Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

L'amour de Tristan et Iseut dans Le roman de Tristan en prose Amour fatal ou amour chevaleresque?

par

Vibeke Østergaard Kristensen

1. Introduction

La présente étude est principalement basée sur la partie du roman éditée par Renée L. Curtis: Le roman de Tristan en prose (RTP), tome I (München 1963) et tome II (Leiden 1976). Lorsqu'il est nécessaire de renvoyer aux épisodes postérieurs à cette partie, je me réfère au résumé de Eilert Lôseth: Le roman en prose de Tristan, le roman de Palamède et la Compilation de Rusticien de Pise, analyse critique d'après les manuscrits de Paris, Paris 1890 .

Je me propose d'étudier les rapports entre Tristan et Iseut dans le RTP et de tenter ainsi de donner une nouvelle réponse à la question posée à ce propos: amour fatal ou amour chevaleresque? Dans un premier temps, seront présentées les analyses faites à ce sujet par Emmanuèle Baumgartner et par Jean-Charles Payen2.

Selon Payen, le RTP "substitue à l'amour fatal une certaine forme d'amour chevaleresque". Je ne peux que convenir que l'amour fatal des versions de Béroul et Thomas a été éliminé du RTP et que la manifestation la plus évidente de cette élimination est la mort des amants dans la version en prose: Tristan est frappé à mort par la lance empoisonnée de Marc; en mourant, il étreint Iseut si



1: Je tiens à remercier chaleureusement Jonna Kjœr, maître assistant à l'lnstitut d'Etudes Romanes de l'Université de Copenhague, qui a bien voulu me conseiller au cours de mon travail. Je remercie également la Fondation Carlsberg pour la subvention qu'elle a eu l'amabilité de m'accorder.

2: Baumgartner, E., Le Tristan en prose. Essai d'interprétation d'un roman médiéval. Genève 1975. (Les termes "amour chevaleresque" et "amour fatal" sont opposés explicitement à la p. 172, note 35, où Baumgartner fait mention du désaccord entre elle et Payen.) Payen, J. Ch., "Lancelot contre Tristan: La conjuration d'un mythe subversif (réflexions sur l'idéologie romanesque au Moyen Age)". In: Mélanges Pierre le Gentil. Paris 1973, p. 617-632. Sur le RTP, voir p. 629-632: "Le Tristan en prose "récupère" le mythe initial en le vidant de ses aspects subversifs". (L'expression "une certaine forme d'amour chevaleresque" se trouve à la p. 629.)

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fort qu'elle meurt étouffée.

Par contre, il me paraît plus discutable de dire, avec Payen, que dans le RTP l'amour fatal est remplacé par une forme d'amour chevaleresque. L'argument principal de Payen à l'appui de cette thèse est que, dès le moment où Tristan s'éprend d'lseut, sa jalousie à l'égard de Palamède le pousse à disputer Iseut à ce bon chevalier sarrasin. Malgré le philtre, le chevalier Tristan doit donc mériter sa dame Iseut tout au long du roman. Alan Fedrick, dans son article "The Love Potion in the French Prose Tristan"4, souligne également comment la rivalité entre Tristan et Palamède, lors du tournoi de la Lande, sert à adapter l'amour de Tristan et Iseut au code chevaleresque en donnant à Tristan l'occasion de se montrer digne d'lseut.

Il est certain que la présence de Palamède contribue à faire apparaître l'amour de Tristan comme un amour chevaleresque. Cependant, la rivalité entre les deux chevaliers ne justifie pas en elle-même l'emploi de ce qualificatif. Pour que nous puissions parler d'amour chevaleresque, il faut que l'amour du héros, "désormais mérité par la prouesse, se valorise et devienne l'élément moteur d'une générosité sans cesse déployée dans l'action", comme l'exprime Payen lui-même à propos du Chevalier de la Charrettes. Comme j'essaierai de le montrer, il ne me semble pas que les prouesses de Tristan soient inspirées par son amour pour Iseut et qu'ainsi le domaine de l'amour soit étroitement lié à celui de la chevalerie.

A l'opposé de Payen, Baumgartner voit dans l'amour de Tristan et Iseut à la fois la source de leur mort6 et une puissance nuisible à leur vie sociale et, par là, à la société en général. L'intention de l'auteur du RTP est bien de concilierles exigences de la vie de chevalier avec celles de la passion d'amour, autrement dit de faire de l'amour de Tristan et Iseut un amour chevaleresque. Cependant, une telle conciliation se révèle impossible à cause de l'influence néfaste et destructive de l'amour-passion qui empêche l'amant de déployer ses forces pour le plus grand bien de la société. Je reprendrai ci-dessous une partie des exemples que Baumgartner a utilisés pour illustrer l'influence néfaste



3: Payen va plus loin dans l'interprétation de la scène de mort: selon lui, Tristan meurt d'une blessure alors que Iseut, elle, meurt d'amour, ce qui signifie que "ce destin de faiblesse, indigne d'un vrai chevalier, est réservé à la femme" (Payen, op. cit., p. 630). On peut se demander si mourir étouffé, c'est mourir d'amour!

4: Fedrick, A., "The Love Potion in the French Prose Tristan", Romance Philology, XXI. Los Angeles 1967, p. 21-34.

5: Payen, op. cit., p. 625-626.

6: Je ne vois pas pourquoi, à plusieurs reprises, Baumgartner compte Tristan et Iseut parmi les personnages morts d'amour tout en sachant qu'ils meurent pour de toutes autres raisons (voir par exemple Baumgartner, op. cit., p. 166-167 et p. 169).

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de l'amour de Tristan et Iseut sur leur carrière sociale. On verra qu'il en sera
donné ici une interprétation différente.

