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Revue Romane, Bind 21 (1986) 1Etude d'une variable syntaxique chez un personnage de Proustpar Annick Deakin Partant de la thèse de Labov qu'aucun locuteur n'est uni-style, et de celle plus récente de Stubbs (1983, p. 45) qui affirme que tout locuteur est 'multi-dialectal' ou 'multi-stylistique', dans la mesure où il adapte son style de locution à la situation sociale dans laquelle il se trouve, on cherchera dans cette étude à préciser les valeurs métaphoriques et la fonction communicative de trois variantes d'une variable syntaxique de l'expansion: la subordination, conjonctive ou relative. (Pour l'emploi de 'variable' et 'variante', voir Dubois et al. (1973)). C'est dans une
œuvre romanesque où les personnages et les situations
sont Dans quelle
mesure les paroles d'un personnage de roman
peuvent-elles faire l'objet Dans un roman l'auteur organise son personnage, avec ses actes, ses divers comportements et ses paroles, à des fins esthétiques. On pourrait donc craindre que, dû à leur nature artificielle, les paroles, soi-disant rapportées parle narrateur mais crées par l'auteur, reflètent mal ou très irrégulièrement des actes de langage authentiques. Mais sans aller jusqu'à dire comme Mitterand (à paraître), "qu'il arrive qu'en matière de langage, la réalité reste inférieure à la fiction", on sait que le roman de Balzac à Proust s'est" efforcé de représenter la réalité sous tous ses aspects. D'autre part, le
roman fonctionne comme une donnée linguistique utilisant
Trois raisons
semblent justifier le choix d'une étude linguistique
basée sur les La première est que Proust, mieux peut-être que tout autre romancier, y a utilisé son goût et son talent pour le pastiche lié à une minutieuse attention portéeà la philologie. S'il accorde aux tournures campagnardes de la langue de Françoise une nostalgie passéiste qui s'inscrit au cœur même du roman, il n'en reste pas moins sensible, consciemment ou non, aux divers systèmes linguistiques Side 66
comme aux divers styles qui caractérisent la plupart de ses personnages. Et dans une lettre à Gaston Gallimard, il va même jusqu'à se reprocher "d'avoir calqué avec trop de soin les dialogues écrits sur des dialogues parlés" (cité par Mouton 1948, p. 176). Mais les corrections qu'il apporte à son texte de 1914 à 1922 montrent clairement, selon l'étude de Winton, l'importance considérable que Proust désirait donner à la langue spécifique de chaque personnage. Spitzer, (1970, p. 436) relève le don mimétique de Proust: quand il "rapporte des propos, écrit-il, il n'omet rien de leur rapport avec la personne, il traite la parole comme une manifestation biologique de toute une personnalité". Deuxièmement, le lecteur, dans la mesure où il possède la compétence linguistique du narrataire, décode les diverses langues des personnages, confirmant ainsi la cohérence mimétique du texte. "Les membres d'une communauté linguistique, écrit Gadet (1971, p. 74), peuvent intuitivement classer un individu à partir du langage qu'il parle". Enfin, comme troisième raison on avancera que le roman rassemble des faits langagiers qu'il serait difficile de réunir dans un corpus réel. En effet, le roman s'étale sur de nombreuses années et certains personnages subissent des effets de changements spatiaux et temporels que leur langue reflète: ainsi l'influence de Paris sur la langue de la fille de Françoise et l'influence d'une longue intimité avec Charlus sur celle de Morel. D'autre part, le foisonnement et la variété des personnages et des situations amènent de subtiles nuances de style : les personnages appartiennent à diverses strates sociales et, de plus, un personnage s'adresse à un même interlocuteur dans des situations de discours diverses. Cependant, c'est volontairement que les propos rapportés au style indirect libre ne sont pas compris dans ce corpus puisqu'il est difficile de déterminer dans quelle mesure le narrateur mêle sa propre syntaxe au lexique de son personnage. Une étude de cet aspect complexe et fascinant demanderait une méthode d'analyse différente de celle qu'on utilise, ici, pour les propos rapportés au style direct. La langue des personnages principaux à'A la recherche du temps perdu a été étudiée surtout pour son lexique. Chaurand (1981, p. 28) note que le lexique est le seul élément de la langue où Proust "fait preuve d'une permanence sans défaillance..." Quant aux particularités de prononciation, Proust, lui-même,ne manque pas de souligner et d'analyser chaque trait en précisant s'il relève d'un dialecte, sociolecte ou idiolecte. Pour ce qui est de la syntaxe, Proust attire l'attention du lecteur sur une syntaxe anormale, par exemple: celle du duc de Guermantes, qui malgré tous ses efforts, n'arrive pas à maîtriser la syntaxe ou, au contraire, celle de Céleste et sa sœur qui, malgré leur manque total d'éducation, étaient "aussi douées qu'un poète". Side 67
