Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

Indétermination et événement dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq

par

Maryse Laffitte

1. Evoquer l'indétermination dans Le Rivage des Syrtes semble relever de la banalité. Un des traits caractéristiques, souvent évoqué, de Julien Gracq, est son goût pour les mélanges de genres, d'une part (romans noirs, romans de chevalerie, romans d'espionnage même), et pour les glissements subtils entre les registres de signification, d'autre part (cf. sur ce second point Ruth Amossy, 1982). En outre, Julien Gracq brouille les pistes pour le lecteur de manière tout à fait consciente en laissant flotter ses personnages à l'identité déjà floue dans une imprécision spatiale et temporelle qu'il avoue d'ailleurs volontiers dans la désormais

Fiche signalétique des personnages de mes romans:
Epoque: quaternaire récent.
Lieu de naissance: non précisé.
Date de naissance: inconnue.
Nationalité: frontalière.
etc. (Lettrines, 1967, p. 35)

Le Rivage des Syrtes est de manière ouverte une méditation sur l'histoire, ou du moins, sur une histoire rêvée, non réaliste, dont les caractéristiques ne sont pas à chercher dans un pays et une époque connus, mais relèvent d'un amalgame fictionnel aux connotations parfois reparables, parfois mystérieuses. Orsenna, oligarchie dont les institutions autrefois fortes ne parviennent plus désormais à se renouveler, s'éteint lentement et est promise à une fin plus ou moins proche. Toutefois, Julien Gracq ne s'interroge pas explicitement sur le "pourquoi" de cette extinction (bien qu'il soit suggéré que c'est l'absence de conflit qui a mené à ce sommeil mortifère). Elle apparaît comme un donné qui a bien sûr permis de rapprocher Julien Gracq de Spengler.

Ce qui anime Le Rivage des Syrtes, c'est une méditation sur le "comment" de la fin. C'est là que l'interrogation se précise. Toutefois, cette méditation semble nous mener dans des directions opposées et parfois contradictoires. Ruth Amossy (op. cit., p. 230 s) constate que "Le Rivage des Syrtes peut se lire sur une série de niveaux distincts dont la hiérarchisation n'est pas évidente, et dont l'harmonisationn'est en rien garantie". 11 y aurait d'une part l'évocation "d'un peuple

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qui se lasse de sa santé tranquille" et qui se laisse entraîner à "la guerre et [à]
l'autodestruction". D'autre part, celle du "schème mythique du vieillissement et
de la régénération par la Mort".

Mais laissons la parole à Julien Gracq:

Ce que j'ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu'à raconter une histoire intemporelle, c'est à libérer par distillation un élément volatil, "l'esprit-de-l'Histoire", au sens où on parle d'esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu'il pût s'enflammer au contact de l'imagination. Il y a dans l'histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d'excipient inerte, a la vertu de griser. (En lisant, en écrivant, 1980, p. 216-217)

Que va nous raconter Julien Gracq dans sa fiction, qui puisse être retenu? Son histoire n'est pas celle des historiens, puisqu'il n'observe pas une réalité et ne prétend même pas raconter une histoire. Il cherche une essence, une substance inflammable, prise dans une masse inerte qui l'immobilise, et qui, un jour, prendrait feu "au contact de l'imagination". Cest l'imagination qui mettrait le feu aux poudres. L'interrogation de Gracq porterait donc sur ce qui, dans un déroulement apparemment égal d'événements, fait un jour signe aux individus, mobilise leur attention, parle à leurs sens et à leur esprit, et les pousse à renoncer peut-être à une quiétude sans nuages; ce qui les entraîne à lâcher la proie pour l'ombre et qui les "grise" au point de les jeter dans une mêlée aventureuse dont les données incertaines ont pourtant sur eux un pouvoir ensorcelant. Qu'est-ce que ce "sortilège embusqué", plus fort, plus fascinant que tous les conforts et les voluptés?

Gilles Ernst (1981) voit dans le conflit avec le Farghestan une confrontation avec la "normalité de la mort". Le roman laisse apparaître "deux comportements face à la mort. L'un qui est celui de Marino [qui] refoule l'évidence du mourir, comme un événement dramatique et lointain, l'autre, qui est celui de tous les grands héros, refuse le tragique de la mort et en fait la condition même de la vie" (p. 312). Gilles Ernst voit dans cette opposition une confirmation des réflexions de Georges Bataille sur la mort. Ce dernier distinguerait lui aussi deux types d'existence. "Le premier est celui que Bataille définit par la "souveraineté" ". E s'efforce d'approcher dans la vie " "cet impossible pourtant là" qu'est la mort, dans les expériences privilégiées du rire, de l'extase et de l'érotisme qui caractérisent les personnages libres. Le second est celui de la "vie servile". Il consiste en l'oubli de 1' "impossible" que l'homme ne peut certes penser puisque, à l'instant où il y accède, sa pensée cesse d'être, mais qui est pourtant la seule réalité de sa vie" (p. 315-316). La conduite de vie d'Aldo procéderait "d'une même prise de conscience" et "tendrait à restaurer, dans un monde qui l'a oubliée, la violence de la mort". Gilles Ernst affirme également que le message du moine

