l'opposition solidaire/solitaire ou Royaume/Exil le conflit soi/soi et soi/monde. A la suite de bien d'autres encore, elle s'appuie sur la parabole biblique pour conclure que "l'exil de Jonas aurait une fonction initiatique" (p. 176).

Ne pourrait-on pas dire aussi que ce désarroi de l'artiste Jonas, c'est également celui de l'écrivain Camus devant le drame algérien, qui, après l'échec de son "Appel à la trêve civile" et jusqu'à l'accident fatal, opte purement et simplement pour le silence, afin de n'être ni Meursault ni Daru?

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La Pierre qui pousse. — D'Arrast, aidant le coq à porter sa pierre, a une chance, au milieu de
son exil, de s'intégrer au peuple d'accueil; mais, se trompant de destination, il lui rend un
mauvais service, et, comme Daru, il ne peut entrevoir qu'un royaume partiel.

IC découvre, ici aussi, des éléments initiatiques qui amènent d'Arrast, au seuil de la
mort, à une prise de conscience existentielle lui faisant ressentir "une nouvelle naissance vers
laquelle il a été 'poussé' par la pierre" (p. 185).

Il ne serait pas outré, à mon avis, de considérer que l'aide apportée par d'Arrast au coq peut aussi symboliser l'aide concrète apportée par Camus aux Algériens, que son refus inconscient de déposer la pierre à l'église des indigènes peut symboliser l'impossible intégration du Piednoir en milieu musulman, d'autant plus que IC, dans sa conclusion du chapitre, dit clairement que c'est le "conflit d'identité qui est bien le dénominateur commun des six protagonistes" (p. 188).

Conclusion

Lorsque le héros parvient à l'accord soi/monde lui permettant d'accéder à l'accord soi/soi et soi/univers, il est maintenu dans la séparation soi/autres. Lorsqu'il parvient à l'accord soi/ autres, c'est en sacrifiant les trois autres. Plus rarement, c'est l'accord soi/soi qui est dominant. "(...) ainsi, chez presque tous les personnages, on peut noter une fluctuation entre les différents niveaux de l'exil" (p. 191).

Le thème de l'exil est central, malgré les variantes, dans l'œuvre de fiction de Camus: "né dans la révolte, il est maintenu par la révolte; il se manifeste par de cruels conflits d'identité; cependant, il peut aussi conduire à une prise de conscience existentielle par sa fonction initiatique, ouvrant ainsi une voie vers le royaume" (p. 192).

Il est dit, dans les dernières lignes: "Ayant personnellement connu les affres de l'exil, Albert Camus était parmi les plus aptes à nous livrer un message sur ce thème". Que Camus ait, de façon magistrale et unique, traité de ce thème dans des œuvres de fiction, aucun doute làdessus. Mais n'exagérons pas son expérience personnelle de l'exil. Ce qu'il a ressenti lors de voyages culturels ou touristiques à Prague ou à New York et même lors des trente mois (11.11.42 - 8.5.45) de séjour forcé à Paris, qui, soit dit en passant, lui ont permis de rencontrer l'intelligentsia de la rive gauche et même de prendre une part active dans la Résistance, n'est rien en comparaison avec ce que ressent le montagnard maghrébin s'usant chez Renault à Boulogne-Billancourt, le campagnard turc fondant dans les mines de la Ruhr, le broussard africain se morfondant dans le chômage à Brixton, sans parler du déporté de Dachau ou du Palestinien de Sabra et j'en passe. Le véritable exil de Camus est d'ordre intérieur: l'appartenance à une minorité étrangère dominant une majorité indigène et le conflit d'identité, c'est d'être Français d'Algérie, c'est-à-dire ni Français ni Algérien; et même ces "affres" ne sont rien à côté de celles du colonisé en général et du Sud-Africain en particulier.

Dans l'ensemble, la profession de foi exprimée dans Y Introduction est respectée, sauf lorsque Isabelle Cielens déclare que son étude est "spécifiquement littéraire". En effet, ces problèmes d'exil et de conflits d'identité, placés sur le plan psychologique ou projetés sur un plan métaphysique, en passant par les écluses morales ou sociologiques, sont on ne peut plus philosophiques; autrement, en quoi consisterait alors la philosophie? Certes, Camus a eu, à plusieurs reprises, l'occasion d'alléguer qu'il n'est pas un philosophe ni un moraliste, en précisant dans le Discours de Suède qu'il est "un artiste"; n'empêche que, dans son œuvre, il est tout cela à la fois.

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Le thème central qu'est l'exil dans l'œuvre de fiction de Camus est décodé à la loupe, aux trois niveaux structurels: l'expérience personnelle, le contexte socio-historique, la transposition métaphysique. Ce thème a bel et bien été étudié par d'autres, mais ici il est codifié et analysé en fonction des deux volets du diptyque séparation/accord. De même, les différents symboles de la panoplie camusienne (soleil, mer, ciel, etc.) ont été déchiffrés par d'autres, mais ici ils sont mis en relation avec une fonction initiatique. Et c'est précisément l'élaboration de cette fonction, à des degrés différents selon les textes abordés, qui fait toute l'originalité et tout le mérite de l'ouvrage.

Bien que ne faisant allégeance à aucun gourou de la critique, la méthode est tout à fait valable. Certes, la linéarité (pour créer un néologisme) de la démonstration n'est pas exempte de petites irrégularités dans le sens de l'au-delà et de l'en deçà, ce qui est fatal dans toute systématisation; mais n'est-ce pas le propre de toute la critique littéraire, qui, au bout du compte, n'est qu'une science conjecturale, si tant est que ce soit une science? Surtout s'agissant de ce mystère d'Eleusis qu'est l'œuvre de fiction de Camus.

Il est déjà fort méritoire de s'attaquer à une œuvre qui a fait couler tellement d'encre. Une gageure presque! En tout cas, malgré quelques peccadilles et autres imperfections vénielles, c'est un travail solide, bien charpenté, qui donne un reflet nouveau à la mosaïque camusienne. De surcroît, le langage est clair et limpide, la langue pure et correcte, le style sobre et agréable; la bibliographie bien achalandée; la partie matérielle et technique, malgré quelques coquilles négligées par la liste des Errata jointe au livre, largement honorable. Bref, l'ouvrage mérite d'être lu non seulement par les initiés mais aussi par les novices ou les néophytes.

Qu'lsabelle Cielens ne se laisse ni offusquer par mes égratignures, somme toute inoffensives, ni démonter par mes suggestions, somme toute innocentes: je ne suis pas patenté pour jouer les hiérophantes ni les hiérokéryx. La thèse a déjà franchi gaillardement et allègrement les obstacles initiatiques de l'Université; souhaitons à son auteur de pouvoir, au fond de son exil - il n'y a pas toujours antonymie ni antinomie - se découvrir ou se forger un royaume.

Gh ani Me rad

Copenhague