II n'est pas question ici de suivre une méthodologie semblable à celle qu'utilisent les sociolinguistes. Lindenfeld traite des rapports entre la complexité structurale d'une phrase, mesurée en nombre de transformations génératives, et une certaine situation sociale ainsi que contextuelle. Robach évalue la complexité d'une phrase d'après le nombre de propositions dépendantes qu'elle contient et la longueur moyenne de la phrase. Ces études s'appuient sur les paroles d'un grand nombre de témoins dans différentes situations d'interviews. On y compare les fréquences d'occurrence d'une variante avec la stratification sociale des témoins. Mais c'est
d'après les renseignements fournis par le narrateur
qu'on établit ici La variante I est de beaucoup la plus fréquente chez Françoise. C'est un mélange, dans une même phrase, de subordination formée à l'aide de conjonctions et de pronoms relatifs employés dans une construction modale et temporelle 'normalisée' et d'une autre subordination, tout aussi grammaticale, la parataxe. Cette dernière est une juxtaposition ou une coordination de deux propositions dont le rapport est implicite et ne peut être décodé qu'à l'aide du contexte. Les phrases qui comportent cette variante d'expansion contiennent rarement plus de trois dépendantes. Un seul exemple illustrera cette variante I normalisée quant à la structure de la subordination et relevant d'un style familier pour ce qui est de la complexité de la phrase: Ce matin, à huit
heures, Mlle Albertine m'a demandé ses malles, j'osais
pas y refuser, En effet, les conjonctions que et si sont employées grammaticalement, mais la relation causale qui lie les deux propositions "j'osais pas y refuser" et "j'avais peur..." est notée parataxiquement à l'aide d'un signe de ponctuation à l'écrit et d'une pause accompagnée peut-être d'un accent d'intensité sur la dernière syllabe de refuser, à l'oral. Ce mélange dans la même phrase de constructions hypotaxique et parataxique dénote un style de conversation. Il s'y mêle une variante dialectale rurale (l'emploi du pronom y à la place du pronom personnel lui, encore courant dans la région lyonnaise, par exemple) et un registre familier (le verbe disputer plutôt que faire des reproches, ou réprimander). Cette variante de la langue orale relève d'une performance non stigmatisée géographiquementet sociologiquement. Etant quantitativement la plus représentativede la langue de Françoise, cette variante devient la norme qui permet de préciserl'écart que constituent les deux autres variantes stylistiques. Le terme norme est pris ici dans son sens usuel: celui que donne Dubois et al. (1973): "tout ce qui est d'usage commun et courant dans une communauté linguistique". On suppose Side 68
donc que ce qui est le plus courant pour Françoise, l'est pour la communauté à laquelle elle appartient. C'est là qu'une étude, basée sur un seul personnage de roman dont la langue est traitée avec une attention toute particulière, est limitée et nous amène à postuler que le personnage n'est pas caractérisé ici par un idiolecte mais par le sociolecte de sa communauté. Une deuxième variante assez fréquemment employée par Françoise consiste en un ajout du corrélatif que aux conjonctions synthétiques de la langue: ou que, comment que etc. Cette variante de la subordination est une a-grammaticalité ou incorrection selon Chomsky (1959) ou bien, selon Labov( 1976), l'emploi correct d'un code vernaculaire. Cette sorte d'incorrection s'explique d'après Guiraud (1965, p. 76-77) par l'ancienne valeur universelle du corrélatif minimum que. Ce corrélatif joue dans la langue populaire le rôle d'un "terme générique impliquant tous les autres", "d'autre part cet emploi généralisé de que et son rôle dans la formation de la plupart des conjonctions composées (ainsi que) entraînent la contamination des rares conjonctions simples du système (quand, si)". Cette variante peut être décodée, à l'intérieur du texte, comme un écart et y être socialement stigmatisée par le narrataire: elle implique le peu d'éducation des classes populaires, ouvrières ou paysannes; elle est d'ailleurs souvent liée à d'autres variantes lexicales ainsi qu'à d'autres incorrections syntaxiques et morphologiques, toutes propres à la langue populaire: Je ne sais plus
