Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Travaux de linguistique, 9-10, Tradition grammaticale et linguistique: l'Essai de Grammaire de la Langue Française de Jacques Damourette et Edouard Pichón. Université de Gand, 1982-83. 196 p.

Odile Haimøy

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Le service de linguistique française de l'Université de Gand a organisé le ler octobre 1982 une journée d'études consacrée à Damourette et Pichón (D&P), à l'initiative du comité de rédaction des Travaux de linguistique. Le tome 9-10 des Travaux reproduit les communications de cette journée.

Dans l'avant-propos, Rika Van Deyk présente les différentes contributions et tente une synthèse des débats, ce qui est un véribable tour de force, vu la diversité des sujets abordés et les divergences de points de vue. Suivent ensuite onze articles répartis en quatre soussections: 1) une "présentation" de YEssai (EGLF), par Marc Wilmet; 2) un article sur la terminologie de D&P, de Jacques Pohl; 3) cinq articles groupés sous la rubrique "thèmes généraux"; et 4) quatre articles traitant de "thèmes particuliers", dont deux sur la construction causative. Le recueil se termine par une bibliographie établie par Bruno Callebaut, qui donne le catalogue des publications communes de D&P, et aussi des œuvres qu'ils ont publiées séparément.

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Dans sa présentation de I'EGLF (p. 15-19), M. Wilmet dégage les mérites de l'œuvre - cette grammaire "réserve aux spécialistes un tant soit peu fouineurs de précieuses trouvailles", elle "ne verse jamais dans le normativisme étriqué" (p. 17), les "hypothèses, enfin, sont avancées avec une prudence réellement scientifique" (p. 18) - et il annonce les objectifs de la journée d'études: "Mesurer l'acquis, prolonger les conclusions, tels sont (...) les buts de notre rencontre" (p. 18). Il émet aussi le vœu que les débats puissent rappeler que D&P, malgré tous les défauts qu'on peut leur reprocher - "défauts tellement gros qu'ils en deviennent risibles" (p. 16) -, "sont aussi des linguistes hors du commun et pour tous les temps" (p. 18).

C'est un beau programme, et dont on se réjouit. Nous allons voir dans quelle mesure les
auteurs des diverses communications ont atteint cet objectif.

"Que reste-t-il dans la pratique actuelle de la terminologie de Damourette et Pichón? ", c'est la question que se pose J. Pohl (p. 21-33), et pour y répondre, il a mené une enquête auprès d'une "bonne cinquantaine de collègues", leur demandant quels termes ils empruntaient à D&P dans leurs publications en cours, et quels étaient à leur avis les cinq mots qui avaient le mieux survécu. Il s'avère que le terme de locuteur mérite une place spéciale, "hors concours", vu l'importance qu'il a prise en linguistique contemporaine. Ce serait aussi le seul terme de D&P qui ait droit d'entrée dans les dictionnaires. Le mot tiroir a droit également à une mention particulière: son succès est "pleinement justifié", dit JP, vu que "correspondant à l'anglais tense, il évite toute confusion entre 'temps de la conjugaison' et 'temps chronologique' " (p. 32). Sinon, à part les termes de parlure, assiette, discordantiel, forclusif, usance, allocutaire, strument et nynégocentrique, il faut bien admettre que la terminologie de D&P a été un échec: "je n'en connais pas de plus glorieux", conclut JP, après une envolée lyrique sur cette "œuvre monumentale qui fait penser à un champ de ruines antique" (p. 33).

Le ton est bien différent quand André Joly dans "Damourette et Pichón linguistes de langue ou linguistes de discours?" (p. 35 à 51) se propose "d'examiner I'EGLF du point de vue de la théorie générale du langage à la lumière de la psychomécanique" (p. 35) - choix justifié, nous est-il expliqué, par le fait que G. Guillaume et D&P étaient contemporains et se connaissaient. Guillaume aurait reproché à D&P de ne pas être des linguistes de langue, mais uniquement des linguistes de discours. AJ, étudiant l'exposé de D&P sur la négation, arrive à la même constatation: "D&P se gardent bien d'avoir une idée théorique de la négation" (p. 48). La conclusion ressemble à une condamnation sans appel: "D&P sont certes d'excellents linguistes de discours (YEssai est, et demeurera sans doute longtemps un monument de la grammaire française), mais à aucun moment ils ne se situent au plan de la langue (...), le seul lieu d'où l'on puisse rendre compte des faits de discours". N'y a-t-il pas là d'ailleurs une contradiction interne? On s'étonne parfois de la virulence du ton et de l'hostilité latente. Ainsi, critiquant chez D&P "le recours systématique au sentiment linguistique érigé en principe d'analyse" (p. 45) - mais le "sentiment linguistique" est-il autre chose que la compétence remise à l'honneur par la grammaire generative? -, AJ poursuit en citant le par. 2418 de I'EGLF, qui sert toujours de preuve quand on veut taxer D&P de "racisme", et qualifie leur attitude de "totalement ridicule et.de plus.déplacée dans un ouvrage à prétention scientifique" (ibid.). Le plus curieux, c'est que pour appuyer cette assertion de "prétention scientifique", une parenthèse relève que la réédition de 1970 a bénéficié du soutien du CNRS! Nous sommes en plein anachronisme. Plus nuancée était l'attitude de M.Wilmet qui conseillait de replacer "le prétendu racisme de D&P (...) dans son contexte historique" et de le ramener "à de justes proportions" (p. 17).