Amour fatal ou amour chevaleresque? Aucun des deux qualificatifs ne semble convenir à l'amour de Tristan et Iseut dans le RTP, car c'est là un amour qui n'influence ni en bien ni en mal la vie sociale des amants. L'intention de l'auteur ne fait pas de doute: légitimer cet amour en conflit avec la société tel qu'il est décrit dans les versions en vers, en le présentant comme un amour chevaleresque. Cependant, l'harmonie entre la passion d'amour et la chevalerie n'est jamais établie. D'après Baumgartner, ceci est dû au pouvoir redoutable de l'amour-passion; d'après moi, il faut expliquer autrement ce manque d'harmonie: sous le couvert d'une conciliation,l'auteur évite, en réalité, de mettre en contact les deux sphères opposées. C'est parce que l'amour n'a rien à voir avec la chevalerie que Tristan parvient à briller dans les deux domaines à la fois. Mon propos est de montrer que la solution du RTP aux problèmes posés par les versions en vers n'est qu'une solution apparente consistant, en fait, à séparer les deux univers antagonistes qu'il fallait concilier.

2. Allusions au mariage d'amour

Comme il y a plusieurs manières de décrire le concept d'amour chevaleresque, il faut d'abord préciser que je me référerai ici à la description qu'en donne Jean Frappier dans son article sur les conceptions courtoises au XIIe siècle7. Il écrit entre autres: "Hostiles en général à l'union libre comme aux amours adultères, nos romanciers courtois préconisent volontiers le mariage d'amour . Justement, l'auteur du RTP essaie, dans la mesure du possible, de faire passer l'amour adultère de Tristan et Iseut pour un amour conjugal.

Selon le texte, l'amour de Tristan et Iseut est dû uniquement au philtre qui, tout à coup et contre la volonté des amants, les lie l'un à l'autre pour toujours9. Pourtant, le destin a la bonté de réunir deux êtres parfaitement assortis et cela même aux yeux de la société. Lors du premier séjour de Tristan en Irlande, le roi Hanguin voit déjà en lui le futur mari de sa fillelo. Plus tard, après que



7: Frappier, J., "Vues sur les conceptions courtoises dans les littératures d'oc et d'oïl au XIIe siècle", Cahiers de Gvilisation Médiévale. Poitiers 1959. T. 11, p. 135-156. Sur l'amour dans le roman d'oïl, voir p. 143-146.

8: Ibid., p. 144.

9: Cf. les descriptions des sentiments de Tristan et Iseut avant et après avoir bu le philtre, Curtis, op. cit., I, p. 218 et 11, p. 65-66. Sur le rôle du philtre, voir Baumgartner, op. cit., p. 102-106 et 207-209 et Fedrick, op. cit.

10: Curtis, op. cit., I, p. 174: "Li rois meîsmes vosist bien qu'ele l'amast et il li, et qu'il la preïst a moillier, car il li est bien avis qu'ele ne poïst mie estre mieuz assenée de mariage".

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Tristan et Iseut ont bu le philtre, aussi bien les amants eux-mêmes que le peuple de Cornouailles invoquent tous les arguments traditionnels en faveur d'une union conjugale: la conformité d'âge, de rang et de beauté et la prouesse incomparable de Tristan:

(Sur le bateau après avoir bu le philtre)

Se Tristanz aime Yselt, de ce li poise noiant ne peser ne li doit, ce li est avis, car ele est tant bêle et tant avenanz de totes choses que il conoist bien qu'il ne porroit mètre son mer en plus bêle riens ne en plus vaillant. Se Yselt aime Tristan, ele en est liée et joiouse, et bien li semble qu'ele ne porroit mieux mètre son cuer en nule manière, car c'est li plus biax chevaliers dou monde et li miaudres, ce li est avis. Il est très biax et ele est très bêle; il est gentils hons et ele est de haut linaige; bien se doevent acorder ensemble et par linaige. (Curtis 11, p. 66. C'est moi qui souligne.)

(Le peuple de Cornouailles en regardant Tristan et Iseut)

Et li plusor quant il les ont assez regardez dient que merveilles a fait Tristanz quant il a Yselt livree a son oncle; mieuz s'acordassent ensemble et par biauté et par aaige, et se Diex eûst sofert que li uns eüst l'autre, onques mes nus plus biax mariaiges n'eüst esté veüz en nule terre com cist fust. (Curtis 11, p. 92-93)

Non seulement l'expression "mètre son cuer" indique qu'il s'agit, après tout, d'un acte volontaire de la part des amants, mais encore ils se présentent immédiatement comme un couple aux yeux de leur entourage. Malgré l'insistance de l'auteur sur l'effet tout-puissant du philtre, nous avons l'impression que le philtre ne provoque que ce qui était déjà dans la logique des choses.

3. La comparaison entre Tristan et Lancelot

Un autre trait caractéristique de l'amour chevaleresque est l'association de l'amour et de la chevalerie: le sentiment amoureux est considéré comme la source de la prouesse chevaleresquell. L'intention particulière de la version en prose est justement de faire de Tristan à la fois le parfait amant et le parfait chevalier. Son amour pour Iseut, qui le faisait manquer à ses obligations sociales dans les versions en vers, doit maintenant lui inspirer de grands exploits au profit de la société. Effectivement, Tristan est transformé en chevalier accompli. Je ne fais pas ici le récit de sa vie. Baumgartner en a déjà donné une excellente description qui comprend toutes les phases de son évolution sentimentale et chevaleresque, depuis ses débuts prometteurs jusqu'à l'apogée de sa carrière où, installé au royaume de Logres, il surpasse même Lancelot .



11: Voir par exemple Frappier, op. cit., p. 145.

12: Baumgartner, op. cit., p. 203-215.

