Revue Romane, Bind 21 (1986) 1

Pour une nouvelle approche du roman picaresque

par

Kathrine Sørensen Ravn Jørgensen

Notre projet est de faire une mise au point des études existant jusqu'à présent sur le roman picaresque. Ces études prennent deux directions: elles tendent soit à expliquer le roman picaresque comme étant le produit de l'état de décadence socio-économique qu'a connu l'Espagne aux XVIe et XVIIe siècles et donc à considérer le genre comme un phénomène littéraire clos, soit à présupposer l'existence d'un genre romanesque qui peut être nommé "picaresque", les liens historico-littéraires espagnols étant mis à part, en d'autres termes à considérer ce genre comme un phénomène littéraire ouvert.

Nous essayerons de rapprocher ces deux tendances en dissociant le thème picaresque du roman picaresque afin d'étudier la nature de ce thème, sa "permanence", son rapport à l'histoire littéraire (en France), d'une part, et aux genres, d'autre part. Ce procédé nous permettra en premier lieu de suivre le cheminement du thème picaresque à travers l'histoire littéraire tout en remarquant la permanence de certains traits et l'évolution de certains autres. En étudiant les traits de caractère du picaro, le processus de sa "formation" dans le temps, et en mettant en lumière l'évolution de ces aspects, notre approche permettra en second lieu de caractériser le roman picaresque comme un précurseur du roman-mémoires du XVIIIe siècle et du roman de formation, c'est-à-dire comme un modèle primaire du roman moderne.

L'approche historique et anhistorique du roman picaresque

Les études qui ont été faites sur le roman picaresque peuvent se diviser en deux catégories, en fonction de leur approche. D'une part, celles qui procèdent d'une approche historique et qui abordent le genre essentiellement dans son contexte historique. Les études "historiques" se sont limitées à la tradition espagnole, postulant que la vie et la littérature picaresques répondent à des qualités spécifiquementespagnoles. Elles ont, par conséquent, mis au centre de leur analyse le milieu social et la situation littéraire qui provoquaient une réaction contre les "romances". Elles soutiennent la thèse que le roman picaresque s'est transformé,

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à l'extérieur de l'Espagne, en un autre type de roman, ou a été, à la rigueur, une imitation consciente du modèle espagnol. F. W. Chandler l'explique ainsi: En Espagne, "le roman de gueuserie avait fait son temps et accompli sa mission", et son développement dans les autres pays européens devait produire un autre type de roman, l'observation et l'intrigue se voyant subordonnées à l'importance attachéeau personnage en France, et le rôle du personnage étant remplacé par l'accent mis sur la moralité en Angleterre "où la scène du conflit se situait au niveau de la conscience". Les romans espagnols ne se développaient pas en un roman picaresque nouveau ou différent, mais "passant par les romans de mœurs, ils prenaient la forme du roman moderne de personnages".l

D'autre part, il y a les études qui procèdent d'une approche anhistorique et qui conçoivent le roman picaresque comme un genre qui n'est pas lié à une période historique donnée. Les études "anhistoriques" soutiennent que le roman picaresque, ni par sa forme, ni par son thème ne répond à des conditions sociales spécifiques et propres à l'Espagne. Le roman picaresque est considéré comme une forme romanesque ouverte qui continue à se développer et à exercer une influence dans la littérature européenne. Les études anhistoriques tendent à se limiter, à examiner certains traits du contenu picaresque dans les diverses œuvres, plutôt que le genre picaresque dans sa totalité. Une des conséquences en est que l'on a assigné à la totalité de l'œuvre la qualité de l'une de ses parties. Citons Robert Al ter2 qui relève, en tant que situation fondamentale du roman picaresque, le thème de la solitude et celui de la marginalité du héros, deux thèmes qui expriment, selon Alter, une certaine condition de l'homme, propre à ce genre. Ou encore Alexandre A. Parker qui trouve un dénominateur commun dans le personnage du délinquant "contrevenant aux lois morales et aux lois civiles" 3. Ces études, qui cherchent un seul trait commun (ou qui en cherchent un petit nombre) entre les romans postulés comme étant une continuation de la tradition picaresque, risquent de faire un emploi si large et si vague du terme qu'il porte à confusion et finit par devenir une simple étiquette peu utile en tant que concept et instrument critiques.

Comment trouver un équilibre entre la conception du roman picaresque au sens strict (historique) et sa conception au sens large (anhistorique)? Car si le "picaresque" est bien lié àla tradition espagnole des XVIe et XVIIe siècles, c'està-dires'il est à considérer comme un phénomène historique, comment expliquer et traiter les phénomènes transhistoriques du "picaresque", c'est-à-dire les traits picaresques qui apparaissent dans des œuvres appartenant à d'autres périodes historiques et dans d'autres littératures nationales? Le problème pour nous a donc été de savoir comment, à la fois, prendre comme point de départ le phénomènehistorique dont le terme "picaresque" tire son origine et construire un

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"noyau" de traits qui ne soit pas soumis au changement historique, tout en laissantle
champ ouvert pour la description du développement interne du genre, des
transformations qu'il connaît à travers l'histoire.

L'approche "modale"(= thématique) et générique

Une troisième approche a tenté de trouver une réponse à ces questions. Prenant comme point de départ la théorie générale du récit, l'interprétation de Scholes du roman picaresque est àla fois "modale" (= thématique) et générique4. Les modes établis par Scholes reposent sur le contenu, leur définition comportant exclusivement un élément thématique traduit par une attitude existentielle (romantique, satirique, tragique, picaresque, sentimentale, comique, historique). Les modes tels que les définit Scholes sont, en d'autres termes, de grandes catégories thématiques qui précèdent la naissance des genres: Scholes parle de catégories "préromanesques" (prenovelistic). Les modes sont supposés comporter des constantes thématiques qui ont une certaine valeur transhistorique, c'est-à-dire que ces catégories thématiques peuvent traverser les œuvres dans n'importe quelle période littéraire et dans toute littérature nationale. Les modes peuvent.en outre, dans l'optique de Scholes, être présents à des degrés variés et à côté d'autres modes dans un grand nombre d'oeuvres. Exemple: le picaresque dans un roman "naturaliste" de Zola. Cette conception des modes en tant que constantes thématiques justifie et explique l'emploi très large de termes tels que "comique", "tragique", "picaresque", "sentimental", etc.