qui qui m'a dit qu'un de ceux-là avait marié une cousine
au duc. (11, 22) Sa valeur métaphorique correspond aux descriptions que Proust donne de son personnage: Françoise est une paysanne ignorante qui sourit de ses audaces quand elle utilise un terme savant comme les rayons X (I, 54). Elle est aussi une illettrée dont le langage vulgaire (I, 395) irrite le narrateur. Il est impossible d'évaluer avec précision dans ce roman ce qui motive ce choix stylistique chez Françoise. Bally appelle 'émaillage' cette distribution sporadique et décorative dans un texte littéraire. D'autre part les rajouts linguistiques ne touchent pas toutes les parties du roman de la même façon. La question reste
donc entière de savoir si Françoise a des défaillances
linguistiques Néanmoins, on
peut chercher s'il y a une corrélation entre le choix de
cette varianteII Side 69
sionlinguistique',le degré de
formalité étant mesuré par le tempo de l'élocution
Dans un texte écrit, c'est vers une situation de discours qu'il faut se tourner pour pouvoir préciser quel contexte peut motiver cette variante. Deux aspects d'une situation de discours semblent être pertinents: l'attitude psychologique que Françoise éprouve vis-à-vis de son interlocuteur d'une part, et vis-à-vis du contenu des propos qu'elle tient, d'autre part. On peut noter que les propos de la variante il s adressent à un plus grand nombre d'interlocuteurs que Françoise juge lui être socialement égaux ou inférieurs. Cependant de nombreux propos contenant cette variante s'adressent, comme pour la variante I, au narrateur ou à ses parents. La situation sociale de l'interlocuteur n'est donc pas, quant à l'emploi de cette variante, un élément déterminant. Par contre, on remarque que l'emploi de cette variante vernaculaire est lié à deux sortes de contextes psychologiques. Commentant le propos 1 (Appendice, variante 2) le narrateur décrit ainsi l'attitude de Françoise: "avec son air de simplicité [elle] était pour les cuisiniers célèbres une plus terrible 'camarade' que ne peut l'être l'actrice la plus en vue et la plus infatuée" (1,485). Il s'agit ici d'une assurance, voire d'une infatuation, qui permet à Françoise de laisser le contenu prendre le pas sur la forme. En matière de cuisine Françoise fait autorité, et elle le sait. De même, quand il s'agit de Méséglise (propos 5), elle se sent forte de toute cette beauté que son dépaysement à Paris grandit encore à ses yeux d'exilée: "C'est assez joli Méséglise, reprenait-elle, en riant finement" (11, 25). D'autre part, les propos 2 et 3 se rapportent aux Guermantes qui, précise le narrateur, "étaient sa constante préoccupation" (I, 16). Le propos 4 se rapporte à Antoine, le maître d'hôtel des Guermantes, qui bénéficie de l'immense respect que Françoise, par humilité, éprouve pour ses maîtres comme pour tous les aristocrates. Enfin le propos 6 se rapporte à la grand-mère du narrateur qui qualifie ces phrases de Françoise de "discours sentimental et attendri". Ainsi la syntaxe vernaculaire de Françoise se retrouve dans des contextes psychologiques apparemment opposés: assurance d'une part et humilité et respect mêlés de tendresse d'autre part. Il s'agit là de deux aspects très marqués de la personnalité de Françoise et il est normal qu'un sentiment, qu'il soit assurance ou respectueuse humilité, ressenti avec autant de force se traduise linguistiquement par la même intensité et la même expressivité qui, d'après Guiraud (1965, p. 82) sont caractéristiques d'un sociolecte vernaculaire. Deux sentiments contraires peuvent donc impliquer le même degré d'expressivité et, par là, le même degré d'attention portée au discours. C'est, affirme Labov (1973, 288), "sur cette seule dimension que s'alignent les styles". L'intensité de ces
deux attitudes psychologiques s'exprime dans un même
style Side 70
par l'emploi
d'une même variante. En effet, cette variante est
centrée sur l'émetteur.Elle La valeur
métaphorique de cette variante II est à la fois le