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Cependant, la supériorité de Tristan dans le domaine de la chevalerie n'implique pas forcément que ses prouesses soient inspirées par son amour. Un des procédés mis en œuvre pour nous convaincre de l'étroite alliance du sentiment amoureux et de l'exploit chevaleresque dans la vie de Tristan est la comparaison entre les couples Lancelot-Guenièvre et Tristan—Iseut. L'exemplarité de Lancelot et Guenièvre ne tient pas uniquement à ce que Lancelot est le chevalier des chevaliers et Guenièvre la dame des dames, mais également à ce qu'ils arrivent à concilier l'amour et la vocation chevaleresque, comme le souligne Myrrha Lot- Borodine dans sa description de Lancelot à partir du Lancelot en prose :

Par le rayonnement de cette vertu qu'est pour lui l'amour, Lancelot réalise son propre idéal moral qui est l'idéal de son temps et de son milieu: chaque jour de vie est un effort pour mieux mettre d'accord, pour harmoniser le doux sentiment qui l'inspire avec sa vocation chevaleresque à laquelle il ne saurait renoncer sans déchoir. D'une émotion intime, centre lumineux d'où part l'action, notre héros fait une véritable mission

Ainsi, pour se montrer dignes de Lancelot et Guenièvre, Tristan et Iseut se doivent non seulement d'égaler le meilleur chevalier et amant et la plus belle dame du monde, mais encore de réaliser cette fusion entre amour et chevalerie qu'incarne ce couple illustre.

Au début de sa carrière de chevalier, avant que sa réputation ne soit solidement établie, Tristan se compare lui-même à Lancelot: il s'accuse d'avoir perdu son temps à cause d'lseut et hésite à engager le combat contre les assiégeants d'Alinge en Petite-Bretagne, lorsque l'idée de la prouesse de Lancelot le fait passer à l'action:

Hé, Diex! que porrai je faire? Istrai ge fors? Certes, oïl, se je en dévoie toz seus oissir. Ha! Lanceloz, bons chevaliers et preudons, se vos fussiez ceanz enclox autresi com je sui orandroit, certes vos n'eussiez ja tant atendu com je ai por gahaignier une cité que vos ne fussiez fors oissuz por assemblera toz cez qui ci sont.(...)Et quant vos ce feïstes par vostre proesce et par vostre force, or aie je dahez se je ne m'en is fors, et se je n'assemble a tôt cest pueple. (Curtis 11, p. 159)

Tristan reconquiert aussitôt la terre perdue en se jetant dans une bataille où sa prouesse le fait prendre pour Lancelot. Il montre par là que le chevalier Tristan n'est aucunement inférieur au chevalier Lancelot. S'il est question ici d'inspiration, c'est certainement Lancelot qui sert d'inspirateur et non pas Iseut!

A la même époque, Lancelot doute encore que Tristan sache comment se
conduire envers sa dame. Il l'insulte devant un chevalier de Petite-Bretagne



13: Lot-Borodine, M., "Tristan et Lancelot". In: Medieval Studies in Memory of Schoepperle-Lomis. Genève 1974 (Ie éd. 1927), p. 35.

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en le traitant de "li maleureus chevaliers et li plus honiz que je sache orandroit en tot le monde" et en disant "qu'il n'a orandroit chevalier en tot le monde a qui je feroie plus volentiers honte et desonor" (Curtis 11, p. 168). En effet, Lancelot croit que Tristan a trahi son amour pour Iseut la Blonde en se mariant avec Iseut aux Blanches Mains, ce qui serait une violation de la foi que se jurent tous les amants courtois. Peu après, Lancelot reconnaît qu'il a mal compris la situation et que Tristan se repent de son mariage. La seule issue qu'il voit alors est la suivante :

Mes s'or pooit tant faire qu'il tenist Yselt de Cornoaille en sesine et adone la
menasi ou reaumes de Logres, adone porroit il joïr de ses amors, et autrement
non, a ce qu'il li est avis. (Curtis 11, p. 169)

Quand Tristan apprend comment Lancelot médit de lui, il devine le motif de sa colère et se promet de faire savoir à tout le monde la vérité sur ses relations amoureuses. Tristan finit justement par choisir l'issue proposée par Lancelot: il s'installe au royaume de Logres avec sa dame Iseut et montre ainsi que, comme amant non plus, il n'est pas inférieur à Lancelot.

De cette façon, Tristan démontre au cours du roman qu'il égale Lancelot aussi bien dans le domaine de la chevalerie que dans celui de l'amour. Cependant, comme nous allons le voir, Tristan n'arrivera jamais à concilier les deux domaines, à la manière de Lancelot.

4. Le clivage entre la vie sociale et la vie privée et les contradictions qui en résultent

Comme il a souvent été signalé, le Tristan du RTP fait une brillante carrière. Tous les exploits qu'il accomplit le font monter progressivement dans l'échelle sociale, et il finit par être un des chevaliers les plus éminents, sinon le plus éminent de la Table Ronde. Entre-temps, Iseut fait fonction d'abord de reine à la cour de Marc, ensuite de châtelaine à la Joyeuse Garde, où elle attend les visites espacées de son chevalier Tristan. De temps à autre, cette vie au service de la société est brusquement interrompue par des périodes où Tristan et Iseut trouvent l'occasion de vivre ensemble, dans une intimité quasi conjugale. De ce fait, l'existence de nos deux protagonistes se scinde en deux: d'une part leur vie sociale qui occupe de beaucoup la plus grande partie du roman, de l'autre, leur vie privée qu'ils mènent en marge de la société et qui, dans le roman, est reléguée au second plan. Voici d'abord une énumération de ces périodes de vie commune:

1. Curtis 11, p. 67: Le voyage d'lrlande en Cornouailles quand Tristan ramène
Iseut au roi Marc. La vie passée sur la nef est décrite ainsi: vie joiouse et
envoisiee, déduit, joie, paradis et amor.