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de Saint-Damase serait que "la vraie mort est une chance" et que la mort, dans les romans de Julien Gracq, "comme dans la tragédie, (...) confère in extremis l'unité à tous les événements de la vie, perdant dans les deux cas, le caractère d'échec qu'elle a pour beaucoup d'hommes" (p. 318-319). La mort n'est donc ni "banale, ni tragique, [elle est] tout simplement normale". C'est ce que dirait Danielo dans son entrevue avec Aldo. Danielo, dans son désir de mort, demanderait"le retour aux nonnes et la réapparition d'une conscience prenant la mesure de sa finitude et l'acceptant" (p. 320). Gilles Ernst conclut son analyse en avançant que Julien Gracq affirme "que la mort n'est pas cet événement scandaleuxqui défait l'homme, mais sa suprême chance" (p. 322).

J'ai résumé de manière un peu étendue le point de vue de Gilles Ernst, car ce genre d'interprétation me semble reposer sur un profond malentendu, et cela, pour deux raisons. Tout d'abord, parce que Georges Bataille, le penseur de "l'impossible", par un retournement incompréhensible, nous est présenté comme un écrivain qui donnerait un sens positif à la mort. Elle permettrait un choix existentiel aux personnages capables de "souveraineté". Je crains que Gilles Ernst ne confonde L'expérience intérieure et Les chemins de la liberté. Pour Bataille, la mort est toujours restée ce non-sens infranchissable qui ne pouvait être pensé. Comment, en effet, parvenir à normaliser l'impossible — en lui accordant un sens positif —, sans le faire passer dans la catégorie du possible? L'excès bataillien reste une quête sans but jamais atteint, qui ne débouche que sur un non-savoir définitif:

Si le non-sens est le sens, le sens qu'est le non-sens se perd, redevient non-sens (sans
arrêt possible). (Bataille, 1943, p. 66)

Comment croire, en effet, que ce qui ne peut être pensé ait un sens?

D'autre part, prêter au Rivage des Syrtes des personnages souverains qui, en vertu d' "une prise de conscience", affronteraient volontairement la mort et donneraient ainsi un sens à leur vie, me paraît relever d'un contresens également "positivant". Julien Gracq, lorsqu'il évoque Tesprit-de-I'Histoire", parle d'un "élément volatil", insaisissable donc, d'une émanation qui agirait comme un charme, d'une influence magique dont le fonctionnement serait en fait inconnaissableet imprévisible, mais dont certains effets seraient perceptibles. Or, que fait Gilles Ernst? Il transforme Aldo, personnage indécis et tiraillé entre deux univers de significations (j'y reviendrai plus tard), en un "héros" du vouloir positif qui a compris le sens à donner à ses actes. Il y a, dans cette logique, un glissement entre l'univers romanesque, narratif et celui d'une théorie de l'histoire. Aldo et Danielo, sujets héroïques, deviennent les symboles d'une grande Histoiresujetqui roulerait, telle la mer les galets, les êtres humains et les événements,

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et les entraînerait vers un but défini, dont le sens ne leur apparaît pas toujours, sauf dans le cas d'individus souverains qui ont choisi d'affronter la mort en toute liberté et qui savent quel est le sens de cette Histoire. L'interprétation de Gilles Ernst nous enferme dans un univers moralisant et "positivant" qui me semble fausser totalement la signification de la méditation romanesque de Gracq. Commentexpliquer, en effet, la "passivité" d'Aldo qui, dans tout le processus qui va mener à l'affrontement avec le Farghestan, "choisit" uniquement ce qu'on lui désigne?

Tout le monde a été complice dans cette affaire — tout le monde a aidé. Même quand
il a pensé faire le contraire,

lui déclare Danielo à la fin du livre (p. 314). Il a joué, quant à lui, depuis le Conseil de Surveillance, à provoquer les événements ("j'étais avec toi sur le bateau", affirme-t-il (p. 307) à Aldo, qui avait pourtant cru assumer seul le franchissement des limites), et si Vanessa a montré à Aldo le chemin qu'elle entendait lui voir prendre, Aldo a donc été poussé sur des rails qu'il s'est contenté de suivre. La portée de son action transgressive — sortir des eaux territoriales et s'approcher de la côte farghienne — reste pour lui indéfinissable, opaque:

Dieu sait ce qui va sortir de tout cela, [dit-il] en la regardant pensivement. J'ai peur
que nous n'ayons fait tous les deux une folie (...). (p. 244-245)

déclare-t-il à Vanessa, lors de leur dernière rencontre. Et jusqu'au dernier moment,
devant Danielo, il doutera du caractère définitif de l'affrontement:

- Je sais, dis-je avec effort. J'ai vu Maremma gagner cette maladie. Peut-être l'ai-je gagnée
moi-même... Heureusement il est encore temps. Vous savez que moyen vous est donné
de tout rendormir. (...)
- Tu te trompes, Aldo. Il est trop tard.
- Trop tard?
Je m'étais levé, malgré moi, très pâle. (p. 315)

Le choix qui serait fait d'affronter volontairement la mort n'est donc pas partagé par tous les personnages qui participent à la réanimation du conflit avec le Farghestan. Il ne peut servir d'élément unificateur, comme le prétend Gilles Ernst, à un récit dans lequel les uns jouent et les autres sont joués, même dans leur rapport avec la mort, et lui donner un sens.

L'hypothèse d'une "régénération par la mort" évoquée par Ruth Amossy soulève elle aussi le problème d'une conception de l'histoire. L'idée de régénération suppose en effet que la mort soit une étape nécessaire dont surgirait à nouveau la vie, et elle suppose également une histoire qui se mouvrait par dépassements successifs qui intégreraient le passé et permettraient une nouvelle naissance.

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Mais aucune vie ne surgit de l'écrasement d'Orsenna par le Farghestan. L'unique
évocation des événements qui soit faite est sur ce point parfaitement explicite.
Aldo se rappelle:

Quand le souvenir me ramène - en soulevant pour un moment le voile de cauchemar
qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite - à cette veille où tant de
choses ont tenu en suspens, la fascination s'exerce encore (...)• (p. 199)

L'histoire d'Orsenna prend fin avec sa destruction et rien ne renaît des cendres de la ville. Il s'agit par conséquent d'une histoire sans dépassement, et, par là, d'une histoire dénuée de sens, qui n'a ni celui que lui attribue Gilles Ernst - celui d'un choix existentialisant qui révélerait l'être de chacun —, ni celui d'une régénération, car cette dernière suppose une renaissance — physique ou spirituelle —, du moins la possibilité d'un retour après un passage purificateur par la mort, donc par un au-delà doué de pouvoirs régénérateurs. Or, à aucun moment, une telle mystique n'apparaît dans Le Rivage des Syrtes.

Ces remarques nous amènent à la constatation suivante: "l'esprit-de-l'Histoire" que Julien Gracq a cherché à "libérer par distillation" n'est pas un macro-sens unificateur qui justifierait des choix héroïques ou la réalisation d'un but inconnu: la mort n'entraîne dans Le Rivage des Syrtes ni sens, ni rédemption, ni régénération. L'univers romanesque gracquien n'exprime donc pas une théorie de l'histoire, et toute tentative monolithique d'interprétation ne peut que frapper par son caractère déceptif.

2. On a souvent employé, à propos du Rivage des Syrtes, le mot de "fatalité": fatalité, extérieure aux individus, qui mènerait Orsenna, cité exsangue et sclérosée par une trop longue immobilité politique, à un effacement inéluctable, puisqu'elle ne peut trouver en elle-même la force nécessaire à sa survie et au renouvellement de ses institutions. Si Orsenna était morte de sa "belle mort", par extinction progressive, on aurait pu dire qu'une fatalité objective l'avait entraînée vers l'inévitable, à savoir la mort, tel un organisme affaibli qui un jour s'éteint. Toutefois, comment parler de fatalité, lorsque ce lent glissement vers la disparition et l'oubli est transformé en une fin brutale qui résulte d'un affrontement réanimé avec l'ennemi séculaire? Où se situe le fatum dans ce récit, puisqu'il semble, de prime abord, ne présenter aucune cohérence entre la nature des actes décrits et la soumission à une volonté extérieure aux individus?

Le Rivage des Syrtes a d'autre part été qualifié à maintes reprises de "roman de l'attente". L'attente, quant à elle, est l'expression d'un état d'esprit propre aux individus: attente d'un événement toujours différé dont le texte ne nous rend pas témoins. Fatalité et attente évoquent l'impuissance des sujets devant le cours des événements que rien ne peut entraver et suggèrent des vertus passives:

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acceptation d'un sort inévitable, soumission au destin, d'une part, refus d'intervention,d'autre
part, et par conséquent, résignation devant ce qui doit arriver.

Le repli sur soi d'Orsenna, la perpétuation de traditions désormais privées d'assises matérielles auraient effectivement entraîné son enfoncement progressif dans l'inertie totale et dans la mort, à l'instar des villes de Sagra, déjà en ruines, et de Maremma, qui se trouve dans un état extrême de décrépitude, et qui figurent, toutes deux, différents stades d'un processus dans lequel Orsenna dans son entier semble engagée.