manque d'éducation La troisième variante syntaxique de l'expansion n'apparaît vraiment que dans un seul propos (voir Appendice). Cette variante 111 est particulièrement intéressante tant elle contraste avec les variantes I et 11. L'expansion dans cette variante porte toutes les marques du code 'élaboré' tel que le définit Bernstein: tout est exprimé d'une façon explicite, le vocabulaire est étendu et les constructions syntaxiques sont complexes. Ce code, que Gobard (1976, p. 32-34) appelle le langage véhiculaire, est marqué ici par le nombre des propositions dépendantes (7 subordonnées), l'achèvement de chacune d'elles et la correction syntaxique des modes et des temps. Contrairement au vernaculaire "où l'on accorde un minimum d'attention à la surveillance de son propre discours", écrit Labov (1976, p. 288), le code est ici non seulement soigné mais porteur de message. Marcellesi (1974, p. 167) dit du code élaboré: "II permet l'affirmation de l'identité et de l'autonomie de la personne du locuteur." Ces remarques ne contredisent pas celles de Garmadi (1981, p. 91) sur le choix du registre linguistique qui représente une adaptation du discours à la situation immédiate. D'après elle un locuteur peut abandonner sa variante vernaculaire pour une variante véhiculaire afin de ne pas "détourner l'attention de l'auditeur en la détournant de ce qui est dit au profit de la façon dont cela est dit". Ce qui importe ici pour le locuteur ce n'est plus seulement son attitude personnelle vis-à-vis de ce qu'il dit, mais surtout la perception qu'il a du jugement que Vautre porte à sa façon de s'exprimer. Utiliser ce code, c'est alors se faire accepter. Le corpus étant littéraire il faut d'abord se demander si cette variante 111 est vraisemblable dans la bouche de Françoise. En effet,une telle période semble bien infirmer la valeur métaphorique des variantes I et 11. En outre, elle rappelle certainstics de langage propres au narrateur (certes en début de phrase apparaît deux autres fois sur la même page, mais sous la plume du narrateur). Cependant cette longue période est marquée lexicalement par monter le coup et me faire humilier, deux expressions qui appartiennent au registre populaire, ce qui laisse supposer que Proust n'oublie pas que ce sont les paroles de Françoise qu'il rapporte. Enfin, Bernstein (cité par Robach, 1974, p. 13) précise que l'emploi d'un code restreint n'implique pas que les locuteurs n'utiliseront jamais les variantes du code élaboré. Side 71
Rien bien sûr ne permet d'affirmer la vraisemblance d'une situation linguistique si peu homogène mais rien non plus n'empêche de supposer qu'après quarante ans dans une famille où chacun prête une si grande attention à la langue, où la grand-mère et sa fille parsèment leurs propos de citations de la marquise de Sévigné,où les invités tels Swann et Norpois sont de merveilleux causeurs, où le héros du narrateur n'est autre qu'un poète, Françoise, pleine de respect et d'admirationpour la famille, a acquis une seconde 'nature' linguistique. A titre d'hypothèse, on propose que l'analyse du discours dans ce passage explique l'emploi de cette variante. Encore une fois, ce n'est pas l'interlocuteur qui influe sur le choix de cette syntaxe complexe - pour ne pas dire compliquée — car c'est à nouveau au narrateur que ces propos s'adressent. Mais c'est encore le contexte psychologique qui permet de comprendre le pastiche de Françoise. En effet, cette période est un pastiche du style du narrateur et comme bien des pastiches il se rapproche de la caricature: Françoise emportée dans son élan déroule une cascade de subordonnées auprès de laquelle la plupart des phrases du narrateur paraissent relativement simples. On peut y voir un cas d'hypercorrection que Labov (1973, p. 251) dit être un "dépassement de la cible assignée par le groupe dominant". Cet élan qui entraîne Françoise est motivé par un désir d'argumentation. Lindenfeld a d'ailleurs noté que ce code élaboré est spécifique du débat. Les marques linguistiques de cette argumention sont l'assertion négative présentée sous forme d'opposition par les connecteurs argumentatifs {certes...mais), puis l'insistance sous la forme de la reprise parallèle {depuis que..., que..., que...),enfin l'accumulation lexicale en situation d'inversion {gentillesse/fourberie; l'intelligence/la plus bête; la finesse, les manières, etc. /ce qu 'il yade plus vulgaire et de plus bas). Cette argumentation