Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

Daniel Madelénat: La biographie. Presses Universitaires de France, Paris, 1984. 222p.

Marie-Alice Séférian

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C'est une entreprise hardie que de vouloir faire, en quelque deux cents pages, une étude générale d'un genre aussi complexe que celui de la biographie et l'on saura gré à Daniel Madelénat de combler ainsi une lacune dans les études littéraires françaises. En effet, alors que l'autobiographie - pourtant classée dans les bibliographies et dictionnaires anglo-saxons comme un sous-genre de la biographie - avait fait l'objet de nombreuses et pénétrantes

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études au cours de ces dernières années (Ph. Lejeune: 1971, 1975, 1980 et G. May: 1979), la
biographie restait en France un genre négligé par les universitaires.

Le seul ouvrage d'ensemble paru au XXe siècle, Aspects de la biographie (1930) d'André Maurois, était le fait d'un romancier biographe, non d'un historien ou d'un théoricien de la littérature. La situation est différente dans les pays de langues anglaise et allemande, le nombre d'ouvrages recensés dans la bibliographie en fait foi. Dernier en date, le livre de P. M. Kendall, The Art of Biography (London, George Allen and Unwin, 1965), fait autorité en la matière et Daniel Madelénat, qui est professeur de littérature générale et comparée, s'y réfère maintes fois.

La biographie en tant que genre littéraire a un statut particulier de ce fait même qu'elle n'est pas œuvre de fiction. Genre frontalier et proteiforme, genre mineur (et même décrié) qui, paradoxalement, "jouit depuis deux millénaires, en Occident, d'un succès toujours renouvelé" (p. 10). Les œuvres biographiques, dont le registre va du récit romanesque à l'ouvrage d'érudition historique, constituent un ensemble immense et hétérogène. L'auteur ne se propose donc pas de faire une poétique du genre ni une analyse critique de certaines œuvres marquantes. "On ne trouvera (...) ici une "théorie" que dans l'acception ancienne du mot grec: panorama, contemplation ordonnée et compréhensive, et non lois, normes ou préceptes" (p. 12).

La première partie de l'ouvrage, qui en comporte trois, est une exploration du domaine de la biographie dans l'espace sémantique (les mots, les concepts) et dans le temps (l'histoire). Une définition est proposée: "Récit écrit ou oral, en prose, qu'un narrateur fait de la vie d'un personnage historique (en mettant l'accent sur la singularité d'une existence individuelle et la continuité d'une personnalité)" (p. 20). On notera ici que l'auteur prend le terme dans son acception la plus large. Pour le chercheur norvégien Asbjorn Aarnes {Litterœrt leksikon, Oslo, Johan Grundt Tanum, 1967), la biographie est exclusivement le récit de la vie d'un écrivain, de son évolution, dégageant souvent une correspondance entre la vie et l'œuvre.

La richesse d'un genre en pleine expansion (en 1980-1981, les biographies représentaient 2,3% du flux total de l'édition française (n. p. 20)) rend nécessaire une tentative de classification. L'auteur distingue ainsi trois critères principaux: la longueur (de la brève notice à la "biographie gratte-ciel" (p. 21)), le degré de scientificité (du produit populaire de librairie à l'ouvrage d'érudition), et enfin la nature de l'objet envisagé. Il est évident que le récit de la vie d'un homme politique ou d'un savant est bien différent de la biographie d'un artiste, surtout si celui-ci est écrivain.

La biographie peut aussi "s'hybrider" avec d'autres types de récits, se subordonner ou
s'intégrer à d'autres genres .-l'autobiographie, l'histoire, l'ethnographie, la sociologie, le roman,
s'aliéner même totalement en devenant "représentation": pièce de théâtre ou film.

L'histoire de la biographie est liée étroitement à l'évolution des mentalités, des images qu'une culture donnée se fait de l'homme. Daniel Madelénat distingue trois "paradigmes" (au sens de "modèle ou schéma accepté" (n. p. 33)): "la biographie "classique", dont les normes quantitatives et qualitatives restent stables depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIIe siècle (...); la biographie "romantique" (de la fin du XVIIIe à l'aube du XXe siècle); la biographie moderne, fille du relativisme éthique, de la psychanalyse et des transformations de l'épistémologie historique" (p. 34).