Scholes distingue le mode du genre, utilisant le terme "genre" pour l'étude d'œuvres individuelles considérées sous l'angle de leur rapport avec des traditions spécifiques, historiquement identifiabless. Les études génériques ont plus précisément pour objectif de grouper les œuvres de telle manière qu'elles soient reliées aussi bien aux modes qu'aux traditions littéraires (sans que la spécification de l'œuvre particulière soit sacrifiée). Le roman picaresque, dans cette perspective, serait un genre spécifique, lié à la tradition espagnole des XVIe et XVIIe siècles et dont la tonalité (thématique) est dominée exclusivement (ou presque) par le mode picaresque. Le picaresque serait un thème qui pourrait traverser des œuvres qui n'ont aucun lien avec la tradition espagnole. Les œuvres pourraient incarner ce thème soit de manière prédominante comme dans les œuvres contemporaines citées par Albérès dans son article intitulé "Renaissance du roman picaresque"6, soit à un degré plus faible et avec d'autres modes comme dans le roman naturaliste.

L'approche à la fois thématique ("modale") et générique pourrait ainsi contribuerà
réconcilier les deux approches opposées, l'approche historique et l'approche
anhistorique — dans la mesure où elle dissocie le thème picaresque du roman picaresque,en

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resque,enpostulant qu'il peut y avoir du picaresque hors du roman picaresque, comme il peut y avoir des romans picaresques qui sont plus "picaresques" que d'autres. C'est en nous inspirant de la théorie des "modes" (- thèmes) de Scholes que nous allons - après avoir présenté les thèmes en général - procéder à une étude systématique du thème picaresque en vue d'étudier sa nature, sa "permanence",son rapport avec d'autres thèmes, avec l'histoire littéraire (en France) et avec les genres, de même que nous allons étudier l'évolution que le thème picaresquesubit en suivant ce parcours.

Quelques remarques sur les thèmes en général

Dans notre thèse, La Théorie du roman. Thèmes et modes (en cours de publication) 7, nous avons établi une classification des thèmes et sous-thèmes reposant sur la distinction faite par Aristote des trois parties constitutives de l'objet imité (l'histoire): la fable, les caractères, la pensée. Pour Aristote, la fable est la partie principale de l'objet imité, à laquelle les deux autres parties sont subordonnées: elle représente "l'âme de la tragédie". Aristote entend par là que l'intérêt réside principalement dans le changement qui survient dans la situation du personnage, faisant passer le héros du bonheur à l'infortune ou vice versaB.

Les théoriciens, tels que Frye^, qui se réclament d'Aristote et qui entendent rester fidèles à sa doctrine, ont tendance à continuer à considérer la fable comme l'élément organisateur de l'histoire de l'œuvre romanesque. Or, si la hiérarchie établie par Aristote entre les trois parties constitutives de l'objet imité trouvait sa justification dans la pratique des œuvres de l'époque d'Aristote, elle n'est plus valable pour un grand nombre de romans modernes. C'est la raison pour laquelle il serait erroné de continuer à établir des catégories thématiques qui se réduisent à des catégories d'action à une époque où toutes les œuvres ne mettent plus l'accent sur la suite ou l'enchaînement causal des événements, autrement dit, où l'intérêt de l'œuvre ne réside plus forcément dans un changement de la situation du personnage mais peut résider dans un changement de son caractère ou de sa pensée. En effet, la catégorie d'action ne s'applique ni au roman de formation, ni au roman-mémoires, ni au roman d'analyse, ni au roman réaliste ou naturaliste, où l'évolution psychologique, morale ou sentimentale du personnage prédomine sur l'action, ni au roman de conscience du XXe siècle, dont le processus mental du personnage constitue la partie essentielle de l'histoire.

Les romans peuvent comporter comme élément prédominant et formateur de l'histoire soit l'action, soit le personnage, soit la conscience, lesquels correspondentaux trois parties constitutives de l'objet imité chez Aristote: la fable, les caractères, la pensée. Les trois parties forment ensemble l'objet imité. Elles agissent

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les unes sur les autres, et c'est cette interaction qui détermine la structure thématiquede l'œuvre. Cette interaction n'implique cependant pas dans notre perspective,contrairement à celle d'Aristote, que le développement des trois parties de l'objet imité dépende nécessairement d'un changement dans la situation du personnage,provoqué par son caractère et son mode de pensée, ou d'un changement dans son caractère, provoqué par l'action dramatique, ou enfin d'un changement dans son mode de pensée, provoqué par le caractère et l'action dramatique.

L'histoire peut évoluer sous la prédominance du "facteur causal-temporel" ou sous celle du "facteur temporel pur". Nous avons donc fait une distinction fondamentale entre les récits qui sont soumis à une organisation rigoureuse de l'histoire dont tous les épisodes s'imposent par leur nécessité et progressent selon une ligne qui repose sur un changement dans la situation du héros, dans son caractère ou dans son mode de pensée, et les récits dont l'histoire évolue sans la prédominance de l'élément causal et sous la seule influence du temps. Les deux types d'histoire, appelés histoire dramatique et histoire temporelle ont été divisés, sur la base de la prédominance de l'un ou de l'autre des éléments constitutifs de l'histoire, en histoire d'action, histoire de personnage et histoire de pensée. Chacune de ces dernières catégories a, de nouveau, été divisée en deux en fonction de la situation finale à laquelle est conduit le héros et qui peut prendre la forme d'un échec ou d'une réussite, celle d'une éducation ou d'une absence d'éducation, celle d'une prise de conscience ou d'une absence de prise de conscience. Alors que les histoires dramatiques imitent le drame dans leur composition, les histoires temporelles imitent les genres historiques tels que la biographie et l'autobiographie.

Les œuvres romanesques que traverse le thème picaresque dès son origine historiqueet au cours de son évolution à travers l'histoire, de même que les œuvres romanesques que traversent les thèmes auxquels le thème picaresque est mêlé en suivant ce parcours, relèvent des histoires temporelles. Dans cette présentation des thèmes nous nous limitons donc aux différents types de ces dernières. L'histoiredans les histoires temporelles est, comme nous l'avons dit, organisée autour d'une action, d'un caractère et d'une pensée, mais contrairement aux histoires dramatiques, elle n'est pas organisée avec rigueur: l'action se poursuit sans que son développement soit imposé par la nécessité, les personnages évoluent sans que cette évolution soit déterminée par une fin dramatique. Le changement que subit l'une ou l'autre des parties de l'objet imité se produit sous la seule influence du temps. Ainsi est-ce une structure chronologique lâche et desserrée que nous trouvons dans les histoires temporelles d'action dont l'histoire a tendance à s'organiserautour d'une quête, d'une aventure ou d'un voyage, ce qui est le cas dans les romans de chevalerie, d'aventures ou dans les romans picaresques. Les déplacementsassurent à ces romans leur matière de péripéties et leur mouvement. Le

