Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

CAHIERS DE LINGUISTIQUE FRANÇAISE 4 et 5: Concession et consécution dans le discours (4), et Connecteurs pragmatiques et structure de discours (5). Université de Genève, CH-1211 Genève.

Henning Nølke

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Depuis 1979 l'équipe de l'Unité de linguistique française de l'Université de Genève a développé

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un modèle hiérarchique de la structure du discours, travail qui a été présenté dans les premiers numéros des CAHIERS DE LINGUISTIQUE FRANÇAISE (désormais CLF). En 1981, cette école de Genève a orienté ses recherches vers l'étude systématique des principaux connecteurs dits pragmatiques (du français) et de leur rôle dans la structuration du discours. Ces recherches ont profité de la collaboration de Oswald Ducrot qui, on le sait, a développé avec Jean-Claude Anscombre une théorie de renonciation dans le cadre de laquelle certains connecteurs pragmatiques ont déjà été soumis à des études minutieuses. Les deux volumes 4 et 5 des CAHIERS sont essentiellement le fruit de ce travail.

CLF 4 se divise en deux parties (je les appellerai 4.1 et 4.2). La première contient des descriptions de certains connecteurs spécifiques alors que la deuxième est directement liée à un séminaire qu'a organisé Ducrot à Genève en 1981-1982. Cette partie est centrée sur la description d'un bref fragment d'une émission télévisée, AGORA. Les articles de CLF 5 se répartissent en trois groupes (5.1, 5.2. et 5.3.) selon leur cadre théorique. Dans le premier groupe, il s'agit de la théorie de renonciation d'Anscombre-Ducrot et dans le deuxième de celle de l'Ecole de Genève. Enfin, dans le troisième groupe, on rencontre d'autres perspectives

Vu, d'une part, la quantité d'articles et, d'autre part, la place limitée que j'ai à ma disposition, il ne me sera pas possible de rendre justice à tous les auteurs. Je me contenterai donc, en prenant les articles par ordre chronologique, de faire de brefs comptes rendus accompagnés de quelques remarques de détail. Parfois j'ajoute, entre parenthèses et en style télégraphique, un ou deux commentaires portant sur un point précis. Ces commentaires sont précédés du numéro de la page à laquelle ils se rapportent. Je terminerai enfin par quelques commentaires sur certains thèmes et problèmes plus généraux.

4.1. Jacques Moeschler et Nina de Spengler: LA CONCESSION OU LA REFUTATION INTERDITE (7-36) définit la notion de concession et en distingue deux types: argumentatif et logique. Ces définitions et notions nouvelles sont appliquées à l'étude des marqueurs concessifs mais, quand même, pourtant et bien que qui se distinguent entre eux selon une série limitée de paramètres dégagés déjà auparavant par les auteurs. Il s'agit d'une étude dense, qui intègre des notions allant de la théorie de l'argumentation à la théorie de l'interaction développée à Genève. Bien que l'argumentation me semble parfois superficielle, les idées stimulantes et les intuitions à la fois hardies et fécondes qui y abondent en rendent la lecture indispensable pour quiconque souhaite étudier sérieusement les problèmes qui y sont traités.

Christian Rubattel: DE LA SYNTAXE DES CONNECTEURS PRAGMATIQUES (37-61) montre que "les possibilités d'emploi de ces éléments sont soumises à des contraintes qui n'ont rien à voir avec leurs propriétés pragmatiques et sont d'ordre purement syntaxique" (p.37). Se basant sur des critères syntaxiques (coordination, combinaisons possibles, liberté de mouvement, etc.), l'auteur montre que les éléments fonctionnant comme CP appartiennentà deux classes (syntaxiques): les conjonctions de coordination et les adverbiaux. L'auteur réussit à démontrer l'importance des considérations syntaxiques dans l'étude des mots pragmatiques, ce qui n'est que trop souvent négligé par les linguistes. La plupart des idées avancées sont recevables intuitivement, mais malheureusement, le fondement théorique (la grammaire transformationnelle (TG) en l'occurrence) est assez faible. Il me semble en effet que l'auteur flirte avec la TG plus qu'il ne l'épouse. Deux exemples: (1) sa remarque superficielle sur la théorie des traces, qui n'est pas tout à fait exacte (p. 53), et (2) sa référenceaux notions de V" et de N"\ II existe en fait bien des arguments qui s'opposent au