répond aune situation psychologique. Françoise déteste Albertine et cherche à convaincre le narrateur qu'il s'est abusé et qu'il devrait la chasser. Bien que Françoise ait une place très spéciale dans la famille, elle n'a aucun pouvoir sur le narrateur. Dans une telle situation d'infériorité 'politique', il ne lui reste qu'à convaincre le narrateur et pour y réussir il est naturel qu'elle emprunte son code linguistique. En soignant ainsi sa langue, elle réduit l'écart linguistique que marque habituellement sa syntaxe vis-à-vis de celle du narrateur. Il s'agit là d'un phénomène momentané d'acculturation qui ne diffère que par la cible (code élaboré) et la motivation (persuasion) de son acculturation épisodique quand, par désir de se mettre au goût du jour, elle adopte les expressions vulgaires de sa fille. Cette
importance attachée au code révèle une attitude
psychologique similaire Side 72
de leur enquête sur le français parlé à Montréal: "La perception de la langue n'est pas une perception de sens, mais une perception fondée sur un jugement accepté sur la langue." C'est ainsi qu'ayant pleinement conscience que le code élaboré du narrateur est le seul à recevoir l'approbation de la famille, Françoise lui attribue un pouvoir de persuasion. Le langage des personnages de Proust n'est alors pas aussi clos que le prétend Barthes (1984, p. 116): "le langage est un lieu sans extérieur(...) le langage social reproduit par la littérature reste univoque (division des grammaires). Françoise est seule à parler, nous la comprenons mais personne ne lui donne la réplique!" Il est vrai que le narrateur n'offre, dans le texte, aucune réplique à la plaidoirie de Françoise, mais ce qui compte c'est que Françoise n'est pas ici monologuiste mais locutrice. Gaubert (1980, p. 246) base, lui aussi, son étude de Proust sur la notion de différence. "La différence est première, écrit-il, la similitude qu'on dit naturelle est en réalité déjà œuvre de culture." Il reprend ainsi l'idée exprimée par Labov, reprise par Léon (1980, p. 12): "Si le peuple veut le pouvoir il doit commencer par conquérir la langue." La variante n'est plus centrée sur l'émetteur mais bien sur le récepteur. Sa fonction communicative est impressive: il s'agit bien de faire une certaine impression sur l'interlocuteur. On peut même dire qu'elle est transactionnelle. Il semble bien
alors que ces deux variantes II et 111 renvoient à
l'attitude Un tout autre problème est celui de la motivation du signe conventionnel non plus forme de l'expression mais substance phonique de ces variantes. En effet, si la variante I prise ici pour la norme, est surtout marquée par une pause, les variantes II et 111 font grand usage de l'explosive [k] qui n'a pourtant en français qu'une fréquence d'utilisation de 4,5%. Une étude psycho-phonostylistique pourrait préciser quelle corrélation psychologique unit ces deux variantes si différentes dans leur situation de discours. A quelle motivation psychologique répond l'emploi fréquent de cette occlusive et à quelle autre répond sa suppression? Dans les rapports que Fónagy (1971/72, p. 70) établit entre l'inconscient et la phonation, il apparaît que cette explosive est liée à des pulsions de colère. Il est facile, même pour un non spécialiste, de voir la part consciente et plus souvent inconsciente que la colère joue dans une situation argumentative. Cette colère s'exprime sous des formes articulatoires et prosodiques variées que Fónagy décrit ainsi: "Le comportement vocal de la colère, de la querelle reproduit au niveau sonore un combat: forte contraction musculaire, rigidité de la ligne mélodique, brusques écarts (coups), la phrase déchirée par des accents violents qui frappent n'importe quelle syllabe" (p. 70). Side 73