C'est en Angleterre, où, dès le XVIe siècle, des tentatives avaient été faites pour codifier
le genre, que la biographie prit, àla fin du XVIIIe, un essor considérable. En écrivant sa Vie

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de Johnson (1791) - qui est devenue l'un des modèles du genre et qui, fait piquant, est la biographie d'un écrivain qui fit lui-même œuvre de biographe - James Boswell est conscient de faire évoluer le genre. "Je suis absolument certain que la méthode biographique telle queje l'entends - donner non seulement une histoire du cours visible de Johnson dans le monde, mais une vue de son esprit dans ses lettres et ses conversations - est la plus parfaite qu'on puisse concevoir, et sera plus une Vie qu'aucun ouvrage jamais paru" (cit. p. 56). En 1832, Emile Ludwig définira ainsi l'idéal nouveau de la biographie: "obtenir la vraisemblance psychologique d'un roman tout en gardant la précision d'un journal intime" (cit. p. 67). Idéal qui sera aussi celui d'André Maurois.

Mais depuis les bouleversements entraînés par la crise des valeurs au début du XXe siècle, le biographe ne cesse de s'arroger de plus en plus de droits. Il démythologise, interprète, fouille dans l'inconscient. Il se permet de manipuler les matériaux, de combler les lacunes, de reconstruire à sa guise. La biographie que Sartre fait de Flaubert dans L'idiot de la famille est un bon exemple de l'évolution extrême du paradigme moderne, "avec son audacieux maniement des temps et des thèmes, sa pénétration dans les arcanes de l'inconscient, son explication "progressive-régressive" du présent par le futur" (p. 72).

La deuxième partie est consacrée aux problèmes épistémologiques que pose le genre. C'est en particulier la question de la saisie d'un être humain par un autre individu et des relations entre le sujet décrivant et le sujet décrit. "La relation biographique est (...) ambivalente: amour et haine, sympathie et jalousie, fascination et dépit. Tout biographe, soumis et rebelle à la fois, résurrectionniste et embaumeur, sauve et tue; il viole, transgresse l'intime et interdite clôture de l'autre, mais en même temps, il est exproprié et cancérisé par l'emprise d'un "corps étranger" sur son psychisme; il se donne en une volontaire et erotique servitude, et se reprend en esclave indocile; son amour est aliénant, chosifiant, sadique" (p. 91).

Même si cette relation n'est pas toujours aussi névrotique que la décrit l'auteur, le grand problème reste celui de la connaissance de l'autre, qui n'est le plus souvent qu'une illusion. A ceci s'ajoute le problème auquel est confronté tout écrit référentiel, celui de la transformation du réel en conceptuel, de la vie en narration. Le biographe est obligé de choisir parmi les matériaux à sa disposition pour faire du chaos de la réalité une unité intelligible.

Soucieux de comprendre et d'expliquer, le biographe aux prises avec la complexité du vivant, est enfermé dans les insolubles contradictions épistémologiques de son entreprise. Or, ces incertitudes de la connaissance, le biographe doit les exprimer et les dépasser dans une performance du langage. "Un artefact, le livre, doit saisir en ses signes le dynamisme d'une existence, s'assurer le magique pouvoir de produire l'illusion et de métamorphoser l'absence en présence" (p. 144). On touche ici aux difficultés de l'écriture biographique, de ses techniques et de ses contraintes. C'est le sujet de la troisième partie.

Le biographe se situe entre deux pôles: "un asservissement de l'écriture à la fonction référentielle et informative" et "une "libération", hasardeuse régression à la fiction et au mythe" (p. 147). Les choix à faire sont ceux de toute œuvre narrative en ce qui concerne l'ordre - chronologique ou non - dans lequel les événements seront rapportés, le tempo du récit. Mais certaines options sont plus particulièrement propres au genre qui nous occupe. Au niveau de la perspective d'abord, le biographe pourra choisir la focalisation externe, s'inscrivant dans le texte comme témoin ou enquêteur, ou la focalisation interne, partiellement fictive, se manifestant sous forme de pseudo-autobiographie, de monologues.