Mais comment faire entrer dans ce processus fatal qui recouvrait silencieusement Orsenna d'un voile d'immobilité et d'oubli, l'ennui d'Aldo qui, brusquement, lui fait rejeter la vie dorée et oisive dans laquelle il s'étiole et qui lui apparaît comme "irréparablement creuse"? Aldo, poussé par son désir d'action et par un ensemble de forces qui vont le mener beaucoup plus loin qu'il ne le croyait, va devenir l'agent malgré lui de la réouverture du conflit avec le Farghestan. Peut-on parler de fatalité dans le cas d'Aldo poussant Le Redoutable au-delà de la ligne de démarcation des eaux territoriales? Mais quand peut-on parler de fatalité?

Il est vrai qu'il y a une fatalité qui pèse par exemple sur les actes apparemment les plus autonomes d'Oedipe, fatalité qui l'entraîne vers un destin inscrit auquel il ne peut échapper, quoi qu'il fasse, car il est marqué d'une malédiction à sa naissance. Il est le fils de Laïos auquel, selon Eschyle et Euridipe du moins, l'oracle aurait interdit d'engendrer un enfant, car le fils qui lui naîtrait serait la cause de sa mort et de la ruine de sa maison. Laîos passe outre à cet avertissement. Oedipe est donc poursuivi par un destin qu'il n'a pas choisi, qu'il a hérité de son père, lui-même désigné pour être l'objet innocent d'une interdiction qu'il a ensuite transgressée. Là se trouve la fatalité, dans l'arbitraire qui s'abat sur un individu et le persécute, lui imposant un sort tragique, simplement parce que cela a été dit. Il se rend responsable de catastrophes et devient donc coupable. Tel - un nouvel exemple parmi tant d'autres — le frère Médard des Elixirs du Diable de E.T.A. Hoffmann, répétant dans un jeu de doubles intriqué à l'extrême, la faute de son père et de ses ancêtres, mais qui échappera malgré tout à la damnation grâce au sacrifice de la jeune fille qu'il aime. La malédiction des pères est devenue chez Hoffmann la tragédie du sujet divisé entre un "vouloir faire" et un "ne pas pouvoir faire", réinterprété sur le mode catholique du salut possible.

Si fatalité il y a dans Le Rivage des Syrtes, elle n'est pas de cet ordre. Cette fatalité tragique illustrée par les mythes antiques, suppose, comme je l'ai rappelé, une malédiction, c'est-à-dire une désignation initiale qui marque à jamais un homme et sa descendance. Pour que la malédiction puisse se transmettre, il faut par conséquent qu'elle ait une origine, un point de départ, en un mot, un nom.

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Or, Aldo, comme chacun sait, ne porte pas de patronyme et son père, qui apparaît pourtant dans le récit, reste anonyme. Aldo ne peut marquer ni un début ni une fin, puisqu'il ne peut rien signer de son nom. En revanche, Vanessa Aldobrandi peut "porter" Aldo et engendrer l'événement, comme l'a d'abord remarqué Michel Guiomar (1962) et comme l'a repris Michel Murât (1983). Toutefois, elle ne peut lui donner son nom. La métaphore de la maternité, de la transmission assurée par la femme dans la naissance de l'événement, intervient explicitement dans le texte:

Si tu étais une femme, tu aurais moins d'orgueil, ajouta-t-elle avec une douceur persuasive dans la voix, comme si quelqu 'un d'autre soudain - un esprit d'évidence et de ténèbres - eût parlé par sa bouche: tu comprendrais mieux. Une femme qui a porté un enfant sait cela : qu'il peut arriver qu'on veuille — on ne sait qui, on ne sait vraiment pas qui — quelque chose à travers elle, et que c'est effrayant, et profondément reposant... si tu savais, de sentir ce qui va être vous passer sur le corps, (p. 254. C'est moi qui souligne)

A aucun moment le texte ne laisse entendre que Vanessa a porté un enfant. Ce qu'il laisse entendre là, en revanche, à travers l'identification qui est faite entre l'événement et l'enfant — ce qui renvoie par ailleurs au sermon de Saint- Damase, où l'avènement de l'enfant-Dieu est détourné au profit de l'événement - destruction (Ruth Amossy commente longuement la valeur symbolique de ce sermon, op. cit., ch. 1) —, c'est que la féminité qu'incarne Vanessa est un intermédiaire, elle est porteuse d'un enfant ou d'un événement auquel elle ne donnera pas son nom; elle est littéralement un médium et n'est que cela. Julien Gracq fait glisser une fois de plus deux registres de signification l'un sur l'autre et identifie la mère, porteuse d'un enfant, avec la femme-médium, porteuse de messages. Il suggère simplement que la femme,pourtant, ne signe pas l'événement, même si elle le suscite. Quant à son nom, qui est celui de son père et de ses ancêtres, il est un héritage qu'elle ne peut transmettre. La femme, dans le roman de Gracq, est une figure qui reçoit les signaux avec d'autant plus d'intensité qu'elle est privée d'un rapport direct avec l'événement:

(...) parfois, à m'écouter, je surprenais sur les visages une expression jamais vue (...). Les femmes surtout s'y abandonnaient sans retenue; à suivre l'étincellement de leurs yeux magnétisés au fil de mon récit, et le ressentiment contre moi qui se lisait dans ceux des hommes, je comprenais qu'il y a dans la femme une réserve plus grande d'émotion et d'effervescence disponible, à laquelle la vie banale n'ouvre pas d'issue et que libèrent les seules révolutions profondes qui changent les cœurs (...): ainsi Y aura qui cerne les hautes naissances historiques se lit-elle pour nous d'abord dans les prunelles prédestinées des femmes, (p. 285-286. A part le mot "aura" souligné par Julien Gracq, c'est moi qui souligne)

L'insistance de Julien Gracq sur ce point est nette : la femme accouche de l'histoire,

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en raison de sa sensibilité au caractère extatique de l'événement

Danielo, comme le remarque également Michel Murât (op. cit., p. 14), est bien le père symbolique d'Aldo qui "est inclus anagrammatiquement en Danielo" (DAnieLO). Toutefois, bien qu'il "porte" Aldo, comme Vanessa Aldobrandi, il n'est pas son vrai père, et il ne lui a pas donné son nom. Aldo, en dépit de tous ses "porteurs", n'aura pas de nom.

L'événement qui détruira Orsenna n'a donc pas de responsable, il ne peut
être attribué à personne en particulier.

On pourrait avancer par ailleurs que la vision de l'histoire qui sous-tend la conception tragique de la fatalité antique rejoint, d'une certaine manière, celle de l'histoire comme grand sujet unique. Comme elle, elle est traversée par une volonté de réalisation - celle de la malédiction portée qui fait l'histoire - qui donne un sens et une cohésion à des événements qui sembleraient dénués de signification et de relation entre eux. Qu'Agamemnon, pour épouser Clytemnestre, soit obligé de tuer Tantale, premier époux de cette dernière, et leur fils nouveau-né, ne peut qu'entraîner sur cette union une malédiction qui poursuivra ses descendants et expliquera leurs actes les plus aberrants. Une logique de mort s'installe, qui justifie de manière globale les égarements des choses et des hommes. Cette histoire est animée par la volonté des dieux qui condamnent les hommes à entrer dans leurs querelles et leurs conflits, et à subir les interdits et les ordres dont ils les frappent. Mais ils sont frappés nommément et sont désignés comme sujets responsables des malheurs qu'ils provoquent pour leurs proches ou leur peuple: la peste qui ravage Thèbes, par exemple, ne cessera, dit la Pythie, que si la mort de Laïos est vengée. Cette indication permettra de remonter jusqu'au coupable.

Il semblerait effectivement qu'il soit impossible de parvenir à la moindre cohérence interprétative au sujet du Rivage des Syrtes, si l'on cherche à donner à ce récit une logique linéaire qui stipule soit la réalisation d'un sens, soit celle d'une malédiction liée au nom. Or, comme je l'ai mentionné plus haut, Le Rivage des Syrtes ne dévoile aucun sens historique; en outre, le personnage masculin actif, mais non responsable, est privé de patronyme. Le sens se défait par conséquent dans une indétermination déroutante pour un lecteur cherchant à rassembler dans une vision unitaire les propositions à première vue contradictoires du texte gracquien.

3. Il nous faut donc recourir à une autre logique que celle supposée par les
raisonnements évoqués précédemment. Essayons d'examiner les couches de sens
offertes par le texte.

Tous les critiques de Julien Gracq ont constaté l'omniprésence de la mer
et de l'eau dans Le Rivage des Syrtes. Laurence Rousseau (1981) remarque que

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l'élément liquide donne à ce roman une tonalité particulière, car "les métaphores gracquiennes ont une fonction universalisante (...) et remplissent cette fonction par la constante relation qu'elles établissent entre l'eau et les autres "matériaux" du roman, choses et êtres" (p. 347). L'eau a également une fonction "dramatique" (p. 348), car elle ne se contente pas d'être décor, donc "passive", mais elle est aussi support, donc "active". Dans le roman de Julien Gracq, l'eau est "un protagonistepluriel" qui "se multiplie et se dédouble, surgissant à chaque tournant du drame qui se joue" (p. 348-349). En effet, l'eau est immobile, stagnante et même gluante, comme celle du marécage de Maremma, mais la vacuité de la mer des Syrtes permettra également l'appel du large et entraînera Aldo à franchir "la limite des patrouilles".