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héros constitue le lien entre les divers événements en allant d'un événement à l'autre suivant une séquence chronologique et linéaire. Une bonne partie des histoiresde ces types de romans n'amènent pas de véritable changement: les traits de caractère et de pensée demeurent inchangés et les situations du héros sont à peu près similaires. La structure chronologique lâche se retrouve également dans les histoires temporelles de personnage (les romans biographiques, les romansmémoires,les "vies" (romans autobiographiques)). La structure chronologique permet une caractérisation du personnage non soumise à des exigences dramatiques.Il en résulte souvent une formation non-orientée et inachevée. Dans les histoires temporelles de personnage, le centre d'intérêt est un individu dont l'existence(naissance-vie-(mort)) constitue l'unité de l'histoire. Si l'histoire temporelledu personnage est racontée par le personnage principal lui-même, nous avons une forme autobiographique, et la fin de l'histoire reste dans ce cas souvent ouverte.Dans la mesure où le roman autobiographique est l'histoire de la vie intime du narrateur, l'histoire se termine au moment où il arrive à connaître son identité, à réaliser sa nature et à assumer sa vocation, ce qui est le cas dans les histoires temporelles de pensée.

Le thème picaresque relève des histoires temporelles d'action. Il en va de même des thèmes tels que le comique, le satirique et le burlesque auxquels le thème picaresque se mêle, auxquels il prête certains traits et qui contribuent à leur tour à une évolution du picaresque dans la littérature française du XVIIe siècle. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que le picaresque se trouve à côté des thèmes qui relèvent des histoires temporelles de personnage tels que les thèmes anti-éducatif/éducatif temporels dans les pseudo-mémoires et les romans-mémoires, où le personnage se confirme de plus en plus comme l'élément organisateur de l'histoire. En ce qui concerne les traits de caractère du personnage des pseudo-mémoires et des romansmémoires, une évolution se fait nettement sentir par rapport à ceux du personnage du roman comique/roman picaresque. Alors que le développement du personnage se fait par étapes instantanées et discontinues au début du siècle, il devient de plus en plus "progressif et orienté par la suite. Dans la présentation qui suit ci-dessous, nous allons étudier de plus près ce développement.

La nature et l'origine du thème picaresque

Considérons maintenant la première manifestation du thème, ou l'historicité de son origine. Le thème picaresque est un sous-thème du thème anti-héroïque. Le thème anti-héroïque peut de tous les points de vue être considéré comme l'antitypedu thème héroïque: le monde romanesque dominé par le thème héroïque est le monde d'un héros héroïque qui vit dans un monde merveilleux, supérieur

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au nôtre, dans lequel il poursuit une quête qui, le confrontant à des épreuves, se termine par une victoire morale. Celle-ci le mène vers un univers harmonieux où règne l'ordre. Le monde romanesque dominé par le thème anti-héroïque, c'est le monde d'un héros non-héroïque, inférieur à nous, qui vit dans un monde chaotique,inférieur au nôtre, et dans lequel il erre éternellement. L'héroïque satisfait le besoin humain d'harmonie divine, d'intégration, de beauté, d'ordre et de bonté. L'anti-héroïque satisfait la recherche de disharmonie démoniaque, de désintégration,de laideur, de désordre et de méchanceté. L'univers anti-héroïque n'est donc pas moins mythique que l'univers héroïque, qu'il ne détruit pas — mais auquel il oppose une mythologie inverse.

Le thème anti-héroïque domine dans les genres romanesques suivants: le roman picaresque, le roman comique et satirique, le roman naturaliste et le roman néo-réaliste. L'anti-héroïque a son origine dans les farces, facéties, fabliaux et contes. Ces "genres" constituent la tradition orale du folklore médiéval, lequel repose sur un réalisme populaire qui, simplifiant narquoisement l'expérience humaine, n'en retient souvent que ce qu'elle peut présenter de plus grossier et répugnant, de plus dérisoire et obscène.

Dans l'anti-héroïque, c'est l'action, i'aventure qui constituent l'élément essentiel du sujet. Les aventures sont multiples mais elles ne sont pas subordonnées à une aventure majeure, une quête, comme dans l'héroïque. Basses et immorales, elles constituent le contre-pied de la quête héroïque des genres nobles. Ces aventures se confondent avec la route, autrement dit, les pérégrinations du héros, à travers le monde. Commandées par le hasard, elles se présentent comme une succession d'épisodes isolés.

Les figures de cette littérature des bas niveaux sociaux sont des caractères stylisés,susceptibles de représenter un certain nombre d'archétypes psychologiques, lesquels ont joué et jouent encore un rôle immense dans la conscience populaire des différentes cultures: l'aventurier, le serviteur, le valet, le fripon, le bouffon, le sot. Un trait commun à toutes ces figures appartient, de même, au trésor du folklore primitif. C'est la métamorphose, la transformation qu'on retrouve toujours sous une forme ou une autre. En voici quelques exemples: le changement de rôles et de masques de l'aventurier, du fripon, la transformation du mendiant en millionnaire, du brigand et du fripon en bon chrétien repenti, etc. Un autre trait commun à ces figures est l'instabilité et l'imprécision de leur place dans la société. Ce sont des marginaux, et, revêtant divers masques et jouant différents rôles, ces anti-héros ont pour fonction première d'observer, de surprendre et d'épier "le monde privé" des différents personnages "publics" appartenant aux différentes couches sociales. La situation de serviteur/valet est très favorable à la pénétration de toutes ces couches, au dévoilement de tous les mystères et de tous les ressorts cachés de la vie privée. La vie privée des grands est présentée

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comme l'envers de leur vie sociale (hautement louée par le thème héroïque): y régnent brutalité, violence, tromperies de toute espèce, hypocrisie et mensonge. Une des tâches des anti-héros, c'est donc de dénoncer les fausses conventions qui imprègnent les relations humaines dans une société féodale, de lutter contre ces conventions ou simplement de démasquer toutes les formes institutionnelles hypocrites et mensongères sur lesquelles se fondent l'ordre féodal et l'idéologie féodale, et qui imprègnent les mœurs, la morale, la politique et l'art de toute une société.

Le roman picaresque proprement dit, qui revêt tous ces caractères, naît en
Espagne avec Le Lazarillo de Tormes (1554) et fleurit au début du XVIIe siècle.