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type d'emploi que Rubattel propose de ces notions. Il aurait dû au moins mentionner ce
fait. (p. 54 note 4: On pourrait également imaginer une explication qui aurait recours à la
notion d'énoncé (un ou deux énoncés? ).)

Marianne Schelling: QUELQUES MODALITES DE CLOTURE, LES CONCLUSIFS (63-106) utilise un appareil notionnel très complexe pour étudier minutieusement les CP finalement, en somme, au fond et de toute façon (lesdits "conclusifs"). L'article est difficilement accessible parce que la plupart des notions ne sont définies qu'ailleurs (notamment dans l'article de Zenone, cf. infra). On a par ailleurs souvent l'impression que telle ou telle notion n'est forgée que pour les besoins de la cause et ne trouve son application que dans le cas envisagé. A cela s'ajoute que les rapports avec les théories établies sont parfois obscures (il n'y a p. ex. aucune référence à Ducrot dans l'introduction des trois types de visées argumentatives à la page 64). Les analyses présentées sont pourtant très précises, et dans une certaine mesure justifient ainsi la lourdeur du système. Les lexicographes et les enseignants du français en tant que langue étrangère tireront profit de cette étude.

Anna Zenone: LA CONSECUTION SANS CONTRADICTION, DONC, PAR CONSEQUENT, ALORS, AINSI, AUSSI (en deux parties: 107-141 + CLFS 189-214) présente des descriptions très détaillées des cinq adverbes en question. L'abondance des termes nouveaux est particulièrement frappante dans cet article, mais ils y sont clairement définis. Les analyses sont bien argumentées, appuyées sur de nombreux tests, et les résultats sont présentés de manière exemplaire. Tout l'appareil semble pourtant rester à un niveau purement descriptif (ce qui ne constitue aucune critique négative). Ainsi la tendance à distinguer plusieurs donc (etc.) n'est guère justifiée d'un point de vue théorique. Malgré certains manques (on ne voit pas p. ex. que l'auteur ait parlé de ainsi déclencheur de l'inversion) et certaines obscurités (p. ex. p. 135: "alors renvoie à un libre travail de raisonnement": qu'est-ce-c'est? ), l'article constitue une excellente contribution aux études des adverbes français. (A la page 207, l'auteur découvre un "enchaînement sur le présupposé". Un phénomène si étrange aurait mérité des commentaires.).

4.2. Oswald Ducrot:NOTE SUR L'ARGUMENTATION ET L'ACTE D'ARGUMENTER (143-163) se propose de distinguer la relation d'argumentation de l'acte d'argumenter. La notion de topos (les lieux communs argumentatifs) et celle d'opérateur argumentatif sont introduites dans cette note, qui représente apparemment une phase transitoire dans le développement de la théorie de l'argumentation. L'article plus récent de Ducrot qui ouvre le CLFS place tout cela dans un nouveau cadre théorique. Voir donc mes commentaires sur cet article.

J. Moeschler, M. ScheUing& A. Zenone:STRUCTURE DE L'INTERVENTION, CONNECTEURSPRAGMATIQUES ET ARGUMENTATION: A PROPOS D'AGORA (165-187) donne une analyse du fragment d'AGORA étudié lors du séminaire. L'article présente une synthèse des problèmes soulevés par le jeu des connecteurs pragmatiques dans la double structure,fonctionnelle et argumentative, de l'intervention. Il reprend un certain nombre de concepts introduits dans les articles déjà mentionnés, tout en y ajoutant de nouvelles hypothèses et thèses associées aux "notions de connecteurs pragmatiques, d'intervention et d'argumentation." (p. 168). A titre d'exemple (p. 169): Tl : Les connecteurs pragmatiques posent des instructions argumentatives et/ou fonctionnelles. L'impact de cette hypothèse, intéressante mais vague, est bien montré lors des analyses. On peut toutefois discuter de certains détails. Ainsi l'objet du "mouvement de démonstration complexe" associé à l'emploi de pourtant (p. 179) est, d'après moi, plutôt la présentation d'une norme sous-jacente, qui