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2. Curtis 11, p. 85: Le séjour forcé, mais bienvenu, dans l'île du Château des Pleurs. Cette période de trois mois est qualifiée de si glorieuse vie et si envoisiee, bone vie, déduit, paradis, solaz, joie et envoiseüre. Il est souligné que Tristan et Iseut oublient tout autour d'eux.

3. Curtis 11, p. 116: Les trois jours dans la tour où Iseut se réfugie pour échapper
à Palamède qui essaie de l'enlever. Le premier jour, les amants se reposent,
puis il est dit:

Tristanz remaint leanz deus jorz, et se deduist avec la roïne tant com li plest.

4. Curtis 11, p. 141 : Les trois jours dans la tour où Marc tient Iseut enfermée
et dans laquelle Tristan s'introduit avec l'aide de Brangien:

Et lors comencé la joie et la feste entre eus deus si granz que onques n'i fu greignor
veüe. Trois jorz demora leanz Tristanz en tel maniere qu'il ot de sa dame quanqu'il
vost, et eie de li autresi.

5. Curtis 11, p. 150-151: Le séjour dans la forêt du Morois qualifié de joie et de déduit est décrit comme une période de bonheur conjugal. Tristan pourvoit aux besoins du ménage en allant à la chasse; quand il rentre à la maison, Iseut l'acceuille gaiement, et ils passent ensemble des heures très heureuses.

6. Lôseth, p. 258 et suivantes: La période où Tristan et Iseut sont installés à la Joyeuse Garde. Tristan essaie de trouver l'équilibre entre la séparation provoquée par ses devoirs de chevalier et la vie commune au château (voir par exemple Lôseth, p. 258-259: § 344 et 345 et p. 286: § 399). La description de cette période rappelle beaucoup la description de leur vie quasi conjugale dans la forêt du Morois (voir par exemple Lôseth, p. 263: § 355).

Il est à noter également qu'à l'intérieur des six périodes, les rapports des amants entre eux subissent une certaine évolution: pendant les premières périodes, et surtout pendant la troisième et la quatrième, l'accent est mis sur leur vie sexuelle, tandis que pendant les périodes suivantes, il est mis sur la vie quotidienne avec ses besoins matériels.

Ces périodes amoureuses apparaissent comme des épisodes isolés au milieu d'une foule d'aventures chevaleresques. Tristan et Iseut mènent une double vie: il n'y a pas d'intégration entre leur vie amoureuse et leur vie dans la société féodale. Dans cette double vie, l'amour est sacrifié à la vie sociale: ce n'est qu'exceptionnellement que Tristan se retire du monde pour se donner à Iseut. Baumgartner considère la situation sous un autre angle: d'après elle, Tristan sacrifie la gloire à l'amour, du moins jusqu'à ce que les amants soient installés dans le royaume de Logres:

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Tristan s'épuise à rechercher et à préserver, souvent par la violence, une solitude à deux où s'érode peu à peu toute son énergie, où se dissipent lentement tous ses désirs de gloire. Nous avons perdu le monde et le monde nous, et cela est bien, tel est le premier cri de Tristan, réfugié avec Iseut dans la forêt du Morois. Peu importe désormais à l'amant comblé de renoncer à la vie aventureuse, de renoncer à la gloire. Pour Tristan, la vie du chevalier errant n'est bien souvent que pis-aller, occupation secondaire, imposée par les circonstances et la haine clairvoyante de Marc. Vivre dans une tour déguisé en femme, mais y posséder Iseut, telle est parfois toute l'ambition du meilleur des chevaliers, au début du roman tout au moins.

Est-ce que c'est la vie du chevalier errant ou bien, au contraire, la vie amoureuse qu'il faut qualifier d'occupation secondaire? Pour essayer de répondre à cette question, il faut étudier les passages que nous citons, Baumgartner et moi, à l'appui de nos thèses opposées.

Premièrement, l'épisode de la forêt du Morois. Est-il exact de représenter Tristan comme un chevalier qui, à cette époque en tout cas, se moque du monde et ne pense qu'à satisfaire son amour? Je ne le pense pas. Si Tristan propose à Iseut de se réfugier dans la forêt, c'est avant tout par souci de leur réputation et de leur carrière. Les arguments qu'il invoque pour ne pas retourner aussitôt dans le monde féodal sont des arguments conventionnels inspirés par la peur du qu'en dira-t-on:

Se nos el reaume de Logres alons entre les bons chevaliers, je serai por l'amor de vos apelez traïtor mon oncle, ja por ma bone chevalerie ne remendra; et vos seroiz apelez rorne deleal et mauvese que vostre seignor avez gerpi por l'amor de Tristan. Tiex paroles vos seront dites, et a moi autresi, d'où tel mal porroit tost sordre qui ne seroit pas amendez legierement. Se je m'en vois en Leonois en la terre qui est moie lige, et je vos en moine avec moi, toz li siècles me blasmera, et diront li fol et li saige que je tien la feme mon oncle en soignentaige. (Curtis 11, p. 148)

Tout de suite après, Tristan dévoile le projet de s'enfuir dans le Morois. Nous ne sommes donc pas surpris d'apprendre que, déjà avant d'y aller, Tristan considère le séjour dans la forêt comme un état provisoire. Il sait bien qu'une telle vie lui déplaira à la longue et qu'il lui sera alors possible de reprendre ses occupations d'autrefois:

Et quant nos avriens illec demoré un an ou deus, ou tant com il vos pleroit, adone nos
renvoieroit Diex aucun autre conseil. (Curtis 11, p. 149)

Illec sejornerons un po de tens, et quant li sejorz nos desplera si nos en irons, s'il nos
plest, ou el reaume de Logres ou en ma terre de Lyonois. (Curtis 11, p. 149)^



14: Baumgartner, op. cit., p. 170.