Le picaro espagnol ne part pas à la recherche d'aventures à seule fin de s'éprouver, mais il est conduit à errer, à parcourir les routes par la simple nécessité de résoudre le problème du vivre et du couvert. Il est exempt de sensibilité, et c'est l'amour sentimental qui manque le plus dans le roman picaresque. Cet anti-héros constitue ainsi un contretype de la figure décadente du héros chevaleresque. Les aventures du héros picaresque se présentent comme des pérégrinations hasardeuses qui mènent le gueux à travers les pays et les classes sociales les plus divers lesquels échappent rarement à la satire. Jouer des tours à tout ce qui est "digne de respect", aux institutions, aux traditions et aux valeurs nobles, semble, en effet, être une des missions du picaro.

L'action consiste en une succession d'épisodes — dont le seul lien est l'antihéros — et qui se suivent selon une simple linéarité chronologique. Mais comme le roman picaresque adopte délibérément la forme de l'autobiographie fictive, la narration porte la marque d'un style personnel et particulier, celle d'une perspective subjective et limitée et gagne ainsi en cohérence. Face aux romans d'antan, les romans de chevalerie, imprégnés d'idéal et de merveilleux, la forme autobiographique, qui implique une certaine authenticité, s'installe afin de démasquer ironiquement d'en bas la "vraie" face du monde. La vie misérable du picaro emprunte, en outre, une certaine authenticité à l'artifice autobiographique: elle s'impose en s'exposant elle-même et en réfléchissant sur son propre sort. Les traits du roman picaresque espagnol esquissés ci-dessus vont être maintenus dans les romans picaresque, comique et satirique en France.

Les conditions socio-historiques qui ont consacré le thème anti-héroïque dans le roman picaresque en Espagne àla fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe siècle sont fournies par une société qui ne satisfait plus les besoins et les désirs d'un nombre croissant d'hommes dépourvus de biens, une société soumiseà la dichotomie comique entre la revendication de grandeur et la misère inexorable de tous les jours. L'état de cette société en dissolution et la réaction littéraire contre le thème héroïque expliquent la floraison du thème anti-héroïque

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vers 1600. Or, si ce thème est l'expression d'une société dégénérée, celle-ci offre rarement dans la réalité un état aussi fortement "picarisé" du haut en bas que celui qui est décrit dans la forme romancée. Comme nous l'avons indiqué, l'univers anti-héroïque du roman picaresque reflète l'image d'une humanité portée à l'ultimedegré d'imperfection et d'immoralité, opposant ainsi à la mythologie chevaleresqueune mythologie qui est exactement le contre-pied de celle-ci.

Ajoutons finalement deux mots sur ce qui détermine et caractérise l'antihéroïque en France où il s'appuie sur plusieurs traditions: Le Pantagruel et Le Gargantua, Les Cent Nouvelles nouvelles, les farces et les contes, le roman satirique latin (l'Ane d'or d'Apulée et le Satyricon de Pétrone) et le roman picaresque espagnol. Au cours de la première moitié du XVIIe siècle, Tanti-héroïque apparaît dans le roman français sous les formes suivantes: le comique, le satirique, le picaresque et le burlesque. Ces différentes formes du thème anti-héroïque sont, comme c'est le cas pour l'Espagne, le reflet d'un moment de désagrégation des valeurs et des principes religieux, moraux et politiques sur lesquels reposait la société française d'alors. Elles procèdent d'une commune volonté de parodie qui tend à désacraliser les idoles, à réagir contre la fausse dignité d'une littérature d'idéalisation et d'évasion (représentée par le roman héroïque et le roman sentimental). Ainsi, au lieu de se fonder sur des héros et sur une vision idéaliste, merveilleuse et illusoire de la vie, elles prennent le contre-pied de ces postulats en parodiant la norme sociale et la fausse harmonie idéale de la société, exaltées par le thème héroïque.

Nous avons indiqué plus haut que les figures de la littérature anti-héroïque sont des figures stylisées qui représentent des archétypes psychologiques. Soulignons qu'elles présentent évidemment des différences nationales et des différences d'époque. En France, nous trouvons le personnage de l'aventurier, du serviteur, du valet et ensuite celui du gentilhomme pauvre, de l'aristocrate déchu, du parvenu dans L'Histoire Comique de Francion de Sorel, dans Le Roman Comique de Scarron, dans les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, dans Gil Blas de Le Sage, dans Le Paysan parvenu de Marivaux.

Les romans picaresques espagnols commencent à se répandre en France au début du XVIIe siècle. Beaucoup sont remaniés par les traducteurs qui cherchent à les adapter au goût du pays. Les traductions sont ainsi plutôt des adaptations s'accordant avec la tradition littéraire (du modèle réaliste) et avec l'évolution du goût satirique français. Il résulte de cette tendance que le picaro est remplacé par le gueux ou le gentilhomme français qui. par une perspective du bas vers le haut, attaque de manière comique et satirique une société prétentieuse et corrompue. L'anti-héroïque ne s'impose pas uniquement dans les adaptations françaises du roman picaresque espagnol, il se manifeste de même dans le roman comique et le

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roman satirique qui fleurissent entre 1600 et 1650 - les romans de Sorel et de Scarron. Commençons par l'Histoire Comique de Francion de Sorel, parue en 1623, qui a beaucoup de traits communs avec le roman picaresque: refus du romanesque, mépris du chevaleresque, immoralité tranquille, succession d'aventures,scènes brutales, pittoresques et amusantes, succession d'épisodes que seule relie la personnalité du héros. Toutefois, l'œuvre de Sorel est plus satirique que les œuvres picaresques. La satire qu'elle fait des mœurs et des caractères de l'époqueest particulièrement violente: d'un bout à l'autre, c'est une condamnation de la bassesse, de la lâcheté et de l'ignominie des gens au pouvoir, et une dénonciationde la corruption, de la violence et de l'imposture dans la société. L'antihéroîquese découvre dans Le Roman Comique de Scarron sous une forme burlesquequi tourne en ridicule la grossièreté répugnante des mœurs, la bassesse et la sottise des caractères. L'anti-héroïque se révèle également dans la satire du roman héroïque et du roman sentimental faite par Sorel et Scarron. Les deux auteurs se moquent particulièrement du roman héroïque tel que La Calprenède et Scudéry le pratiquaient alors, avec ses princes et rois imaginaires et chimériques, et son cadre situé dans une antiquité fantaisiste. L'anti-héros besogneux, indélicat, mal élevé et immoral, incarne le contraire du chevalier idéal: il met l'homme en présence de tout ce que sa condition comporte de négatif.

Le thème anti-éducatif temporel

Le thème anti-éducatif temporel repose sur le caractère, qui constitue avec l'action, l'élément essentiel de l'objet imité. Ce thème prédomine àla fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle en France dans les pseudo-mémoires et les romansmémoires.

