Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Marc Eli Blanchard: In Search ofthe City. Engels, Baudelaire, Rimbaud. Stanford Franch and Italian Studies 37, Stanford, Anma Libri, 1985. 159 p.

Per Buvik

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S'interroger sur l'existence de la ville peut paraître surprenant aujourd'hui. Si on met l'accent sur l'article défini: la ville, on se verra, pourtant, entraîné dans une discussion moins empirique qu'épistémologique et qui s'avère susceptible d'être approfondie par l'étude des textes littéraires.

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Une belle preuve en est l'ouvrage récent de Marc Eli Blanchard intitulé /« Search ofthe City. Abordant successivement Engels, Baudelaire et Rimbaud, l'auteur y montre que tout en se proposant d'explorer la même réalité, à savoir la grande ville (Londres, Manchester, Paris), les trois écrivains en présentent, cependant, chacun son image personnelle. Et les divergences ne sont pas réductibles à la diversité objective des villes en question ou des genres littéraires utilisés: elles relèvent plutôt du fait que les analyses et les descriptions de la réalité (urbaine ou non) sont variables, étant déterminées par des conceptions historiquement datées et définies individuellement et socialement.

A titre de démonstration, Engels, malgré sa bonne volonté, ne franchit jamais, à proprement parler, les limites de sa position d'observateur bourgeois. 11 s'intéresse à la misère, mais il n'est jamais capable de l'envisager autrement que du dehors; donc, jamais, pour lui, un misérable ne peut être autre chose qu'un misérable. En effet, son but n'est pas de comprendre les pauvres et de s'identifier avec eux, mais de mettre en évidence l'injustice créée par le système capitaliste. C'est pourquoi la ville, dans la version d'Engels, est pour ainsi dire abstraite, caractérisée n les habitats les forces et les fonctions nue l'on "eut v découvrir, n!utôt eue par les êtres humains qui l'animent. Tout en déplorant l'exploitation et l'aliénation des classes populaires, le futur collaborateur de Marx est amené à n'en montrer que le rabaissement. Cette opération est paradoxale, car si l'ouvrier est éliminé en tant que sujet, à qui peut-on s'adresser pour engager la lutte contre l'oppression? Fondamentalement, l'écriture d'Engels et l'idéologie qu'à son insu elle véhicule sont solidaires de l'inhumanité industrielle.

Avec Baudelaire, la perspective est très différente, la ville apparaissant par excellence chez lui comme la scène du spectacle, des flâneries, des rêveries. Alors que le présent est nié ou escamoté par Engels, orienté en même temps vers le passé et l'avenir, c'est le présent seul qui compte pour le poète des Fleurs du Mal. Alors que l'auteur de la Situation de la classe laborieuse en Angleterre s'applique à effacer sa subjectivité, Baudelaire affiche la sienne, la glorifiant comme unique point de référence. Or, le subjectivisme outré, doublé du culte de l'immédiat, conduit fatalement à la perte de soi: s'identifiant aux expériences qui s'offrent à lui, le poète n'a plus aucune substance (psychique et intellectuelle) donnée une fois pour toutes; il se transforme en un être perpétuellement à la dérive. L'un des aspects fascinants de la poésie baudelairienne réside, sans doute, dans cette ambiguïté du soi souverain et du soi perdu. De son point de vue, Walter Benjamin a excellemment analysé les efforts de Baudelaire en vue de créer une aura à l'image des temps nouveaux, efforts queje considérerais, pour ma part, comme une tentative (plus ou moins réussie) à'érotiser l'isolement. Le premier poète de la modernité persiste donc à accorder une valeur primordiale au sens, au sens de l'existence (du citadin, du flâneur) comme à celui du langage poétique.

Rimbaud, pour sa part, radicalise cette position qui n'est qu'en germe chez Baudelaire, puisqu'il semble renoncer à toute communication et à toute perception cohérente. Il est peut-être paradoxal qu'il insiste tant sur le non-sens; toutefois, dans l'optique rimbaldienne, la ville devient un gigantesque cirque magique qu'il prend plaisir à évoquer. Comme l'affirme Marc Eli Blanchard: "(...) thè subject does not attempi to discover thè reality behind thè fiction, nor does he seem to construct a fiction to replace the reality which has him frustrated, but he engages thè city in the magie of his own observance. A poetic observer having forgotten his place in thè city, in the world, now looks at thè city which escapes him and talks about the escape" (p. 134). Cette analyse va à rencontre de la thèse d'Atle Kittang qui considère l'illisibilité de Rimbaud comme une stratégie littéraire choisie pour dépasser l'impuissance du poète romantique à donner un sens à son aliénation. La réalité dans son ensemble

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est pour Rimbaud dépourvue d'essence et, par conséquent, impossible à être définie conceptuellement.
C'est dire qu'avec lui, la ville n'existe plus comme objet de connaissance.

Il me semble que le livre de Blanchard n'apporte rien de bien nouveau. Ses analyses sont, en revanche, d'une clarté remarquable, quoique je ne puisse approuver que les citations soient données en anglais aussi bien qu'en français dans le corpus même. Il faut dire, d'autre part, que la thèse centrale est poussée à l'extrême, étant donné que la ville disparaît complètement. En tout cas, le critique aurait beaucoup gagné à adopter une perspective plus explicitement

Pourquoi Engels, Baudelaire et Rimbaud envisagent-ils la ville si différemment? Cette question n'est jamais vraiment posée dans In Search of the Gty. C'est dommage, car, que l'auteur le veuille ou non, la problématique analysée est indissociablement liée à l'évolution historique. On peut aussi contester la juxtaposition d'un penseur politique et de deux poètes géniaux, dans la mesure où leur manière de penser et leurs aspirations ne se situent pas au même niveau.

Bergen