15: Voir page suivante.

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Je ne nie pas que les amants expriment parfois leur mépris du monde, mais, dans ces cas-là, ou bien ils se contredisent immédiatement ou bien ils sont contredits par les événements. Quand Tristan et Iseut sont réunis après avoir frôlé la mort, ils sont prêts à tout sacrifier pour rester ensemble et décidés à ne plus jamais se quitter:

Quant Diex nos a ensi resemblé, je ne quier jamés que nos départons por nule aventure; ensemble userons desormés nostre jovente en joie et en liesce. Et ele respont adont: Tristanz, fait ele, qu'en diriez vos? Jamés por chose qu'il aveigne ne me quier de vos departir. Mieuz me plest a demorer avec vos en quel que leu que vos voudroiz que sanz vos estre et avoir en mon demoine la moitié del monde tot quitement. (Curtis 11, p. 147)

A peine Iseut a-t-elle appris le projet de Tristan qu'elle commence à craindre la
solitude:

Mes or me dites, se nos en ceste foresi demoriens en tel maniere corn vos devisiez, ne
vos est il avis que nos avriens perdu tot le monde? Nos ne verriens ne dame ne chevalier
ne gent ne envoiseüre; nos avriens le monde perdu, et li mondes nos. (Curtis 11, p. 149)

Tristan essaie de la rassurer en disant:

Je ne quier ne escu ne armes fors que vos; je ne quier ne seignor ne dame fors que vos. Je
vos aim plus que je ne fais tot le monde, car se toz li mondes estoit orandroit avec nos,
je n'i verroie fors que vos, neje n'i ameroie que vos seule. (Curtis 11, p. 149)

Cette déclaration est en opposition absolue avec sa carrière éblouissante et traduit ainsi cette division en deux univers opposés, ce conflit entre les sphères individuelle et sociale que je considère comme un des traits les plus prononcés du roman. Quand finalement nous apprenons que les amants vivent dans le bonheur suprême, c'est juste avant que l'action ne mette fin à leur béatitude et que Marc n'enlève Iseut 16.

Si l'auteur se heurte à de telles contradictions, c'est qu'il tente l'impossible: décrire l'amour de Tristan et Iseut comme un amour exclusif et fatal et montrer en même temps que les amants prennent toujours en considération l'intérêt social. A vrai dire, Tristan n'oublie ni le monde ni sa gloire — au contraire, ce sont justement des motifs d'ordre social qui l'incitent à se retirer de la société



15: De la même manière, Tristan projette déjà, dès l'arrivée àla Joyeuse Garde, d'y laisser Iseut et d'aller lui-même à la cour d'Arthur pour participer à la quête du Saint Graal (Lôseth, op. cit., p. 258-259: § 344).

16: Tel est aussi le cas dans file du Château des Pleurs: le bonheur exclusif des amants est souligné juste avant l'arrivée de Galahoz qui défie Tristan et met fin à la coutume de l'île, donc au séjour de Tristan et Iseut (Curtis, op. cit., 11, p. 85).

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pour un certain temps. Les efforts de l'auteur pour nous donner l'impression que
les amants ne pensent qu'à leur vie commune ne peuvent qu'aboutir à des inconséquences.

Baumgartner mentionne ensuite l'épisode de la tour où s'introduit Tristan déguisé en femme. Selon elle, cet incident montre également comment, à cette époque, Tristan n'a d'yeux que pour Iseut. Voici la scène: Tristan vient d'entrer dans la chambre d'lseut, quand il est dit:

Et lors comencé'la joie et la feste entre eus deus si granz que onques n'i fu greignor
veüe. Trois jorz demora leanz Tristanz en tel maniere qu'il ot de sa dame quanqu'il vost,
et eie de li autresi. (Curtis 11, p. 141)

Mais, hélas, le bonheur est éphémère et le quatrième jour, les amants sont déjà découverts. J'ai du mal à comprendre comment des séjours si brefs et si succintement décrits peuvent suffire à détruire l'image du chevalier entreprenant qu'est Tristan en général, même au début du roman. De tels épisodes nous rappellent qu'effectivement, c'est une histoire d'amour que nous sommes en train de lire. Cependant, comme les aventures chevaleresques reprennent aussitôt, ces petits écarts ne risquent pas de ternir la réputation des amants.

La même considération vaut, il me semble, pour le séjour dans la tour où
Iseut se réfugie pour ne pas tomber aux mains de Palamède. Ici encore, le bonheur
rte dure que trois jours, après quoi il est même dit:

Quant il orent leanz demoré tant corn lor plot,û se mistrent au chemin. (Curtis 11, p. 116.
C'est moi qui souligne.)

Cette fois, c'est Iseut qui, par souci du qu'en-dira-t-on, refuse de s'enfuir au
royaume de Logres avec Tristan:

Tristanz, vos savez bien par quel pechié et par quel mescheance il avint que vos m'amastes et je vos. Nostre amor avons menee au plus sagement que nos poïmes que nus ne s'en est aperceûz. Et encores le porrons nos faire ensi longuement, se Dieu plest. Mes se nos nos en aliens orandroit ensi com vos l'avez devisié, lors seroit nostre folie coneûe apertement, et vos en seriez apelez traîtor vostre oncle, et je en seroie clamée roihe foie et deleal.Por ce vient il mieuz, ce me semble, que nos nos en alons orandroit au roi Marc, et menrons autretel vie et ausi envoisiee com nos avons dusques ci fait. (Curtis 11, p. 116)

A la lumière de ces exemples, je pense pouvoir réaffirmer d'abord que l'amour est détaché du contexte social des amants et ensuite que c'est bien la vie amoureuse et non pas, comme le propose Baumgartner, la vie du chevalier errant qu'il faut qualifier d'occupation secondaire. Finalement, ce sont les intérêts et les jugements de la société féodale qui déterminent la façon d'agir des amants, quoique, en apparence, ils s'isolent parfois dans leur vie à deux.

