Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

Le Point final. Actes du colloque international de Clermont-Ferrand, présentés par Alain Montandon. Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, 1984. 205 p.

Nils Soelberg

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Dix-sept essais, tous assez courts, sur le fameux point final, présent ou absent, de l'œuvre littéraire, c'est-à-dire sur cette signification nouvelle que peuvent apporter à l'œuvre une page, une phrase, voire un mot, pour la simple raison qu'ils occupent la dernière place avant le vide. Il y a là un champ d'étude extrêmement fertile, et si les auteurs de ce livre ne sont peut-être pas les tout premiers explorateurs, leurs efforts conjugués pour jeter les bases d'une poétique du point final méritent notre attention.

Il est vrai, comme l'affirme Alain Montandon dans son Introduction, que c'est la fin qui éclaire le tout et qui donne rétrospectivement son sens à l'ensemble. Il est également vrai, et la remarque est fort pertinente, que la fin d'un récit donné est un fait matériel qui soulève d'emblée la question de savoir, non pas si c'est terminé, mais ce qui est terminé, ce qui fait inévitablement de la clôture une transition vers l'idéologie. - Mais si Y Introduction définit le problème comme étant "l'étude des procédés de clôture d'une œuvre" (p. 6), le lecteur se trouve quelque peu désemparé par la diversité des aspects traités dans les articles suivants. On constate en effet qu'il y a point final et point final, et que ce terme, pour servir de dénominateur commun, a été pratiquement vidé de tout sens opératoire. Un certain nombre de contributions - et à mon avis les meilleures - sont bien conformes à la définition donnée dans Y Introduction, mais on peut se demander ce que viennent faire dans cet ensemble une étude sur la tragédie voltairienne comme la fin d'un genre, ou par exemple une analyse, d'ordre plutôt statistique, des fins des Eloges funèbres du post-classicisme au préromantisme ... et j'en passe.

Tel est évidemment le problème bien connu de tous ceux qui, comme Alain Montandon, assument la tâche ingrate de réunir sous un même titre général les contributions de chercheurs individuels et hautement individualistes. Si Montandon n'a pas complètement réussi à retrancher tout ce qui dépasse peu ou prou les limites imposées, il faut reconnaître que la majorité des articles sont tout à fait pertinents par rapport au problème général et qu'il y en a de fort intéressants, que nous allons voir un peu plus en détail.

Dans un article très bref, mais d'une netteté remarquable, Pierre Sarlat propose de voir dans la Fin de l'Enéide la préfiguration d'une sorte de péché originel: Enée tuant Turnus dans un mouvement de colère comme Romulus tuera par la suite Rémus. Connaissant ce dernier fratricide au moment d'écrire son œuvre, Virgile en aurait fait une loi du destin à laquelle il aurait donné un maximum de poids en faisant la clôture énigmatique de l'Enéide.

Cette même tendance à s'accrocher à une fin apparemment déroutante pour voir en quoi
elle assume quand même sa fonction de clôture se retrouve dans l'étude de Claude Roussel
sur La Fin incertaine du " Bel Inconnu" de Renaut de Beaujeu. Certes, ce roman est matériellementachevé,

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riellementachevé,mais son histoire narrée semble pouvoir continuer indéfiniment puisque son héros, partagé entre la fée et la belle dame, vit en fait deux aventures qui se maintiennent mutuellement en suspens. Le propos de Claude Roussel est de démontrer que cette équivoquen'est pas le résultat d'une négligence contingente, mais qu'elle est fondée sur une "esthétiquede l'indécision" (p. 20). C'est qu'au dédoublement sur le plan narré correspond en fait une duplicité qui tient à l'intervention de la narration dans le narré : le narrateur se sert de cette histoire, et notamment de sa fin indécise, pour laisser entendre à sa belle et cruelle auditriceque le dernier mot entre eux deux n'est peut-être pas encore dit : "le roman est entreprisede séduction et acte d'amour tout autant que d'écriture" (p. 32-33). - Comme l'intérêt d'une analyse se mesure souvent à la discussion qu'elle soulève, je me permets une objection: après avoir parlé (à juste titre) d'histoire et de narration, Roussel passe ici sans crier gare aux termes de roman et d'écriture. Est-ce à dire que l'auteur réel est mis en cause (il a déjà été évoqué à la p. 25)? Espérons que non, car rien dans cette analyse ne justifierait le passage du narrateur à l'auteur. Mais si nous nous en tenons au plan narratif, ne faudrait-il pas conclureau méta-récit : un récit exposant la situation narrative dans laquelle est racontée l'histoiredu chevalier, le manque de dénouement décisif dans celle-ci ayant une fonction persuasivedans celle-là -?