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serait généralement acceptée, et l'assertion de la suspension actuelle (et peut-être momentanée)
de cette même norme. Il demeure cependant que l'article est très stimulant.

Les trois derniers articles du volume 4 apportent des commentaires d'autres participants
au séminaire.

Jacques Jayez: QUAND BIEN MEME POURTANT, POURTANT i><9W?7/lAT(189présentent, en commentaires aux autres, des analyses originales et intéressantes des connecteurs concessifs. Cependant, il me semble parfois difficile de suivre l'argumentation de l'auteur. Ainsi, je ne comprends pas très bien sa critique de la distinction des deux quand même proposés par Anscombre et Ducrot (même si je suis tout à fait d'accord sur le principe). En effet, qu'entend-il par une "opposition directe entre mouvements argumentatifs"? En revanche sa notion de 'jeu argumentatif me paraît très fructueuse.

Janine Métrai: A PARTIR D'AGORA - QUELQUES REFLEXIONS (219-227) fait preuve d'une bonne intuition pour ce qui concerne les subtilités linguistiques. L'auteur propose pour quand même la paraphrase suivante: 'alors que X, il reste que y' (p. 222) (pourquoi 'X' majuscule et 'y' minuscule? ). (p. 223: Je ne partage pas l'avis que quand même et tout de même sont des synonymes.).

Jean Widmer: PLACEMENT ET STRUCTURATION: ASPECTS INTERACTIONNELS ET LINQUISTIQUES D'UNE INTERVENTION (229-261) se place à un point de vue ethnométhodologique et fournit par ce biais une excellente mise en perspective des analyses proposées par les autres auteurs. Widmer insiste sur la localisation des textes dans leur contexte de production, ce qui lui permet de présenter une analyse conceptuelle des notions polyphoniques (de Ducrot). Il affirme ainsi que les énonciateurs et les destinataires sont des "propriétés de catégorisations sociales", et "ces propriétés ne sont montrées que sur la base de la compétence sociale des participants" (p. 239). La force illocutoire sera donc liée à ces propriétés, et par là même à l'interprétation du contenu propositionnel. Cette approche semble en fait bien adaptée à l'étude d'un texte tel qu'AGORA qui est constitué d'une suite d'interventions. Widmer met parfaitement en évidence la différence qui existe entre la syntaxe orale et la syntaxe écrite, et il conclut que: "la syntaxe écrite pourrait être à la syntaxe de l'oral ce que la montre est au temps: une spatialisation, l'avantage d'une segmentation précise sur le flux de la production." (p. 256). Cet article présente une contribution originale et rafraîchissante à l'analyse d'AGORA.

5.1. Oswald Ducrot: OPERATEURS ARGUMENTATIFS ET VISEE ARGUMENTATIVE(7-36) contient ce que Ducrot appelle lui-même "la nouvelle formulation de la théorie linguistique de l'argumentation" développée ces dix dernières années par Anscombre et Ducrot. Cet article représente en effet un pas en avant important par rapport à la dernière mise à jour de la théorie telle qu'on la trouve chez Anscombre & Ducrot dans leur œuvre: L'argumentation dans la langue, Bruxelles, Mardaga (1983). Il s'agit d'une présentation "totale" de leur théorie dans la mesure où Ducrot rend compte des relations qui existent entre les différentes notions argumentatives et polyphoniques. Nouvelles par rapport aux versions antérieures de la théorie sont les définitions précises des références que fait la théorie aux unités extralinguistiques. On note en particulier que l'ordre qui est à la base des échelles argumentatives n'est plus un ordre entre énoncés, mais "c'est un ordre que le discours impose à la réalité - en exploitant les moyens offerts par l'instrument linguistique." (p. 36). Une idée fondamentale est que toute argumentation s'appuie sur un TOPOS auquel la visée argumentative ("que le locuteur d'un énoncé peut attribuer à tel ou tel énonciateur qu'il met en scène dans cet énoncé" p. 11) fait référence. Ce TOPOS est un principe argumentatif