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5. Tristan en Petite-Bretagne

Comme je viens de le montrer, le décalage entre l'amour et la chevalerie, et par conséquent entre les deux façons de vivre des amants, se traduit par des inconséquences à l'intérieur de l'œuvre, comme par exemple quand Tristan et Iseut se contredisent eux-mêmes ou quand leurs propos contrastent vivement avec le cours des événements.

En suivant Tristan en Petite-Bretagne, nous découvrons des inconséquences du même ordre: durant cette période, Tristan est, en général, complètement absorbé par ses devoirs de chevalier, mais de loin en loin, il est brusquement saisi par la pensée d'lseut et le désir ardent de la revoir. Ces parenthèses sentimentales paraissent tout à fait détachées du contexte guerrier. C'est comme si l'auteur, chaque fois qu'il s'est longuement étendu sur les prouesses de Tristan, sentait la nécessité de signaler que celui-ci pense toujours à Iseut, quoique l'action fasse croire le contraire. Au beau milieu des aventures, il se rend compte que, pendant longtemps, il a négligé un élément essentiel dans la vie de Tristan, à savoir son amour pour Iseut, et il essaie aussitôt d'y remédier. Voici quelques exemples de ce procédé.

Immédiatement après que Tristan a sauvé la Petite-Bretagne du comte Agrippe
— ce qui est encore une occasion pour louer ses qualités inégalables de chevalier —
il est dit:

Un jor chevauchoient ensemble entre Tristan et Kahedin, si avint que Tristanz comença moût durement a penser a la rome Yselt, si qu'il ne savoit ou s'il dormoit ou s'il veilloit. (...)Tant pensa Tristanz en tel maniere qu'il gita un grant sospii, et puis dist:"Ha! bêle Yselt, tu m'as mort!" Lors chiet de son cheval a terre et se pasme, et puis s'esperist tot autresi com s'il dormisi et s'esveillast, et est moût honteus durement por Kahedin. (Curtisll, p. 161)

On s'étonne d'apprendre que ce chevalier vigoureux, qui vient de nous donner la mesure de ses forces, s'écrie subitement qu'il est sur le point de mourir d'amour et s'évanouit aussitôt après! Evidemment, Tristan n'est pas si près de la mort qu'il le croit. Peu après, à la suite d'un événement quasi fantastique, Kahedin, Iseut aux Blanches Mains et Tristan font naufrage sur les côtes du Servage, où règne le géant Nabon le Noir. Une longue et minutieuse description nous apprend comment Tristan, en tuant le géant, accomplit l'exploit presque surnaturel de libérer le pays appelé ensuite la Franchise Tristan. Bien entendu, un pareil exploit ne laisse pas de place à l'amour. De retour en Petite-Bretagne, il est grand temps que Tristan se souvienne encore d'lseut:

Que vos diroie je? Tristanz remest avec le roi, qui li fait avoir quanqu'il veust, fors ce qui
plus li touche au cuer: c'est la roïne Yselt de Cornoaille. Cele vosist il avoir; il en sospire
nuit et jor, et a ce pense toz jorz. De la vient sa joie et son duel. (Curtis 11, p. 199)

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A en croire l'auteur, Tristan pense toujours à Iseut. En fait, le lecteur est plutôt
surpris d'apprendre qu'il se rappelle brusquement sa dame après un si long silence
à son sujet.

Que les digressions sentimentales soient mal intégrées au contexte est encore un effet de ce que l'amour de Tristan n'est pas intégré à sa vie de chevalier. Pour ressembler aux Tristan des versions en vers, le Tristan du RTP doit forcément regretter Iseut, mais, à vrai dire, ses explosions d'amour ne paraissent pas du tout spontanées.

Ici encore, mon interprétation diffère de celle de Baumgartner. Selon elle, c'est l'amour et non pas l'ambition qui détermine la façon d'agir de Tristan durant son séjour en Comouailles et en Petite-Bretagne. Voici la description qu'elle fait de l'influence néfaste qu'a l'amour de Tristan sur sa vie de chevalier au cours de cette période:

Avec l'entrée en scène d'lseut, avec la révélation de l'amour partagé, la carrière chevaleresque de Tristan subit en effet une longue éclipse. Sans doute, durant toute la période où il séjourne soit à la cour de Marc, soit en Petite-Bretagne, Tristan reste le plus redouté et le plus illustre des chevaliers de Comouailles. Pourtant lié par le désir de rester le plus possible près d'lseut et le souci de ne pas provoquer par ses exploits la haine et la jalousie de Marc, il refuse presque systématiquement l'aventure chevaleresque et semble n'éprouver qu'indifférence pour la gloire. Certes, il retrouve toute sa vaillance pour arracher Iseut à Palamède, secourir le roi H3el et les victimes de Nabon le Noir ou délivrer Arthur prisonnier d'une enchanteresse.

Selon moi, les exploits chevaleresques constituent également le fond de l'intrigue dans cette partie du roman. Sur ce fond, les digressions sentimentales se détachent. Elles constituent un monde à part, dans lequel Tristan ne sera jamais qu'un hôte passager. D est à remarquer que les exploits qu'accomplit Tristan pendant cette période sont de la plus grande importance: il suffit de mentionner qu'il sauve trois peuples (ceux des Iles Lointaines, de la Petite-Bretagne et du pays du Servage) et une reine (Iseut) pour montrer que ce ne sont pas là des bagatelles. Bien sûr, Baumgartner concède que Tristan recouvre par moments ses forces, mais d'après elle, ce n'est pas la tendance prédominante dans cette deuxième phase de sa carrière.