Les pseudo-mémoires qui reposent sur le thème anti-éducatif temporel sont représentés à la fin du XVIIe siècle par les œuvres suivantes: Les Mémoires de M.L.C.D.R. (1687) et Les Mémoires de M. d'Artagnan (1700) de Courtilz de Sandras. Les personnages comme Rochefort et d'Artagnan sont des "aventuriers", des aristocrates déchus et déshérités, dépourvus de tout scrupule. Ils sont voués à des pérégrinations, à des recherches sans fin, voyageant sans cesse à travers le monde et changeant d'apparences. Rochefort s'engage à quinze ans contre les Espagnols. Agent secret de Richelieu, il est chargé par lui des missions les plus extraordinaires, se déguise en capucin, est embastillé comme partisan du duc de Beaufort; après six ans de prison, il retourne aux côtés du roi, s'entend mal avec Mazarin, méprise Colbert, participe à la campagne de Hollande sous les ordres de Turenne. La vie de d'Artagnan est encore plus aventureuse. Courtilz de Sandras lance son personnage dans la France du "règne" de Richelieu et, agent secret de

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Mazarin, il est envoyé en Angleterre et à Bordeaux, sort victorieux d'innombrablesduels, intrigues politiques et intrigues galantes; on le retrouve chez Cromwell et chez Charles 11, en Flandre et en Hollande. Ce mouvement, ce changement, cette instabilité sont aussi le propre de la structure du roman. L'histoire de ces personnages est une succession d'épisodes qui se suivent sans lien ni ordre. Il s'ensuitune composition lâche. Ce manque d'unité de l'œuvre rend la diversité de la vie telle qu'elle a été vécue; en effet, ce qui distingue encore ces personnages, c'est l'absence de limite à leur évolution et à leurs changements.

Ces deux genres — bien que l'histoire soit racontée dans un récit rétrospectif à la première personne — sont encore à l'opposé de la littérature de confession: le regard du narrateur étant tourné vers l'extérieur, vers les aventures multiples qu'il traverse en tant qu'acteur, l'action événementielle joue toujours un rôle important. Ainsi, bien que l'accent soit mis sur la personne de l'acteur, sur ses affaires privées, l'histoire est encore loin de tracer les différentes étapes de l'apprentissage d'une vie, d'évoquer la recherche et la découverte d'une personnalité.

Le caractère du héros est mobile et instable, son portrait reste ouvert et une formation orientée et déterminée lui fait défaut. Est-ce à dire que nous ne pouvons parler du développement du caractère, de l'écoulement du temps, de l'impression de durée?

Il est bien vrai que les étapes de l'évolution d'un caractère sont difficiles à retracer lorsque le caractère s'élabore et se confirme à travers l'ensemble des aventures parcourues, aboutissant alternativement à des succès ou à des échecs. Mais puisque l'histoire est racontée par le narrateur lui-même, une perspective temporelle est créée par le souvenir, qui donne l'impression de l'écoulement du temps. Regardons le passage où Rochefort raconte son départ de la maison paternelle:

Etant sorti de chez nous sans .dire adieu à personne, je fis voir dès le même jour combien la jeunesse est peu capable de retenir les leçons qu'on lui a données. Car je me mis en même temps à piller les poules à droite et à gauche comme je voyais faire aux autres, et, sans songer que j'étais encore à notre porte et que toutes ces terres étaient la plupart à nos parents, j'allais toujours mon chemin sans faire réflexion à ce que je faisais.

Bien qu'on ne voie pas se modifier sensiblement le caractère du héros, le décalage entre ce qui est présent et ce qui est révolu permet de mesurer la durée écoulée; le narrateur adulte porte un regard mi-ironique, mi-amusé sur l'enfant qu'il a été. La durée est évidemment aussi suggérée par le fait que l'histoire s'étend sur une vie entière, de la naissance à la vieillesse. Mais la durée est avant tout suggérée par le fait que l'histoire contemporaine forme l'espace même du récit: le récit de Rochefort se déploie ainsi de l'époque de Richelieu à la mort de Turenne, en passantpar le complot de Beaufort et la campagne de Hollande. Bien que le point de vue des mémoires soit adopté, le grand souci de ces héros est de se saisir dans

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l'instant précis où ont lieu les événements historiques, et non de se livrer à une analyse rétrospective, de se rappeler les états de conscience passés, comme nous l'avons déjà remarqué. Ce n'est que dans les romans qui sont construits autour du thème éducatif temporel que le narrateur commence à intervenir constamment et de façon systématique dans son récit pour se juger et s'expliquer, pour interpréterson comportement en tant qu'acteur: ce qui a été vécu comme obscur s'illumineune fois raconté. C'est ce que nous voyons dans Le Paysan parvenu et dans La Vie de Marianne.

Nous dirons donc que dans les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, le sens de la perspective narrative, le décalage entre le temps de l'histoire et le temps du discours n'est pas encore nettement perçu: Rochefort ou d'Artagnan racontent, se racontent, mais ne se saisissent pas rétrospectivement. Si le sens de la perspective temporelle n'est pas encore développé dans ces œuvres, c'est, en dernière analyse, parce qu'à cette époque (à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle), règne encore une conception statique, ou du moins cyclique, de l'histoire, ce qui fait que les auteurs sont incapables de concevoir le devenir, le changement, incapables de concevoir leurs personnages en évolution. Si le sens de la perspective temporelle n'est pas encore développé, le sens de la perspective spatiale l'est au contraire. La narration à la première personne - qui s'en tient entièrement à l'optique du narrateur — modifie les conditions dans lesquelles la réalité est perçue; elle entraîne, en effet, une vision subjective, incomplète et incertaine, déformée par l'ignorance ou par les passions du je-narrateur. Ce "réalisme subjectif constitue l'intérêt principal des pseudo-mémoires et des romans-mémoires à cette époque et est, évidemment, à mettre en rapport avec l'individualisme croissant qui s'y manifeste. L'accent porte sur le sentiment que le héros a de lui-même, le sentiment de sa personne. L'individualisme est poussé àl'extrême, caria personne se proclame unique, différente de toutes les autres. C'est ce sens qu'il faut donner à l'exclamation d'Henriette Sylvie de Molière:

Je sais seulement que je ne suis pas une personne qui ait de communes destinées, que ma
naissance, mon éducation et mes mariages ont été l'effet d'autant d'aventures extraordinaires.