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(de caractère graduel) bien précis qui préexiste au moment de la parole. Ducrot montre alors
que la fonction des opérateurs argumentatifs (ne...que, presque, ...) est de restreindre le
choix du TOPOS. Ainsi, l'enchaînement "II est Bh. Presse-toi!", quine contient pas d'opérateurargumentatif,
est compatible avec les deux TOPOS différents (T'l) 'Moins on ade temps
pour faire quelque chose, plus on doit se presser pour le faire', et (T'2) 'Plus on a de temps
pour faire quelque chose, plus on doit essayer de le faire'. Mais, si on ajoute ne...que au
premier énoncé ("II n'est que 8 h. Presse-toi!), seul T'2 reste applicable (et si on ajoute
presque, seul T'l est possible). La notion de TOPOS, ainsi que toutes les autres notions
introduites, sont bien définies et soumises à des analyses conceptuelles dont je ne peux pas
rendre compte ici, faute de place. Je me contente d'inviter le lecteur à lire le texte de Ducrot.
En effet, quiconque s'intéresse à la pragmatique linguistique - même au sens large du terme
- se doit de lire cet article qui me semble avoir pour mérite principal d'établir une relation
entre un certain nombre de problèmes qu'on a eu l'habitude d'envisager séparément jusque-là.

Jean-Claude Anscombre: POUR AUTANT, POURTANT (ET COMME): A PETITES CAUSES, GRANDS EFFETS (37-84) décrit le fonctionnement de pour autant et de pourtant à l'aide des notions de 'dérivation illocutoire', de 'délocutivité', et de 'polyphonie', et montre finalement comment les mécanismes évoqués sont utiles pour analyser comment dans certains de ses usages particuliers. L'arsenal théorique précis vous donne l'impression de parvenir à un certain niveau explicatif (pourtant: "polarité ironique", "Loi d'absurdité": où sont les frontières de la linguistique? ). Par rapport à la plupart des autres articles des deux volumes, on note une différence corrélative et frappante, à savoir: le nombre beaucoup plus restreint de termes employés dans les analyses. Néanmoins on peut regretter que l'analyse syntaxique ne soit pas plus développée. Anscombre ne fait par exemple aucun commentaire sur la différence syntaxique que l'on peut noter entre malgré cela et pour autant à propos des exemples de la page 47. La même remarque vaut pour la page 76. Mais, fournissant de bonnes observations, l'article contient une mine d'exemples, et constitue une lecture recommandable tant au niveau théorique qu'au niveau empirique, (p. 75: La symétrie est plutôt sémantico-syntaxique, car la stratégie concessive n'est pas identique dans les deux cas.).

Françoise Letoublon: POURTANT, CEPENDANT, QUOIQUE, BIEN QUE: DERIVATION DES EXPRESSIONS DE L'OPPOSITION ET DE LA CONCESSION (85-110) est une étude plutôt diachronique qui montre comment la concession, telle qu'on la trouve exprimée dans le français moderne, est dérivée de la concomitance et de la quantité. L'auteur y utilise un certain nombre de termes empruntés à la théorie d'Anscombre-Ducrot.