Il est évident que l'eau gracquienne "est en marge de l'eau naturelle" (p. 354). Elle est un substrat plus imaginaire que géographique dans l'univers romanesque du Rivage des Syrtes, mais il n'en reste pas moins qu'elle peut être considérée, dans ses oppositions et ses variations, comme l'élément naturel choisi par l'auteur : l'eau et non pas la terre, l'eau qui est à la fois ouverture et fermeture ou isolement, l'eau de Maremma et l'eau de Marino. Cette eau sans marées confère d'une part à Orsenna une aura d'éternité immobile, d'enfoncement dans un temps aux très faibles pulsations qui s'apparente à la mort, et l'entoure d'autre part d'un anneau aux fermentations paludéennes.

La mer donne à Orsenna une apparence d'ouverture. Ses côtes maritimes en font en principe un pays destiné à l'échange commercial et culturel. Pourtant, Orsenna est un pays fermé, replié sur lui-même, en raison d'institutions privées de dynamique.

Julien Gracq consacre une place importante aux institutions, dans sa méditation sur le réveil de l'histoire, puisque la forme politique d'Orsenna est évoquée au début ("Une prise de commandement"), au milieu ("L'île de Vezzano") et à la fin du roman ("Les instances secrètes de la ville").

Orsenna est un Etat mercantile, gouverné par un "patriarcat antique" (p. 7), une oligarchie. C'est un Etat qui a été florissant tant que ses conflits guerriers ont été ouverts et son commerce actif. Depuis l'assoupissement des différends avec le Farghestan, Orsenna s'endort également et ses institutions se survivent à elles-mêmes, se réduisant peu à peu à des principes d'autant plus stricts qu'ils sont sans assise réelle: ils ne peuvent évoluer au contact d'une réalité qui ne bouge plus. La guerre avec le Farghestan a engendré un mythe culturel qui donne peutêtre à cet Etat somnolent une unité qu'il ne se voit plus en fait.

Lorsqu'on lisait les poètes d'Orsenna, on était frappé de voir combien cette guerre avortée,
à tout prendre extrêmement banale, et où nul épisode pittoresque ne paraissait propre à
mettre en branle l'imagination, tenait dans leurs écrits une place disproportionnée à celle

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qu'elle occupait dans les manuels d'histoire, (p. 14)

Une fois de plus, c'est l'impact des faits sur l'imagination qui est souligné, et non
la nature des faits eux-mêmes.

Des institutions vouées à une tradition stérile et une culture qui ne se nourrit plus que de souvenirs guerriers mythifiés. L'ennui d'Aldo est le fruit de cette répétition anesthésiante, liée au phénomène de la paix. La paix, en effet, n'offre pas de "grand récit" (l'expression est de Jean-François Lyotard) unificateur qui puisse proposer une interprétation de la mort. La paix devient donc "insupportable", car rien ne permet la symbolisation de cet état (sauf dans le cas de Marino). Cette absence de symbolisation laisse à l'ennui tout son empire et entraîne la quête d'une ivresse qui y porterait remède.

Orsenna est une oligarchie qui, par son mode de gouvernement, s'est progressivement isolée du reste du corps social. "Quelques familles choisies", entièrement coupées du "commun peuple", gouvernent à leur guise et dans le plus grand secret un Etat dont elles se sont assuré subrepticement la direction. Ce "clan d'esprits aventureux et dangereusement lucides" (pour ce passage, cf. p. 132 et 133), redouté par Orlando en raison de ses manœuvres non conformes à l'idéal de sagesse d'Orsenna, s'avérera, dans le dernier chapitre, dominé parla personnalité du vieux Danielo, qui, désormais, tient seul les rênes du gouvernement. A la fin du Rivage des Syrtes, on peut dire qu'il est, à lui tout seul, le gouvernement d'Orsenna. Il a "le pouvoir de lier et de délier" (p. 304). Il tient entre ses mains toutes "les instances secrètes de la ville". Il peut, croit-on, provoquer ou arrêter l'événement. Mais quel personnage Julien Gracq nous dépeint-il? Un grand vieillard qui, jusqu'à soixante ans, s'est consacré à l'étude et qui - ironie de l'auteur — a écrit une Histoire des origines (p. 298). Cet homme âgé n'a pourtant rien d'un sage. C'est un misanthrope qui méprise les hommes, un homme aux appétits violents, chez lequel on perçoit le "reître converti" (p. 303) et le rapace, un homme auquel le goût du pouvoir est venu tard, mais sans doute avec d'autant plus de passion. Cet érudit est un cynique qui considère le pouvoir en joueur. Le pouvoir a été pour lui une façon d'expérimenter, d'essayer de comprendre comment les événements se produisent:

(...) je comprenais tout par le menu de la marche de l'histoire; l'enchaînement, la nécessité, le mécanisme des affaires, tout sauf une chose qui est le grand secret - le secret puéril - pour quoi il faut avoir mis la main à la pâte: la facilité - la facilité déconcertante avec laquelle les choses se font. (p. 308. C'est moi qui souligne)

Peut-être Julien Gracq nous donne-t-il là une des clefs de "l'esprit-de-l'Histoire".. A cette curiosité fascinée pour le déclenchement de l'événement, s'ajoute "l'amusement" du joueur pour les combinaisons possibles, les calculs de probabilité, les défis...