Les pseudo-mémoires et les romans-mémoires répondent ainsi à l'engouement de l'époque pour ce qui est différent et unique, pour le personnel, l'intime et le secret, de même qu'ils satisfont — vu le caractère immoral des personnages et leurs aventures grotesques et sordides — "le goût pour le clandestin, pour le scandaleux, voire pour le criminel", comme le dit Georges May, dans son étude du héros des pseudomémoires et des romans-mémoires:

(...) non seulement ce type humain de héros à rebours est un signe de rébellion contre les
héros du passé et notamment contre l'idéal classique de l'honnête homme, mais surtout

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les romans où il apparaît permettent d'emblée aux romanciers de donner libre cours à leur verve sarcastique, voire réformatrice. Qu'on se souvienne des personnages du Diable boiteux ou de Gil Blas et l'on verra que, par cet aspect railleur, aussi, le roman pseudohistorique participe à cet immense mouvement de non conformisme, et de critique universelle qui allait engendrer l'époque des Lumières.

L'aspect railleur et critique, souligné ci-dessus par Georges May comme étant un trait important des pseudo-mémoires et des romans-mémoires, est emprunté au roman comique/satirique qui, avec le roman picaresque et les mémoires authentiques, constitue l'autre source des pseudo-mémoires et des romans-mémoires.

En dehors de l'intention satirique, le thème anti-éducatif temporel a emprunté certains traits du caractère et du destin du héros aux thèmes picaresque, comique et satirique comme, par exemple, l'origine du héros (aristocrate déchu aux relations familiales douteuses et relâchées); le caractère du héros (doté en même temps d'une volonté et d'une énergie extraordinaires, et d'une grande instabilité); le développement du caractère (passage d'un état d'innocence enfantine à un état de méfiance, de dureté, propre à l'homme adulte, en d'autres termes, passage d'un état de naïveté à un état de connaissance); la nature de son destin (alternance entre les hauts et les bas).

En ce qui concerne les traits de caractère du héros des mémoires, une évolution se fait sentir par rapport à ceux du héros comique et du héros picaresque, une évolution due à la naissance de l'individualisme, à l'intérêt pour ce qui est différent et unique, au début de l'autonomie de la vie intérieure et de la connaissance de soi. Ainsi, bien qu'Henriette Sylvie de Molière, Rochefort et d'Artagnan soient mobiles et instables, ils ne portent pas autant de masques et ne jouent pas autant de rôles que le héros picaresque; le rôle de Rochefort, par exemple, est réduit à celui d'espion et de soldat. La place accordée à la vie sentimentale est relativement importante dans les histoires qui reposent sur le thème anti-éducatif temporel, alors que l'amour fait totalement défaut dans le thème picaresque.

En ce qui concerne le développement du caractère, celui du héros des pseudomémoires et des romans-mémoires est plus "progressif". Ainsi, dans Le Lazarillo de Tormes, le jeune Lazare naïf et innocent se transforme brusquement en picaro fripon en recevant certaines leçons qui se présentent comme des chocs ou des rites de passage. C'est, par exemple, en faisant cogner la tête de l'enfant contre le taureau de pierre du pont que l'aveugle donne à Lazare sa première leçon de méfiance.

Alors que le roman picaresque est l'histoire d'un enfant qui devient adulte, et l'histoire d'un enfant naïf et innocent qui devient un fripon et au bout d'un certain nombre d'aventures cesse de l'être — pour se transformer en bon chrétien dans certains cas —, les pseudo-mémoires et les romans-mémoires tendent à embrasser non plus seulement une certaine tranche de vie, mais une vie tout entière. Quant

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au destin du héros, il n'est pas considéré comme une finalité qui serait conçue dès le point de départ; il n'est pas déterminé par une série d'événements significatifs qui mènent le héros vers un état donné (que ce dernier constitue un progrès ou une régression par rapport à l'état initial du héros). Mais par rapport à ce qui est du destin du héros picaresque, nous constatons une évolution notable: la vie des héros des pseudo-mémoires et des romans-mémoires — même si elle a été dominée par un principe de discontinuité - aboutit au bout du récit à un état définitif. Pour Rochefort, par exemple, l'histoire aboutit à une prise de conscience de sa vie manquee et de l'absence d'unité, du non-sens de son existence. Cette prise de conscience qui déclenche la désillusion dont nous avons parlé plus haut est celle d'unje-narrateur, digne de confiance.

Le récit rétrospectif du je-narrateur picaresque qui raconte l'histoire du hérospicaro n'aboutit pas à un état d'existence ou de conscience définitif, mais à un état plein de contradictions. Ainsi Lazare finit-il par conclure un pacte avec des valeurs dont il reconnaît qu'elles sont vides. Guzman-narrateur se réjouit de la carrière entièrement immorale du héros-acteur et change de ton brusqument en se lançant dans de longues exhortations et des sermons édifiants. Nous ne pouvons faire confiance à un narrateur qui passe subitement du rire fripon au discours moral.

Les nouveaux traits qui, comme nous venons de le voir, caractérisent le thème anti-éducatif temporel par rapport au thème anti-héroïque et au sous-thème picaresque, vont se développer et s'affirmer dans les romans-mémoires dans lesquels l'histoire repose sur le thème éducatif temporel.

Le thème éducatif temporel

Le thème éducatif temporel repose comme le thème an ti-éducatif temporel sur le caractère du personnage qui, par rapport à celui du thème précédent, change et évolue sensiblement de manière positive, et dont l'histoire, s'étendant sur une longue tranche de vie, est racontée en un récit toujours lâche, mais suivant un ordre chronologique plus strict que celui du thème an ti-éducatif temporel, et créant, par ce fait même, une plus forte impression de durée. Le thème prédomine dans la plus grande partie du XVIIIe siècle, ainsi dans les derniers pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, dans les romans-mémoires de Le Sage, de Marivaux et de Prévost.

Dans les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, l'on assiste à l'évolution du héros - gentilhomme pauvre, soldat de bonne naissance mais sans argent - lequel, exclu de la société, réussit cependant à grimper l'échelle sociale pour enfin obtenir l'aisance et l'estime qu'il mérite. Encore faut-il indiquer que, même si l'ambition sociale du héros le conduit à la réussite, cette réussite ne s'accomplit qu'après de

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nombreux échecs. L'alternance entre les moments heureux et malheureux est traduite par une histoire discontinue qui repose sur une succession d'événements dominée par le hasard. L'évolution du héros restant extérieure et n'ayant rien d'existentiel, nous ne pouvons parler de progrès moral.