Christine Sirdar-Iskandar: "VOYONS!" (111-130) propose une description argumentative d'un morphème méconnu par les lexicographes. L'auteur montre que "Voyons!" s'inscrit dans le cours d'un mouvement argumentatif et joue le rôle de connecteur au même titre que donc, parce que et car" (p. 114). Se fondant sur des considérations purement distributionnelles, l'étude manque peut-être un peu de perspective. En revanche, la présentation est remarquablement claire, solide et bien organisée, et l'article peut ainsi servir ce double objectif de montrer les implications de suppositions théoriques et d'apprendre aux non-francophones à employer ce morphème difficilement maniable, (pp. 122-123: Le rejet du contre-exemple (apparent) me paraît opaque; p. 115: Bonne comparaison avec Ecoute!.).

5.2. Jacques Moeschler: CONTRAINTES STRUCTURELLES ET CONTRAINTES D'ENCHAINEMENT DANS LA DESCRIPTION DES CONNECTEURS CONCESSIFS EN CONVERSATION (131-152) montre à propos des connecteurs (parmi lesquels Moeschler a choisi de traiter les concessifs pour des besoins d'illustration) la nécessité d'intégrer les

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approches argumentative et conversationnelle. Il s'agit d'une approche synthétique qui "vise à contraindre conversationnellement les faits argumentatifs" (p. 141). L'auteur présente un système complet de notions bien définies. Une hiérarchie de contraintes est établie à partir de la distinction fondamentale faite entre, d'une part, les contraintes structurelles posées par la conversation, et d'autre part, les contraintes d'enchaînement posées par le connecteur. L'exposé de cet appareil fort complexe parsa densité considérable est cependant très clair. Les notions, les thèses et les hypothèses sont illustrées par des exemples bien choisis, et sont récapitulées dans d'excellents schémas synoptiques. Je trouve que cet article "synthétique" constitue, avec celui de Ducrot dans le même volume, les contributions théoriques les plus intéressantes des cahiers. La formalisation des diverses contraintes qui jouent dans la conversationest un véritable exploit, et les analyses empiriques qui servent d'illustrations semblentdémontrer la capacité explicative du système. Il est par ailleurs intéressant de noter que les réflexions de Moeschler viennent à l'appui du point de vue de Ducrot, d'ailleurs controversé, selon lequel les représentations linguistiques sont à subordonner à leurs potentialitésargumentatives (voir p. 149, note 14). On attend maintenant avec impatience des analyses linguistiques plus poussées susceptibles de justifier et/ou de modifier ce nouveau cadre théorique.

Christian Rubattel: SUR LA POSITION ET LE CUMUL DES CONNECTEURS PRAGMATIQUES: SYNTAXE ET FORME LOGIQUE DES ADVERBIAUX (153-167) se propose d'esquisser les grandes lignes d'une description de l'interaction entre règles syntaxiques et règles d'interprétation pour les positions des adverbiaux qui fonctionnent comme connecteurs pragmatiques. Se plaçant dans le cadre de la Grammaire Transformationnelle, l'auteur présente d'abord quelques problèmes que pose une solution syntaxique du type de Schlyter (cf. sa thèse: La place des adverbes en -ment en français, qui est sans aucun doute le travail le plus important qui existe dans ce genre). Puis il propose une approche alternative, qui reste pourtant trop à un stade embryonnaire pour se prêter à une évaluation réelle. Beaucoup des résultats (sinon tous) semblent dépendre de trois hypothèses initiales (pp. 154-155), qui, à mon avis, ne sont pas assez bien justifiées. Même si on peut être d'accord sur les principes, il reste un problème important: Si cette démarche simplifie la syntaxe, elle rend du même coup le lexique beaucoup plus complexe. On retrouve là un problème longuement discuté par les générativistes. Voilà probablement la difficulté essentielle de l'approche de Rubattel. On doit donc vivement regretter qu'il passe sous silence ce problème. (L'auteur écrit à la page 159: "(...) mais c'est un autre problème". Bien au contraire! Le problème est crucial dans une approche syntaxique.).