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Il y avait aussi pour moi cet amusement presque inépuisable: constater que la machine marche, que mille rouages jouent et fonctionnent quand on appuie sur le bouton. (...)... et puis vient ensuite un autre plaisir: le plaisir d'arriver à un même but par plusieurs circuits, (ibid. C'est moi qui souligne)

Ce joueur, ce cynique qui jouit de "la matière humaine malaxée" (ibid), va, dans son ivresse de pouvoir, percevoir ou croire percevoir "un petit coup frappé à la vitre" (p. 309). Celui donné par le Farghestan. Le Farghestan fait signe. Est-il le messager du destin? Mais quel destin? Toujours est-il que Danielo, en joueur qu'il est, va tout miser sur cette carte ou ce numéro particulièrement tentant.

Quant à Aldo, dont il est dit à de multiples reprises qu'il n'a rien choisi, que Vanessa l'a guidé sans qu'il sache vraiment où elle le menait, a-t-il jamais su ce qu'il faisait? Il a suivi, il a obéi à ce qu'il a cru saisir comme une incitation à transgresser l'interdit:

- Si j'appartiens à cet acte, je ne puis en tout cas lui appartenir seul, dis-je [Aldo] d'une
voix blanche. Un mot clair de la Seigneurie eût tout empêché. Je ne crois pas avoir eu
jamais l'occasion de le lire. (...)
- Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-il [Danielo] enfin d'une voix sourde, je le nierais
vainement. La cause vous a été remise, la permission vous a été donnée. Je ne savais pas
si vous iriez là-bas. Mais je savais que c'était possible. Je savais que je laissais une porte
ouverte, (p. 306-307. C'est moi qui souligne)

Un "rêveur éveillé", un "poète" et une femme qui sert d'intermédiaire entre deux hommes, son ancêtre rebelle et son amant-enfant. Une femme guide qui, obéissant à une voix venue du passé, préfère le mouvement à l'immobilité, au prix même de la trahison. Une femme qui recourt à des métaphores de naissance pour pousser à un affrontement guerrier, car elle est "du sexe qui pèse de tout son poids sur les portes d'angoisse, du sexe mystérieusement docile et consentant d'avance à ce qui s'annonce au delà de la catastrophe et de la nuit" (p. 286). Vanessa était la "reine du jardin" (Jean-Louis Leutrat, 1972), elle est aussi une "reine de la nuit", guerrière et vengeresse. Vanessa est du sexe qui donne la vie et la mort, qui reviennent d'ailleurs presque au même dans ses propos; elle peut donc "peser de tout son poids sur les portes de l'angoisse", pour les ouvrir sans doute et, se tournant vers le passé et vers la mort, amener son amant, Aldo, à retrouver dans la destruction d'Orsenna son aïeul Piero Aldobrandi, dont le portrait dans la chambre de Vanessa à Maremma, est le destinateur de toutes les tentatives belliqueuses de cette dernière. C'est lui qui l'anime car, grâce à lui, elle "se sent vivre sous un regard" (p. 108). Au sujet de ce personnage singulier qui a trahi son pays, et qui est peint dans une attitude de défi guerrier, il est dit:

Les yeux, mi-clos, à l'étrange regard intérieur, flottaient dans une extase lourde (...)
(p. 107. C'est moi qui souligne)

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Et un peu plus loin:

Entre les pointes des doigts de son gantelet (...), dans un geste d'une grâce perverse et à demi amoureuse, comme pour en aspirer de ses narines battantes le parfum suprême, les oreilles closes au tonnerre des canons, il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rosé rouge emblématique d'Orsenna. (p. 108)

II semblerait que Piero Aldobrandi fasse autre chose à la rose que la guerre... Et que cette "grâce perverse" que lui attribue Julien Gracq renvoie à ce supplément nécessaire à la perversion pour arriver à l'extase et éviter ce que les psychanalystes appellent 1' "aphanisis", ou disparition du désir. L' "extase" de Piero Aldobrandi est possible, en raison de cet apport de symbolisation que représentent le grand récit et les intrigues de la guerre. La paix, en effet, dans une telle logique, ne permet pas l'intervention de cette dimension supplétive.