Les communications suivantes peuvent se classer en deux groupes, suivant que les auteurs

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s'acharnent à dénigrer ou tâchent au contraire de présenter les qualités de YEssai. Dans "Damourette et Pichón précurseurs de renonciation" (p. 53 à 65), Catherine Fuchs analyse trois niveaux auxquels se manifeste ladimension enunciative dans I'EGLF: celui de la "penséelangage",des fonctionnements "locutoire/délocutoire", et celui du "nynégocentrisme". Elle explique le "relatif oubli dans lequel la linguistique a longtemps tenu l'œuvre de Damourette et Pichón" par "l'hégémonie d'un certain structuralisme évacuant le sens et hostile à tout 'psychologisme' " (p. 63), et montre que l'analyse de D&P est souvent "plus fine que bien des approches récentes" (p. 56). La conclusion est pleinement positive: "Si l'on accepte (...) de dépasser certains 'barrages' à la relecture (...), on s'aperçoit que cet ouvrage (I'EGLF) allie de façon rare une série d'intuitions pénétrantes, une amorce de théorisation des mécanismeslinguistiques fondée sur la dimension énonciative du langage, et une analyse extrêmementfine des faits énonciatifs et de leurs effets discursifs" (p. 64). Dominique Willems - "Sur le rapport entre données et théorie dans I'EGLF de Damourette et Pichón", p. 67 à 79 - s'interroge sur "la place des données dans la recherche linguistique contemporaine" (p. 67): deux attitudes s'opposent, certains pensent qu'il faut partir des données pour construire une théorie, d'autres qu'il n'y a pas de donnée pertinente sans théorie. La démarche de D&P serait de la théorie aux données (p. 78): "le linguiste reste tout puissant par rapport aux faits à décrire et en ceci I'EGLF ne diffère pas essentiellement des recherches plus récentes en linguistique" (ibid.). Pour arriver à cette constatation plutôt favorable, DW a examiné le chapitre des constructions impersonnelles dans I'EGLF: "ce qui frappe", lit-on p. 73, "c'est l'ampleur (...) et l'hétérogénéité des données présentées". Le fait qu'elles soient présentées en vrac et ne soient pas organisées masque les contraintes, dit DW, et empêche de saisir les régularités de la construction impersonnelle. La conclusion est que "malgré la masse des données présentées, celles-ci ne contrôlent que très partiellement la théorie" (p.77). L'article suivant "Pour une évaluation idéologique des exemples choisis par Damourette et Pichón" (p. 81 à 92) est écrit en collaboration. Les auteurs - J.M. d'Heur, B. Stampart-Kestermans et D. Stampart - examinent les raisons qui ont présidé au choix des plus de 34.100 exemples de I'EGLF. Ils s'étonnent de la place accordée aux exemples empruntés à l'ancien français dans une œuvre qui se veut synchronique, mais expliquent ce parti pris par l'idée de "la permanence des notions" (p. 84). Outre les raisons d'ordre chronologique, ils dégagent des raisons d'ordre technique et idéologique. Dans "Diachronie et linguistique dans I'EGLF" (p. 93 à 101), Olivier Soutet souligne la position souple et moderne de D&P devant la dichotomie synchronie/diachronie, et précise la place de la dimension diachronique dans l'œuvre de D&P, qui se voit assigner une triple fonction, didactique, exemplifiante et heuristique (p. 93).