Marianne Schelling: REMARQUES SUR LE ROLE DE QUELQUES CONNECTEURS {DONC, ALORS, FINALEMENT, AU FOND) DANS LES ENCHAINEMENTS EN DIALOGUE (169-187) s'interroge sur le point suivant: "à quel type d'intervention ces connecteurs sont-ils susceptibles d'être associés dans le cadre d'un échange, quel type d'informations supplémentaires peuvent-ils apporter sur la fonction illocutoire d'une intervention? " (p. 169). L'auteur définit certains types d'échange pour étudier cette question, et ajoute à titre d'illustration quelques extraits d'interviews journalistiques.

5.3. Alain Berrendonner: "CONNECTEURS PRAGMATIQUES" ET ANAPHORE (215-146)précise qu'il existe une série de problèmes attachés à la notion même de connecteurpragmatique'. insiste sur la nature anaphorique de ces unités linguistiques et esquisse des modèles concernant leur description. Contenant beaucoup de bonnes observationset de judicieuses remarques, l'article est très suggestif, mais je ne suis pas en mesure de

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résumer toutes ses idées. Quelques problèmes épistémologiques semblent cependant se poser: dans les définitions que propose l'auteur des notions d'événement, de proposition et d'énonciation(216-217), et aussi, et surtout, dans la notion centrale de "mémoire discursive", M (230sq). On se demande également quel est le rapport entre ce M et certaines notions bien définies telles que 'Background Knowledge', 'Univers de Croyance' (Martin), 'Espaces Mentaux'(Fauconnier), etc. (p. 221 note 3: Excellente remarque sur le statut des solutions qui consisteraient à admettre autant d'homonymes que l'on compte d'emplois pour un seul connecteur; p. 245: On approche malgré tout de la définition sur les connecteurs pragmatiques!?).

Jacques Jayez: GAMES, FRAMES, AND FRENCH COGNITIVE ADVERBS (247-273) est la première partie d'une présentation générale de l'emploi qu'on peut faire en pragmatique de la théorie des jeux (voir notamment Hintikka). Cette partie met l'accent sur le côté logique de ce travail. L'auteur présente de manière très rigoureuse un certain nombre de définitions formelles des éléments du jeu, après quoi ces définitions sont appliquées aux analyses linguistiques, notamment du lexème presque. Ces analyses conduisent l'auteur à proposer une extension du cadre classique de la théorie des jeux, ce qui lui permet de proposer une approche argumentative encore plus précise. L'article, qui est déjà difficile d'accès en raison de son allure très formelle est malheureusement entaché d'un certain nombre de fautes d'impression (p. ex. pp. 248, 262, 263, 264) qui rendent le travail de compréhension encore plus pénible. Je pense néanmoins que le profit qu'on tire de cette laborieuse lecture récompense largement l'effort. La formalisation adoptée permet en effet d'analyser de manière ultra-fine les notions introduites et plusieurs résultats donnent matière à réflexion. (On peut se demander dans l'analyse de presque: "Où est Ducrot dans tout cela? " Celui-ci a tout de même proposé une analyse fort suggestive de ce lexème, qui, sauf erreur de ma part, rend parfaitement compte des faits qui font problème: à la page 269, par exemple. - Et: Y a-t-il une relation quelconque entre les pi et p2 de Jayez et les énonciateurs de Ducrot? ).

Nelly Danjou-Flou: AU CONTRAIRE, CONNECTEUR ADVERSATIF (175-303) se compose de deux parties. — Dans la première, l'auteur présente une excellente analyse de au contraire. Danjou-Flou est une virtuose pour ce genre d'analyse minutieuse concernant un seul mot (ou locution). On voit à quel point l'emploi d'un mot unique est compliqué! En effet, il n'existe aucune paire de synonymes au sens strict du terme. J'aime en particulier la distinction que fait l'auteur entre la fonction de au contraire comme marqueur illocutoire (ovil exprime un "rejet positif' (p. 279)) et sa fonction comme connecteur discursif. Les deux fonctions sont analysées en détail. On peut dire que l'approche est "multithéorique" dans la mesure où aucune théorie et aucune méthode ne semble considérée a priori comme plus pertinente qu'une autre. L'avantage indiscutable d'une telle approche, c'est qu'elle permet à Danjou-Flou de faire des remarques souvent très intéressantes sur les différentes théories qu'elle applique. A ce propos, on peut regretter que l'auteur ne tienne pas compte de celle de la polyphonie (Anscombre & Ducrot). En effet, au contraire semble se prêter de manière exemplaire à un traitement polyphonique. - La deuxième partie de l'article présente une hypothèse qui distingue cinq niveaux de sens dans la description. Cette hypothèse paraît intéressante, mais comme les relations entre ces niveaux ne sont pas encore très bien définies, je pense qu'il vaudra mieux attendre un développement de l'hypothèse en question avant d'y apporter des commentaires.

