Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

Svein Eirik Fauskevâg:

Svein Eirik Fauskevåg

Le compte rendu que Maryse Laffitte donne de mon ouvrage Sade dans le surréalisme (voir Revue Romane, 20, 1, 1985) se caractérise par une agressivité outrée qui surprend, et dont les motifs scientifiques restent dissimulés. C'est ainsi qu'elle m'accuse d'avoir repris au pied de la lettre la profession de foi matérialiste que fait Sade en maints endroits, et qu'elle relève un "contresens au niveau de la méthodologie": elle y trouve une omission de "toute analyse narrative précise". Or les textes en question ne sont pas des textes de fiction, mais des textes idéologiques où nous rencontrons des personnes en chair et en os: la voix de Sade lui-même a la prééminence dans ces textes. Il ne s'agit donc pas ici de personnages fictifs qui parlent, pensent et sentent et donc susceptibles d'être soumis à une analyse narrative. Faut-il rappeler à cet égard le but de ma thèse (v. p. 14)? C'est de comprendre le rôle de modèle épistémologique (v. p. 217) que joue Sade dans l'idéologie des surréalistes: ceux-ci ne se sont pas seulement inspirés de la forme de son œuvre de fiction mais, comme je l'ai montré, tout autant de la personne de Sade lui-même, tant l'aristocrate que le "citoyen" révolutionnaire, tant l'écrivain que le moraliste qu'ils ont vu en lui, tant le captif des prisons royales et révolutionnaires que le libérateur. L'ensemble des textes sadiens, fictifs et non-fictifs, fonctionne ainsi comme un système-modèle (v. p. 217), et le seul problème méthodologique réside alors dans le rapport entre fait historique et phénomène intellectuel, soit dans le champ de tension entre littérature et réalité historique (v. p. 34).

Pour résoudre ce problème méthodologique, il faut étudier historiquement l'œuvre sadienne et son fondement infralittéraire (v. p. 86), ce que ML me reproche. Mais étudier, comme je le fais, les déclarations épistolaires de Sade sur sa propre situation carcérale, c'est tenir compte du caractère pénitentiaire de la littérature sadienne, écrite pour la majeure partie entre les quatre murs d'une cellule, et dans une situation où Sade nourrissait l'espoir d'une impossible liberté alors qu'il subissait les tourments de l'emprisonnement. D'un autre côté, examiner les conséquences psychologiques, éthiques et épistémologiques des nombreux emprunts que fait Sade au matérialisme de La Mettrie et de d'Holbach, permet de montrer la façon dont, selon une formule de Jean Deprun, il dramatise, radicalise et francise ce matérialisme, dramatisation et radicalisation qui sont pour beaucoup dans le caractère outrancier de la narration sadienne. Contrairement à ce que dit ML, j'ai abondamment évalué en détail ce matérialisme, et j'en ai présenté les effets sur la conception que Sade se fait de la création littéraire, de l'imagination, de la folie, de la liberté, du bonheur, de la sexualité, pour confronter ensuite cette conception avec celle que se sont faite les surréalistes.

ML semble mésestimer l'importance de ce procédé historique et comparatif, et, cela, au point de gauchir les quelques exemples de narration sadienne que j'ajoute à l'étude des textes non fictifs: car, malgré la restriction concernant l'analyse stylistique et narrative que je pose expressément à la page 14, je n'ai aucunement négligé, ni de différencier les situations

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d'actions ou de discours des personnages fictifs dont je traite (v. p. 109 ss par exemple), ni
de leur rapporter à eux, et non à Sade-auteur, les discours romanesques (v. p. 132, 136,137)
et les déclarations matérialistes, explicites ou implicites.

Mais l'intérêt principal de mon interprétation n'est pas centré sur la structure formelle de l'œuvre, ce qui ne serait qu'une interprétation tronquée de cette œuvre. C'est à un tout autre niveau, celui de la vision du monde, que mon étude essaie de dégager l'expérience fondamentale telle qu'elle est comprise par les personnages fictifs eux-mêmes, expérience que la structure projette hors d'elle-même.