Avec L'Histoire de Gil Blas (1717-1735), nous assistons à une ascension à la fois sociale et morale; or le progrès moral s'effectue au niveau du paraître et non au niveau de l'être, le héros n'évolue pas vraiment, la nature de son caractère ne change pas, ce qui change, ce sont les apparences, les masques, les vêtements. La durée restituée par la chronologie des événements rapportés, entre le jour où Gil Blas quitte sa famille et celui où il se retire au château — soulignant l'extraordinaire plénitude du temps vécu parle héros — n'est qu'une apparence de durée. La durée restituée par le décalage entre le passé du héros et le présent du narrateur — et qui permet à ce dernier, vieilli et mûri, après avoir vécu les "adversités du monde", d'évaluer ironiquement ses actions antérieures, de prendre ses distances vis-à-vis de sa candeur et de ses erreurs de jeunesse, de faire preuve d'une lucidité supérieure sur le plan de la connaissance, et d'une moralité supérieure sur le plan de la conscience — n'est de même qu'une illusion. Malgré l'effort du narrateur pour souligner les étapes d'une évolution morale du héros, ces étapes ne s'organisent pas en une progression continue selon une finalité donnée au départ. Comme nous l'avons déjà remarqué, le caractère de Gil Blas manque d'autonomie, il n'évolue pas sous l'effet de ses expériences, mais reste instable et imprévisible. Le niveau de conscience atteint par le je-narrateur au moment où il se retire du monde et l'attitude philosophique qu'il finit par prendre à l'égard delà vie n'apparaissent nullement comme un destin; cette étape, comme les autres étapes révélant la transformation intérieure du héros, est "frappée d'extériorité" comme l'a bien remarqué René Démoris:

La parole du narrateur, comme celle du héros, est creuse, - parce qu'elle n'est pas réaction originelle d'un être qui veut apprécier son expérience vécue, mais effet second du rôle qu'il joue. Quand le narrateur philosophe, ce n'est pas pour affirmer une vérité, c'est pour se désigner comme philosophe. A chacune de ses expériences, il applique la réflexion morale ou le point de vue que d'autres pourraient adopter, en envisageant son existence de l'extérieur. La première personne permet ici de représenter la distance du narrateur au héros et de faire penser que le premier détient le sens qui échappait au second. Mais il apparaît vite que l'un est le digne héritier de l'autre et que la conscience morale du narrateur est frappée d'extériorité.

Dans Le paysan parvenu 1735-1736, est racontée l'histoire d'une montée sociale, d'un apprentissage mondain et d'une éducation sentimentale. Jacob veut trouver une existence authentique reflétée non seulement sur le plan matériel de la positionsociale, mais aussi sur le plan de la mondanité, et sur le plan de l'amour. Tout

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en montant les échelons sociaux, Jacob cherche à remplacer les attitudes, les gestes et le langage du paysan rustique par ceux du gentilhomme bourgeois. Il s'attache aussi à s'adapter aux désirs des femmes afin d'apprendre les attitudes qui lui permettront de devenir un être de sensibilité raffinée. Jacob connaît une réussite sociale indéniable; au moment où il écrit, il est, comme le titre des mémoiresl'indique, définitivement parvenu sur le plan social, mais il échoue sur les deux autres plans. Si sa nouvelle identité de gentilhomme se révèle superficielle, si son éducation sentimentale reste éphémère, c'est parce que - pour réussir - il n'a recours qu'à des moyens artificiels, tels que vêtements, masques, rôles, langage. Mais, même si Jacob ne connaît aucune évolution réelle, l'histoire qu'il raconte constitue la première tentative, dans la littérature romanesque française, pour considérerle héros en train de se définir, de se créer une autre identité. Autrement dit, nous voyons dans Le Paysan parvenu la première tentative pour concevoir un personnage en évolution. C'est aussi le premier roman-mémoires qui restitue une durée ou, du moins, quelque apparence de durée. La narration y témoigne ainsi d'une attention scrupuleuse à la chronologie: tout au long du récit, des repèreschronologiques permettent de cadrer les événements dans le temps.

Le décalage entre le temps de l'histoire (le passé du héros) et le temps du discours (le présent du narrateur) est mieux exploité que dans les pseudo-mémoires et les romans-mémoires antérieurs. L'histoire n'est pas toujours narrée selon l'ordre des événements, le déroulement chronologique objectif mais quelquefois selon l'ordre produit par la mémoire actuelle de narrateur. L'histoire ne repose donc plus sur une ligne simple et continue mais sur une structure temporelle "étagée" qui ouvre des possibilités d'interférence entre le passé du héros et le présent du narrateur. Le je-narrateur non seulement intervient pour expliquer, éclaircir des points restés obscurs pour l'histoire, mais il réorganise ses souvenirs d'une manière plus cohérente qu'il ne les a enregistrés au hasard de l'événement, en créant des relations analogiques, des rapports thématiques entre les épisodes. Le narrateurmémorialiste exploite, de même, les possibilités de projection que la narration rétrospective lui offre en revenant en arrière et en évoquant des faits à venir; ce procédé de projection donne du relief à l'histoire et tend à la soumettre à une certaine orientation.

Conclusion

Nous avons pu constater d'après l'étude des thèmes que ceux qui prédominent à la naissance du roman et durant son premier développement reposent sur Yaction - sous forme de quête, aventure, voyage. En effet, au Moyen-Age, à l'âge baroque et au XVIIe siècle, les romans sont des histoires où l'action constitue le principe

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formateur, et où les personnages ne sont que des organes secondaires au service
de l'action; ils sont réduits à accomplir ou à subir les actes.

Au XVIIIe siècle, le caractère du personnage se confirme de plus en plus comme l'élément organisateur de l'histoire. Le caractère change et évolue. Au début du siècle, le changement n'est qu'un changement d'apparences, et le développement du héros se fait par étapes instantanées et discontinues. Par la suite, le développement devient plus existentiel, consistant en une ascension morale qui s'accompagne d'une ascension sociale. L'évolution du personnage n'est pas encore soumise à une finalité préconçue au départ de l'histoire, et par conséquent, reste souvent inachevée. Jacob dans Le Paysan parvenu est le premier héros romanesque qui tire des leçons de ses expériences. Avec ce héros, nous entrevoyons l'idée d'une personnalité façonnée à travers la durée, les événements et les êtres. Cette idée se confirme avec les romans de Prévost, et ensuite avec ceux de Rousseau.