6. Le lien artificiel entre amour et mort

II me reste à relever une dernière sorte de contradictions à laquelle se heurte
l'auteur en s'efforçant de démontrer que l'amour de Tristan et Iseut est à la fois
un amour fatal et un amour chevaleresque au service de la société. Il essaie de



17: Baumgartner, op. cit., p. 210.

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nous donner l'impression que l'amour des amants est étroitement lié à la mort,
mais comme il ne veut pas renoncer à les représenter comme garants de la société,
le lien entre l'amour et la mort reste un phénomène purement artificiel.

Après que Tristan et Iseut ont bu le philtre, il est dit:

Or sont entré en cele voie dont il lor covendra sofrii engoisse et travail tot lor aaige.
Diex, quel duel! Il ont beü lor destrucion et lor mort. Cist boivres lor a esté moût douz,
mes onques nule dolor ne fu si chierement achatee com ceste sera. (Curtis 11, p. 65)

Comme on va pouvoir le constater, cette prédiction n'aura aucune influence sur l'action par la suite. Pour que toutes les aventures chevaleresques ne fassent pas oublier au lecteur que la mort menace sans trêve les amants à cause de leur amour, Tristan et Iseut proclament à plusieurs reprises qu'ils ont l'intention de se suicider. Cependant, comme ils ne mettent jamais leur menace à exécution et que le désir de vivre renaît aussitôt, nous finissons par ne plus les prendre au sérieux.

Quand Marc met fin à tout contact entre les amants en enfermant Iseut dans une tour, une sorte de léthargie s'empare de Tristan: il s'arrête de manger et de boire, utilise les mots dolor, martire et maladie pour montrer l'inanité de sa vie et dit qu'il est prêt à mourir d'amour (Curtis 11, p. 138-140). Iseut mange et boit également très peu et, en apprenant que Tristan est mourant, elle dit que:

...se il muert, ele s'ocirra a ses deus mains. (Curtis 11, p. 140)

Immédiatement après, elle trouve le moyen d'introduire Tristan dans la tour, et
déjà à la page suivante, les amants retrouvent les délices de l'amour:

Et lors comencé la joie et la feste entre eus deus si granz que onques n'i fu greignor veüe.
(Curtis 11, p. 141)

Quand Marc enlève Iseut du refuge des amants dans la forêt du Morois, Tristan
déclare:

Or voudroie je trover qui m'oceïst por mes dolors finer plus tost, car jamé n'avrai joie
après ceste aventure.(...) Se Diex me conseut, fait il, s'il ne me devoit estre torné a
mauvestié, je meesmes m'ocirroie de m'espee. (Curtis 11, p. 154)

Contrairement à ce qu'il dit, Tristan retrouvera la joie avec Iseut à la Joyeuse
Garde; en attendant, il se console avec Iseut aux Blanches Mains. Plus tard, en
apprenant le mariage de Tristan, Iseut réagit ainsi:

La rome Yselt qui ces noveles avoit oîes en a si grant duel qu'a po qu'ele n'ist de son
sens. Ices noveles li ont doñees la mort. Or n'est il mes nus qui lia puisse reconforter,
enz dit qu'ele s'ocirra. (Curtis 11, p. 163)

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Cependant, Iseut n'est pas aussi près de perdre la raison qu'elle le prétend. Sur le point de se donner la mort, l'idée lui vient d'écrire une lettre à Guenièvre, ce qu'elle fait aussitôt (Curtis 11, p. 164). A des moments plus calmes, chacun se contente d'affirmer que sa vie est entre les mains de l'autre, comme par exemple quand Tristan part pour la Petite-Bretagne:

...ele seule me sera vie, tant com ele vodra; et quant il li pierà, ele me sera morz. (Curtis
11, p. 155-156)

ou quand Iseut reste seule dans la tour:

Ce est sa mort, ce est sa vie. (Curtis 11, p. 163)

Tristan et Iseut assurent régulièrement au lecteur que leur amour est lié à la mort, mais cette assurance est démentie par l'action. En outre, l'analyse de Lôseth nous apprend que, finalement, Tristan et Iseut ne meurent pas du tout d'amour. L'opposition entre la scène de mort — factice jusqu'au comique — et le postulat qu'en buvant le philtre, les amants boivent leur mort, constitue un des contrastes les plus violents du roman.

7. Conclusion

Tout en voulant conserver la fatalité de l'amour de Tristan et Iseut sur laquelle ont insisté les versions en vers, l'auteur du RTP essaie de transformer cet amour antisocial en un amour chevaleresque au service de la société. Cependant, ce n'est qu'en apparence qu'il arrive à concilier les exigences de la passion d'amour et de la chevalerie et ainsi à résoudre les problèmes posés par les versions antérieures. En réalité, il ne fait que séparer les deux domaines antagonistes qu'il fallait harmoniser. Cette solution illusoire se traduit par une séparation très nette de la vie privée et de la vie sociale de Tristan et Iseut. Dans cette double vie, l'amour est sacrifié aux obligations sociales: les exigences de la société constituent le thème prédominant du roman; l'amour n'est pour le chevalier qu'une occupation secondaire, un divertissement anodin.

Par conséquent, il est faux de caractériser l'amour de Tristan et Iseut à la fois
comme un amour fatal, nuisible à la vie sociale des amants et par là à la société
en général, et comme un amour chevaleresque au sens traditionnel de ce mot .



18: Voir page suivante.