C'est ici, d'ailleurs, que, selon ML, j'aurais obstinément écarté un romantisme sadien pour poser un antagonisme Sade/surréalistes. Mais appliquer la très large notion de "romantisme" ne servirait ni à mieux expliquer, ni à mieux comprendre les personnages sadiens. Au fur et à mesure de mes études tant de l'œuvre non fictive (dont les Cahiers personnels 1803-1804 le Journal 1807-1814) que de l'œuvre de fiction, ma conviction initiale d'un romantisme sadien s'est écroulée, conviction puisée à tant de lectures où l'on situe Sade dans une optique purement romantique. Je n'ai donc jamais soutenu qu'il y avait chez Sade une idée de bonté naturelle comme le prétend ML en contraste flagrant avec la teneur explicite de mon texte, témoin les différentes acceptions du terme "nature" selon Sade que j'ai relevées ("l'indifférence morale de la nature", "méchanceté de la nature", p. 139, "méchanceté universelle" (en italiques dans mon texte), "corruption générale", p. 107). N'oublions pas non plus que, pour étayer sa représentation romanesque, Sade a délibérément choisi entre les théories naturalistes de son époque, et que très souvent son choix se porte sur la solution la plus passéiste et la moins compatible avec l'idéologie romantique, témoin le tableau qu'il fait de la femme et la manière qu'ont ses personnages principaux de justifier la sexualité (v. p. 141,142).

Il n'y a donc aucun "contresens au niveau de l'interprétation", comme le dit ML, à étudier historiquement cette œuvre, même si ML le dénonce pour garder intactes ce qu'elle appelle les "profondeurs abyssales"; l'œuvre sadienne serait ainsi imperméable à toute analyse historique et comparative. ML se fait ici le porte-parole d'une idée de différence radicale qui soustrairait cette œuvre à tout examen rationnel, et, pour appuyer cette idée, elle se réfère à l'essayiste Maurice Blanchot - dont on connaît la prédilection pour les œuvres romantiques et symbolistes (ce qui a laissé des traces incontestablement "romantiques" ou post-romantiques sur son interprétation de Sade). Or c'est cette idée de différence radicale même que j'ai analysée à propos des surréalistes (v. déjà p. 11), à propos d'Apollinaire, voire de Blanchot lui-même (v. p. 175).

En somme, le compte rendu que nous propose ML pèche par une série d'erreurs, de simplifications et d'entorses faites tant à la logique de ma présentation qu'au contenu des idées développées. Apporter des corrections à tout ce que l'arbitraire critique a travesti, dépasserait le cadre de cette réponse. Relevons pourtant la façon dont ML pratique la citation: d'abord elle ampute des interprétations spécifiques de leurs contextes particuliers, ensuite elle les utilise comme exemples généraux pour étayer ses propres généralisations tant hâtives que fautives, et puis elle m'impute à moi ces mêmes généralisations fautives. Outre cette supercherie intellectuelle, on relève aussi des négligences. Lorsqu'elle invoque l'essai "La Raison de Sade" de Maurice Blanchot par exemple, elle omet de dire que j'ai pris acte de ce même essai àla page 126. Elle trouve de même mes considérations sur le Sade des surréalistes trop limitées par rapport à celles consacrées au surréalisme lui-même. Mais elle néglige de dire que l'objectif de mon travail était d'interpréter la signification des références faites à

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Sade telle qu'elle apparaît lorsqu'on les inscrit dans l'évolution historique et idéologique du surréalisme. Elle ne signale pas non plus qu'on trouve dans les notes une documentation de détail qui reprend, confirme ou modifie légèrement les éléments du Sade "surréaliste" expliquésdans mon texte principal. En fin de compte il faut bien le dire, le texte de ML me paraît moins rendre compte de mon livre que prendre la défense d'un mythe personnel.

Trondheim