Soulignons que le passage d'un thème à l'autre ne se produit pas de manière nette à un moment précis de l'histoire du genre; il y a, au contraire, des œuvres de transition dans lesquelles les thèmes se succèdent presque insensiblement. Le passage du thème anti-héroïque aux thèmes anti-éducatif/éducatif temporels se fait ainsi par étapes intermédiaires dans ies pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, dans lesquels le récit d'aventures, la description pittoresque des mœurs occupent encore une place importante aux dépens de la place réservée à l'intériorité du héros, à l'affirmation et au développement de son caractère. Il importe de remarquer que le passage d'un thème à l'autre se produit ici sous l'influence d'un troisième: le thème tragique. Georges Mayl4 a souligné, avec justesse, le rapprochement du thème anti-héroïque et du thème héroïque tragique dans les romans-mémoires du XVIIIe siècle (dans ceux de Marivaux et de Prévost, notamment). Le passage du thème anti-héroïque aux thèmes anti-éducatif/éducatif temporels, qui consiste à mettre de plus en plus l'accent sur le caractère du personnage, sur son changement, son développement, se définit par opposition au passage du thème héroïque vers le thème anti-héroïque; alors que le personnage héroïque se caractérise par sa stabilité, ses traits de caractère fixes et éternels,le personnage anti-héroïque se caractérise par son instabilité: il change et évolue.

Le héros picaro ne devient picaro qu'à un certain moment de sa vie pour, plus tard, cesser de l'être. Son histoire est celle d'un enfant innocent et naïf qui se transforme en un gueux rusé qui survit en trompant le monde extérieur et en lui jouant des tours. Or, si l'anti-héros change et évolue, son changement n'est qu'un changement apparent et son évolution reste superficielle, éphémère et très discontinue, inachevée et sans aucune orientation.

L'étude du thème picaresque a démontré qu'il comporte une "constante" qui
a une valeur à la fois historique et transhistorique. Le picaresque a une valeur

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historique dans la mesure où il naît à un moment donné dans un genre donné et dans une littérature nationale donnée (le thème picaresque naît en Espagne vers 1550 et y prédomine à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle dans le roman picaresque espagnol). Le thème picaresque a une valeur transhistorique, c'est-à-dire qu'il peut traverser les œuvres pendant n'importe quelle période littéraireet dans toute littérature nationale. Il peut, en outre, être présent à des degrés variés et, à côté d'autres thèmes, dans un grand nombre d'œuvres (le picaresque ne se trouve pas à l'état "pur" dans la littérature française). Durant la première moitié du XVIIe siècle, ce thème est mêlé à d'autres formes du thème antihéroïquetelles que le comique, le satirique et le burlesque dans le genre du roman comique/satirique (L'Histoire Comique de Francion, de Sorel, Le Roman Comique de Scarron). Le thème picaresque réapparaît à côté des thèmes éducatif/antiéducatiftemporels pendant la première moitié du XVIIIe siècle dans les pseudomémoireset les romans-mémoires (les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, Gil Blas de Le Sage, Le Paysan parvenu de Marivaux). Une étude continue du thème picaresque montrera qu'il réapparaît ensuite sous une forme modifiée dans le roman naturaliste du XIXe siècle où il est présent à côté du thème antiéducatifet du thème pathétique. Au XXe siècle il surgit, dans les années 30, avec les romans de Céline, en particulier avec Voyage au bout de la nuit, et, vers 1950, dans le roman néo-réaliste {Le Clown d'Alfred Kern, Le Monde absent, Le Promontoired'Henri Thomas). Le thème picaresque constitue ainsi un apport permanentaux ressources littéraires, ayant la capacité de se régénérer et de se transformersous l'influence d'autres thèmes et de contextes littéraires et socio-culturelsparticuliers.

Notre étude a laissé supposer que les formes modifiées du thème picaresque sont déterminées par la nature des thèmes qui sont prédominants au moment de ses réapparitions. C'est-à-dire, en d'autres termes, que le thème picaresque subit une évolution tout en gardant certains traits fixes. Nous avons ainsi observé que le développement du caractère du héros devient de plus en plus "progressif et orienté.

L'étude de la succession des thèmes, de la manière dont ils réapparaissent sous des formes modifiées et se croisent avec d'autres thèmes nous a enfin permis de tracer l'évolution du roman, en général, et des sous-genres romanesques, en particulier: roman picaresque, roman-mémoires, roman de formation...

Kathrine Sorensen Ravn Jorgensen

Copenhague

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Résumé

La nouvelle approche du roman picaresque que nous proposons ci-dessus tend à rapprocher les études historiques et les études anhistoriques du sous-genre romanesque en dissociant le thème picaresque du roman picaresque afin d'étudier l'origine de ce thème, sa permanence et son évolution à travers l'histoire littéraire (en France). Cette approche nous permet de constater que le 'picaresque' a une valeur à la fois historique et transhistorique: le thème "se définit" originellement par rapport à tout un contexte littéraire et socio-culturel (celui de l'Espagne du XVIe et du XVIIe siècle), et tout en gardant certains traits historiques, il ala capacité de se régénérer et de se transformer sous l'influence d'autres thèmes et de contextes littéraires et socio-culturels particuliers. Aussi constitue-t-il une addition permanente aux ressources littéraires. En suivant le parcours du 'picaresque' et en montrant comment il réapparaît sous des formes modifiées et se croise avec d'autres thèmes dans les genres suivants: le roman comique, le roman-mémoires et le "roman de formation", nous pouvons caractériser le roman picaresque comme un précurseur du roman moderne.



Notes

1. Romances ofßoguery, An Episode in History of the Novel. Parti; The Picaresque Novel in Spain, N.Y. 1899, reprint N.Y. 1961, p. 394, 396, 397.

2, Rogue's Progress: Studies in the Picaresque Novel, Cambridge, Mass., 1964,

3. Literature and the Deliquent: The Picaresque Novel in Spain and Europe 1599-1753, Edinburgh, 1967.

4. "Les modes de la fiction", in Poétique 32, Seuil, Paris, 1977.

5. Op. cit., p. 509.

6. "Renaissance du roman picaresque" in La Revue de Paris, Février 1968.

7. Thèse de 3e cycle, soutenue à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1983.

8. Poétique, texte établi et traduit par J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1975, p. 1450 a.

9. Anatomie de la critique, Gallimard, Paris (1957) 1969.

10. Mémoires de Monsieur L.C.D.R. (1687), Cologne, P. Marteau, 1696, p. 7.

11. Mémoires de la Vie de Henriette Sylvie de Molière (1674), cité dans R. Démoris, Le Roman à la première personne, A. Colin, Paris, 1975, p. 135.

12. "Histoire et Roman aux XVIIe et XVIIIe siècles" in Revue d'histoire littéraire de la France, 55, A. Colin, Paris 1955, p. 172-173.

13. Le Roman àla première personne, A. Colin,'Paris, 1975, p. 374-375.

14. Art. cit.