Mais alors quelles motivations de colère pourraient sous-tendre une situation de discours que caractérisent l'intensité et l'expressivité? Il semble malheureusement que les rapports entre l'expressivité et l'affirmation de soi qui impliquerait le rejet de l'autre et peut-être une colère inconsciente, soient par trop spéculatifs pour présenter quelque intérêt ici. Cependant, on peut espérer que des modèles psychologiques plus précis aideront un jour le linguiste dans l'analyse des divers choix stylistiques de ces variantes. En conclusion, on rappellera que ces variantes (vernaculaire et véhiculaire) sont chacune la marque d'un écart par rapport à la variante I (code normalisé et familier). Ces deux variantes correspondent à des situations psychologiques de discours différentes et elles se distinguent essentiellement par leur fonction communicative. La variante II correspond à une situation émotive et expressive, elle a une fonction identificatrice, centrée sur l'émetteur; c'est un sociolecte des classes populaires. La variante 111 correspond à une situation d'infériorité politique, elle a une fonction impressive ou transactionnelle, centrée sur le récepteur. L'analyse psychologique sur laquelle repose une telle analyse du discours nous éloigne des visées objectives de la linguistique. C'est ce que Benveniste (1966, p. 16) avait vu quand il opposait à "une étude strictement objective (...) l'étude du langage réalisé en énonciations enregistrables par la manifestation contingente d'une infrastructure cachée". Cette étude demanderait donc à être confirmée ou infirmée par des analyses de cette variable dans une situation authentique de langage. Bien qu'il soit difficile de faire surgir des situations de discours variées, et similaires pour chaque témoin, et que nous ne soyons pas encore pourvus d'un modèle objectif et précis d'appréciation d'attitude psychologique, une telle étude permettrait de préciser la part qu'une situation psychologique de discours joue dans le choix d'une variable syntaxique. Annick
Deakin London, Ontario
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RésuméCet article contient une analyse de trois variantes de la subordination, relevées dans les propos d'un même personnage de roman. Les variantes II et 111 qui correspondent à des styles incorrect ou populaire (II) et élaboré ou littéraire (III) y sont considérées comme des écarts à la norme (variante I: style familier). Une analyse du discours permet à l'auteur d'assigner à la variante II une fonction identificatrice, centrée sur l'émetteur et à la variante 111 une fonction transactionnelle, centrée sur le récepteur. En conclusion l'auteur suggère des perspectives de recherche des fonctions de ces variantes, dans un corpus de propos 'authentiques'. BibliographieBally, C. (1965)
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Natural Language, Winton, A. (1977)
Proust's Additions: The Making of "A la Recherche du
Temps Perdu", AppendiceVariante I1. "Madame sait
tout; Madame est pire que les rayons X (...) qu'on a
fait venir pour Madame 2. "Madame
Octave, il va falloir que je vous quitte, je n'ai pas le
temps de m'amuser, voilà 3. "Ne dirait-on pas qu'on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant là-haut leurs museaux? Et puis quand les blés seront poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c'était sur la mer." (I, 165) 4. "Il faut que
le bœuf, il devienne comme une éponge, alors il boit
tout le jus jusqu'au 5. "Je ne dis pas
que c'était tout à fait ma gelée, mais c'était fait bien
doucement, et les 6. "Et encore il
ne trouve pas que je vas assez vite, il faudrait qu'on
ait entendu avant qu'il 7. "J'étais bien ennuyée, (...) que Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin, à huit heures, Mlle Albertine m'a demandé ses malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner; elle n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie." (111,414-15) 8. "Je ne sais
pas qui les lui a données, si c'est Monsieur ou un
autre, mais je sais bien que 9. "Monsieur veut
rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu'on a ajouté
sur l'une, il y ale 10. "Petite, si
jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur.
Il coucherait plutôt 11. "Comme on dit
à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent
aussi bien comme Variante II1. "Non, je veux
dire un restaurant où c'est qu'il y avait l'air d'avoir
une bonne petite cuisine 2. "Oh! les beaux
faisans àla fenêtre de la cuisine, il n'y a pas besoin
de demander d'où qu'ils 3. "Je ne sais
plus qui quima dit qu'un de ceux-là avait marié une
cousine au Duc." (11, 22) 5. "Mais comment
que t'en as eu entendu causer, toi, de Méséglise? " (11,
25) Variante III"Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance que je vous dois (...), mais la maison est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les manières, l'esprit, la dignité en toutes choses, l'air et la réalité d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice, par ce qu'il y de plus vulgaire et de plus bas." (111,99) |