Dans la section "thèmes particuliers", on trouve d'abord deux articles traitant de la constructionfactitive. Le premier, de Liliane Tasmovski, "l'immixtion causative", p. 103 à 126, s'attache dans une première partie à dévoiler les faiblesses du système proposé par D&P, puis à comparer leur analyse avec le traitement de cette construction en grammaire relationnelle.On peut regretter le parti pris de l'auteur d'utiliser sans l'expliquer la terminologie de D&P, sous prétexte qu'elle est "en général immédiatement compréhensible à partir du contexte et pour le reste expliquée de manière adéquate dans le glossaire d'Yvon" (note 1, p. 124). Dès les premières lignes, l'auteur jongle avec les termes de "conspicience", "compiè tan ce", "réceptacle", "about dicéphale", "entrejet nominal", etc., et on peut se demander si le sens d'une phrase comme "si l'ayance ou l'écart assomptival d'un factif verbal délocutif sont consubstantielsau soutien et s'expriment agglutinativement, ils apparaissent sous la forme du réfléchi se" (p. 106), est toujours forcément limpide à la première lecture pour un noninitié.La

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initié.Lacomparaison avec la grammaire relationnelle n'est pas favorable à nos auteurs (on s'en serait presque douté). La conclusion ne laisse pas de surprendre néanmoins, "il est bien évident qu'en reprenant l'optique de D&P un grand pas en arrière est fait du point de vue théorique et que les faits sont décrits d'une façon tout à fait superficielle", lit-on p. 119. Ce serait tout de même un comble que les théories les plus modernes n'aient pas fait avancer les recherches par rapport à une grammaire écrite il y a un demi-siècle! Plus intéressante est la communication de Eugeen Roegiest "/l et par dans la construction factitive: I'EGLF dans la perspective de la linguistique contemporaine" (p. 127 à 139). C'est d'ailleurs la seule du recueil peut-être qui "prolonge les conclusions", ce qui était le but annoncé. L'optique là encore est celle de la grammaire relationnelle, mais ER s'attache à montrer la justesse de la description de D&P: "Tout en reprenant le principe de la grammaire relationnelle (...), nous aboutissons à une description analogue à celle de I'EGLF" (p. 133). L'exposé est clair et bien mené, et ER esquisse une explication nouvelle au problème épineux de la concurrence entre à et par dans la construction factitive. Co Vet, dans "Quelques remarques sur la valeur descriptive et explicative du système temporel de Damourette et Pichón" (p. 145 à 163), après avoir rappelé quelques "traits saillants" de la grammaire de D&P - à savoir leur "mentalisme",et ses conséquences "méthodologiques" —, expose le système temporel de Jespersen (comtemporain de D&P) pour le comparer aux systèmes de D&P. Sur un point, "la valeur descriptive des systèmes de D&P est (...) supérieure à celle que présente celui de Jespersen" (p. 154). Mais il est reproché à D&P de donner des explications "ad hoc" (p. 161), et la conclusion est là encore assez accablante, le mérite de l'œuvre "réside surtout et presque exclusivement dans le côté descriptif et observationnel", "les bases théoriques sont faibles", et la grammaire de D&P a "peu de valeur du point de vue explicatif' (p. 162). Le dernier article "L'imparfait, expression de l'actualité toncale en bulgare", de Karinne Eyckmans (p. 165 à 179), donne un aperçu rapide sur le système verbal du bulgare moderne — mode, aspect et temps -, puis, rappelant "quelques notions importantes de D&P" (p. 171), étudie dans cette perspective l'imparfait bulgare en complétive, dans le discours indirect et dans le style indirect libre. Cette étude permet à l'auteur d'arriver "à la même conclusion que D&P: l'imparfait (...) est l'expression de l'actualité toncale pure" (p. 175).

Le livre refermé, on reste un peu perplexe. Je passe sur les coquilles, négligences et incorrections dont sont émaillées trop de pages. Mais on peut se demander avec Co Vet (p. 162) si "on ne risque pas d'être trop injuste en considérant avec un regard moderne un travail gigantesque commencé il y a soixante-dix ans". La démarche qui consiste à montrer qu'on fait "un grand pas en arrière" en reprenant les analyses de D&P est évidemment absurde. Et on peut craindre que le néophyte n'ait été découragé d'avance tant on aura insisté sur le côté superficiel des analyses, le manque de "théorie", la difficulté de la terminologie, le mentalisme, voire le racisme de D&P, au lieu de se concentrer sur les aspects positifs de l'œuvre, trop souvent présentés en termes vagues et ronflants. Est-il sûr que le tome 9-10 des Travaux puisse accomplir sa mission qui était de tirer de l'oubli cette grammaire au "vocabulaire hirsute", "peu lue ou mal consultée", et "souvent vénérée ... de loin", pour reprendre les jolies formules de M. Wilmet (p. 17)? On peut en douter.

Trondheim