Dans Teleologie et Ironie. Techniques de la Clôture chez Flaubert, Peter Whyte part de la constatation que chaque fin semble orienter l'œuvre en question vers une conclusion en quelque sorte paradoxale (p. 87), dans ce sens que la reprise de la continuité narrative offre une perspective ironique sur le narré (p. 89). Dans cet ordre d'idées, Whyte analyse la double perspective contradictoire offerte par les deux épilogues de l'Education Sentimentale, la fin de Salammbô, la conclusion à la fois rassurante et problématique de St. Julien l'Hospitalier, et enfin le retour au présent du lecteur (disons plutôt: le présent du narrateur) dans Madame Bovary. S'effacer dans des conclusions floues sur le plan du signifié tout en acceptant la vision téléologique sur le plan formel, telle est la tendance générale que Whyte peut dégager de ses analyses, et il ne trouvera probablement pas grand monde pour dire le contraire. On peut regretter qu'il ne consacre que quelques lignes aux faits particuliers, dont il semble pourtant être un observateur privilégié, pour passer d'autant plus vite à des remarques générales qu'un article de onze pages ne permet pas de développer.

Dans Le Point final d'Edgar Poe, Alain Montandon part de "l'imaginaire du point noir" (p. 102) par lequel se terminent la plupart des contes de Poe. Puisque le climax du conte est précisément la révélation du point noii ou du néant, climax et fin coïncident, et la stratégie narrative est la progression vers la négation du réel. Etayée par plusieurs exemples, notamment par des remarques assez détaillées au sujet de La Chute de la Maison Usher, l'hypothèse présentée semble bien fondée, mais on peut regretter, ici comme pour plusieurs autres articles, que les assertions générales l'emportent de beaucoup sur les cas précis. En outre, le style de Montandon me semble inutilement gonflé de termes savants dont la pertinence n'est pas toujours

Jean-Claude Bouffard montre, dans son étude sur Borges, comment le point final se constitue en ouverture sur les figures de l'emboîtement, de la répétition et du dédoublement. Michèle Bellot-Antony, dans son article sur Fowles: The French Lieutenants Woman, démontre que les trois fins de ce récit mettent en évidence le fait que la fiction qui se veut authentique création doit d'abord assumer sa nature proprement artificielle. Frantz Fabre, dans Terminer Paludes, esquisse un mouvement gidien qui passe du cercle parfait au cercle vicieux pour aboutir à une certaine continuité-malgré-tout qui l'emporte sur le mouvement infiniment circulaire.

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Enfin, dans une belle étude sur Beckett: Fin de Partie, Yves Sinturel montre la hantise de la fin chez Beckett (cf. les titres de ses pièces) et l'impact de cette obsession comme facteur psychologique et structural. C'est ainsi que toute la tension psychologique de Fin de Partie est en quelque sorte réduite à la tension entre un Clov qui constate que c'est fini, puis se demande si s'est fini, et un Hamm qui voudrait en finir (p. 171). Dans cette pénurie générale de la matière (p. 175), presque toutes les figures de l'espace incarnent ce qui n'est plus, et le "fini" du début alimente le dialogue d'un bout à l'autre : "presque partout, la fin est posée comme préalable, et partout on continue" (p. 181).

Si la composition d'ensemble de ce recueil d'articles n'est pas de la dernière rigueur, et si certaines contributions méritent moins d'attention que d'autres, il y a dans Le Point final matière à réflexion et à discussion pour tous ceux qui s'intéressent de près ou de loin au fonctionnement des procédés narratifs. Car en fin de compte, ces procédés de clôture, par lesquels le narrateur a toujours la possibilité de renverser les données et de présenter in extremis le véritable nœud de son récit, font bien partie des procédés narratifs qui permettent au narrateur d'orchestrer son histoire selon sa propre conception d'ensemble. Rendons hommage à ce colloque international de nous avoir si bien rappelé que la manière de raconter dépend très souvent de la manière de conclure.

Copenhague