Elisabeth Gûlich et Thomas Kotschi: LES MARQUEURS DE LA REFORMULATION
PARAPHRASTIQUE (305-351) examine les "expressions qui servent à marquer une relation

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de paraphrase entre deux segments de discours" (p. 305). Les auteurs s'occupent explicitementde l'organisation du discours oral, où l'activité paraphrastique joue en effet un rôle très important. Pour moi, le problème central dans ce travail est la définition de la notion même de paraphrase, et là, l'article ne répond pas à toutes nos attentes, même si, vers la fin, on trouve de bonnes observations sur "les trois types de relations entre les termes d'une paraphrase: a) 1' "expansion", b) la "réduction" et c) la "variation"." (p. 328). Mais même ici, ces types ne sont pas assez bien définis (ou pas assez précis). C'est sans doute pour cette raison "qu'aucun des MRP n'occupe de position privilégiée lorsqu'il s'agit de marquer une paraphrase de type "variation" " (p. 329). Malgré ces réserves, je trouve qu'il s'agit d'un excellent article qui peut être considéré comme un travail de pionnier. Il fourmille d'observationsqui donnent de nombreuses matières à réflexion, (p. 333: De bonnes remarques sur la fonction de donc - encore cet adverbe!).

Copenhague

POUR CONCLURE

II ressort de ce qui précède que ces deux volumes de CLF contiennent une quantité d'idées théoriques et d'analyses linguistiques. Il va de soi qu'un tel travail ne peut éviter de devenir assez hétérogène, aussi bien en ce qui concerne les sujets traités que la qualité des contributions. Je trouve néanmoins qu'on distingue assez nettement toute une gamme de problèmes dont tout le monde s'occupe. Outre les questions théoriques plus générales que pose l'analyse linguistique du discours, on peut mentionner l'analyse conceptuelle de la notion de concession, les examens desdits connecteurs, et, plus particulièrement, les études des différences qui existent entre donc et alors. Plusieurs auteurs reviennent en effet sur ce problème spécifique.

S'il est vrai que certains articles sont d'accès difficile parce qu'ils présupposent une bonne connaissance des théories en question, d'autres, en revanche, fournissent une aide précieuse en éclairant largement les notions centrales. Je vois toutefois un problème dans la surabondance de termes introduits. Parfois on trouve même des noms différents pour ce qui semble être la même chose.

A mon avis, l'intérêt principal de ces "Cahiers" réside dans la combinaison qui y est faite des apports de deux écoles: celle d'Anscombre/Ducrot d'un côté et celle de Genève de l'autre. Cette collaboration a été très heureuse et a permis aux deux théories de se développer de manière spectaculaire. Qui plus est, ces deux théories s'avèrent susceptibles de se compléter mutuellement. A cet égard, je trouve que les deux articles de Ducrot et de Moeschler qu'on trouve dans CLFS constituent les contributions les plus importantes des recueils. Ces articles sont en effet indispensables pour celui qui désire travailler dans le cadre théorique en question.

D'une manière générale, la richesse d'idées, d'analyses et de points de vue que comportent ces deux volumes des Cahiers de Linguistique Française font que leur étude est de toute première importance pour celui qui désire savoir où en sont les recherches françaises les plus récentes en pragmatique. Une telle série est appelée à faire autorité, et sa lecture s'impose.