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Tristan arrive au sommet de la hiérarchie chevaleresque en dépit de son amour, mais ce n'est pas son amour qui l'y fait arriver. La description que fait Lot- Borodine de la situation du Tristan des versions en vers fait ressortir la différence entre lui et le Tristan du RTP:

II sent (...) avec une acuité amère, l'impossibilité pour lui d'échapper à ce dilemme:
ou bien traître et récréant mais amant parfait, ou bien chevalier loyal et preux, mais
sans amour! *"

Le Tristan du RTP n'est pas enfermé dans ce dilemme. Non pas parce qu'il se contente d'être ou l'un ou l'autre, ni parce qu'il arrive à être les deux à la fois, mais parce que son existence est scindée en deux et qu'il agit tantôt en chevalier loyal et preux, tantôt en amant parfait.

Comme Payen l'a déjà fait remarquer, la tentative de transformation de l'amour de Tristan et Iseut s'insère dans une tentative plus générale pour éliminer les dissonances sociales et religieuses des versions en vers2o. Erich Kôhler exprime de façon suivante l'essence du conflit fondamental mis en évidence par le mythe de Tristan et Iseut:

...das Herz hat seinen Anspruch auf ein Glück, das ausserhalb der sozialen Ordnung liegt: das Glück des Individuums hat eine Wahrheit die eine andere ist als die Wahrheit der Gesellschaft. (...) Die hôfisch-ritterliche Welt strâubt sich gegen die Entdeckung der doppelten Wahrheit (...) Die von Anfang an dem hôfischen Roman zugrunde liegende, durch ihn ausgetragene Erfahrung der zweiten feudalen Epoche, dass der Mensch nicht mehr eine Wesenheit ist, rûckt mit dem Tristan erschreckend eindeutig ins Bewusstsein.



18: Par contre, Payen aurait pu dire du RTP ce qu'il dit de Cligés (Payen, op. cit., p. 625): "L'espace de Cligés est partagé entre le lieu de la prouesse (la cour d'Arthur et ses tournois où le héros accomplit ses exploits) et le lieu de l'amour, qui estelos et secret: il y a longtemps rupture, dans ce roman, entre l'univers de l'amour et celui de la chevalerie". Je trouve d'ailleurs que les procédés utilisés dans Cligés et dans le RTP pour nous convaincre que même la passion d'amour peut être insérée dans le cadre de la société féodale se ressemblent à plusieurs égards. Comme Tristan et Iseut, Cligés et Fènice aiment à parler de la souffrance sans souffrir et de la mort sans mourir. Cligés et en particulier Fènice s'occupent également beaucoup du qu'en dira-t-on; de plus, les deux auteurs ont recours à des moyens plus ou moins artificiels pour atteindre leur but: les deux breuvages et la mort subite du roi dans Cligés, la mort d'lseut dans le RTP et finalement, la rupture artificielle dans les deux œuvres entre le monde de l'amour et celui de la chevalerie.

19: Lot-Borodine, op. cit., p. 27-28.

20: Voir Payen, op. cit., p. 631-632.

21: Kôhler, E., Ideai und Wirklichkeit in der hôfischen Epik. TObingen 1970 (Ie éd. 1956), p. 156.

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L'homme ne se sent plus comme eine Wesenheit, c'est-à-dire ne veut plus être considéré uniquement en sa qualité de membre d'une société féodale, mais également en sa qualité d'individu. Lorsque les intérêts de l'individu ne sont pas identiques à ceux de la société, un conflit s'élève. C'est le cas chez Béroul et Thomas. Les défenseurs de la société féodale fondée sur la concordance de la volonté particulière et de la volonté générale devaient nécessairement redouter les conséquences de cette découverte d'une double vérité, de cette nouvelle scission.

Chrétien de Troyes se défend en opposant "à la passion fatale de Tristan et d'lseut l'essence de l'amour courtois, fondé sur un choix raisonné, une élection motivée" . L'auteur du RTP va plus loin encore: il reprend l'histoire même de Tristan et Iseut et s'efforce d'en nier les conflits, donc de nier la nouvelle scission, ce qui, d'après moi, la fait ressortir encore plus nettement. Il a l'intention d'intégrer les sphères individuelle et sociale, mais les inconséquences révèlent qu'une telle intégration est une utopie dans la société féodale: la sphère sociale prédomine, la sphère individuelle apparaît par échappées, mais elle restera toujours en marge de la société.

Vibeke ostergaard Kristensen

Copenhague

Résumé

L'amour de Tristan et Iseut dans Le roman de Tristan en prose a été qualifié "d'amour chevaleresque" par J. Ch. Payen et "d'amour fatal" par E. Baumgartner. Cependant, aucun des deux qualificatifs ne semble convenir à cet amour. Pour résoudre les problèmes posés par les versions antérieures, dans lesquelles l'amour de Tristan et Iseut les faisait manquer à leurs obligations sociales, le RTP s'efforce à la fois de représenter cet amour comme un amour chevaleresque et d'en conserver la fatalité, donc de concilier les exigences de la vie de chevalier avec celles de la passion d'amour. En apparence, l'auteur du RTP parvient à harmoniser l'amour-passion et la chevalerie, mais, en réalité, il n'évite les conflits entre ces deux domaines antagonistes qu'en les séparant. Si Tristan arrive à briller dans les deux domaines à la fois, c'est justement parce qu'ils sont séparés et que, par conséquent, l'amour n'influence ni en bien ni en mal sa carrière chevaleresque. Cette solution illusoire nécessite une séparation très nette de la vie privée et de la vie sociale de Tristan et Iseut. Le clivage artificiel entre amour et chevalerie et donc entre les sphères individuelle et sociale se traduit inévitablement par des inconséquences à l'intérieur de l'œuvre. Dans la double vie que mènent Tristan et Iseut, l'amour est sacrifié à la vie sociale. Les intérêts et les jugements de la société féodale déterminent la façon d'agir des amants et constituent ainsi le thème prédominant du roman; l'amour est relégué au second plan.



22: Frappier, op. cit., p. 153.