Cependant, même si le biographe recourt de plus en plus aux techniques du roman, il ne
peut jamais totalement faire fi "d'une vérité factuelle qu'il doit établir précisément et qui le

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üe" (p. 168).

Un autre pôle d'attraction est l'essai. La biographie se fera alors œuvre morale, ou philosophique, ou encore critique littéraire. C'est dans ce dernier domaine qu'elle se trouve le plus vivement contestée, parce qu'elle mêle l'homme et l'œuvre, réduisant celle-ci au statut de document historique.

Quant au style même, il diffère suivant les cas. Il peut être fortement marqué de mimétisme, lorsque le biographe est un écrivain, ou empreint d'un ton propre à la thèse soutenue. Le journalisme influence aussi l'art du biographe, qui cherchera parfois à recréer l'illusion de la vie en procédant par touches impressionnistes.

Les fonctions de la biographie sont multiples: édification, information - qui peut être endoctrinement —, divertissement, création de mythes, jeu parodique. Elle s'échappera parfois dans la fiction pure et simple... mais s'agit-il encore là de biographie? Quoi qu'il en soit, il y a toujours une part de création dans le récit d'une vie; pour s'en persuader, il n'est que de comparer les différentes biographies qui ont été faites d'un même personnage, Jeanne d'Arc, ou Napoléon par exemple.

Finalement la biographie apparaît comme un genre "aussi impossible à définir qu'à pratiquer" (p. 204) et pourtant la vogue n'en cesse de croître, sans doute à cause du besoin de se découvrir soi-même par la découverte de l'autre, de la curiosité pour l'être singulier et du désir d'identification avec un personnage auréolé de prestige.

Il est bien difficile de rendre compte brièvement d'un ouvrage aussi foisonnant et j'ai dû passer sous silence un grand nombre de points importants. J'espère toutefois avoir pu faire saisir l'intérêt et la complexité des questions soulevées. Daniel Madelénat a réussi à présenter un vaste panorama de la biographie, fruit de nombreuses lectures et riche de réflexions sagaces.

Je reprocherai cependant à l'auteur d'avoir vu trop grand: en voulant donner une vue d'ensemble d'un genre aussi polymorphe que la biographie pendant une période qui va de l'Antiquité à nos jours, Daniel Madelénat n'a pu éviter certains écueils. Si le chapitre consacré à l'histoire - avec l'étude des trois paradigmes - est remarquablement clair, sans jamais tomber dans les simplifications réductionnistes, le fait que l'auteur n'ait pas choisi une perspective résolument synchronique rend la troisième partie confuse et décevante. L'abondance des exemples donnés, pris dans des époques différentes, trouble inutilement le lecteur. Il aurait été plus intéressant, à mon avis, de dégager une sorte de poétique de la biographie à partir d'un corpus restreint et nettement délimité dans le temps.

A l'inverse, je regrette que le champ d'investigation ait été réduit - sans que cela soit dit explicitement - aux littératures française, allemande et anglo-américaine. Mises à part quelques brèves allusions à Pétrarque, Boccace, Pérez de Guzman et Giorgio Vasari, aucun exemple n'est tiré des littératures romanes autres que française. La bibliographie, qui regroupe des études générales sur la biographie et ses rapports avec la psychologie, l'histoire et la sociologie ainsi que sur le genre voisin de l'autobiographie, ne comporte que deux œuvres "romanes" non françaises: L'Histoire comme pensée et action et Théorie et histoire de l'historiographie de Benedetto Croce.

Les autres références bibliographiques, extrêmement nombreuses, sont données dans les
notes en bas des pages et l'auteur a eu l'heureuse idée de compléter son livre par un excellent
index qui en facilite l'emploi.

Bref, l'ouvrage de Daniel Madelénat constitue, en dépit de ces quelques réserves, un remarquableoutil
de travail pour les chercheurs et les étudiants qui s'intéressent à la biographie

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ou aux problèmes concernant la classification par genres. Ils trouveront là, en particulier dans
les chapitres consacrés à l'epistemologie, une source d'informations féconde et un vivier
riche en idées nouvelles.

Copenhague