Imagination, griserie, extase, "baisers emportés" (p. 147) d'Aldo sur le corps de Vanessa, femme guerrière qui le pousse à la confrontation, lors de leur passage initiatique sur l'île de Vezzano, fascination fervente et soumise des fidèles de Saint-Damase pour les paroles de menace du prédicateur... L'événement est une fièvre, une excitation amoureuse. Il est ce qui troue le tissu inerte d'une société dont le politique est réduit à l'état de rituel et se reproduit sans influence et sans impact non plus. Mais pourquoi l'événement est-il vécu comme un emportement

Empruntons un détour. Nous pourrions considérer que le récit du Rivage des Syrtes offre une certaine stratification de ses éléments narratifs. La mer, l'élémentgéographique et imaginaire, constituerait la strate inférieure, celle sur quoi tout repose, d'où tout part et à laquelle tout revient. Sur ce fond omniprésent et "omnisignifiant", s'inscrivent les actes des personnages. Or, tous ces actes font référence à la mer. Ils sont une manière de voir la mer comme une limite, une frontière qui est, au présent, la réalité des faits et des relations politiques extérieures.C'est le cas de Marino. Ou bien, ils utilisent la mer comme élément porteur, comme prétexte pour rechercher la confrontation. Entre ces deux strates, il y a, bien entendu, celle des institutions qui devraient avoir le pouvoir de régler le rapport entre individus et frontières. Mais, comme cela a été dit, ce pouvoir est vide, il n'est plus que la reproduction de formes qui ne renvoient qu'à ellesmêmes,abritées derrière un discours mythique valorisant, celui des poètes officiels. Ce pouvoir est devenu peu à peu un jeu de société dont un seul individu retourne les cartes. La place que devraient occuper les instances politiques est donc vide, ou plutôt, elle est occupée par une personne dont les intérêts ne visent en rien le bien de l'Etat, mais ses propres obsessions de grand joueur. La strate institutionnellese ramène par conséquent à celle des individus. Cet état des choses laisse à la mer des Syrtes et à ce qu'elle ne laisse pas voir sur son autre bord, tout pouvoir

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sur l'imagination et la sensibilité, auxquelles devrait, en principe, s'opposer le
discours institutionnel officiel.

Cette relation entre la mer qui voile ce qu'il ne faut pas voir et les personnages, offre une double possibilité. D'une part, nous avons le côté Marino, d'autre part, le côté Maremma-Vanessa. A égale distance de ces deux pôles, nous trouvons Aldo. Aldo est lié à Marino par un contrat explicite qui est celui du devoir militaire et politique, et par un contrat implicite, qui est celui de la reconnaissance mutuelle, de l'estime et de l'amitié. Marino, presque toujours considéré comme un lâche (cf. l'interprétation de Gilles Ernst, par exemple) et presque comme un traître à l'honneur militaire, est celui qui a pourtant organisé la paix de manière active, puisqu'il a envoyé ses troupes aider les paysans à cultiver la terre. Il est celui qui, bien que marin, a choisi la terre et sa stabilité, et en a fait la gardienne de la mer et de ses mouvances. Le principe incarné par Marino est celui qui refuse le jeu de l'imagination devant un objet. Il dirige la forteresse depuis des années et la salle des cartes contient tout ce qu'un esprit curieux peut souhaiter connaître sur le Farghestan. Le Farghestan n'est pas un objet de fascination pour lui, il est un ennemi sans charme qui incarne une mort possible qu'il a frôlée et avec laquelle il ne désire pas jouer. Marino est du côté d'un principe de réalité terrien, pour lequel il a "dérogé", puisque de marin, il s'est fait agriculteur. La terre, comme lieu d'un ancrage dans la paix, oppose à la mer et à son flou ambigu, une solidité qui ne peut enflammer l'imagination et qui ne peut mener à la griserie.

Marino, pourtant, reste bien un marin. Son rapport à l'organisation de la vie et son rapport au temps sont ceux de quelqu'un qui garde les yeux fixés au loin, vers la haute mer. C'est un personnage de la "longue durée", qui échappe aux tentations de l'instant comme Danielo et qui, par là, échappe également à la griserie du danger et à 1' "extase" qui arrache au temps. Il est pris, quant à lui, dans une temporalité illimitée dans laquelle l'illusion guerrière n'a pas de place.

Face à Marino, de l'autre côté d'Aldo, se trouve Vanessa, à laquelle le lie non plus un contrat, mais, pourrait-on dire, une relation ludique. Le jeu de l'érotisme et le jeu de la guerre. Et c'est dans cette relation vouée au jeu que le fatum pourra de nouveau se glisser. Dans le second mouvement de cet article, je posais la question de savoir où était la fatalité dans ce récit, et à quel moment on pouvait parler d'elle dans le cas des événements qui entraînaient la réanimation du conflit avec le Farghestan. Il semblerait que ce qui lie Vanessa et Aldo soit en fait une fascination commune pour une fatalité qui ne serait plus de l'ordre de la fatalité antique, détermination pesant sur un nom, mais une fatalité qui serait celle de la mise en jeu unique, qui fait basculer les vies en un instant.

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Mise en jeu qui échappe à la répétition et permet la remise en cause radicale de tout acquis dans l'éblouissement du coup de dés. C'est ce hasard bouleversant que le joueur invétéré qu'est Danielo veut tenter ("je savais que c'était possible"): il en confie la tâche à Aldo. Danielo et Vanessa, entraînant Aldo à leur suite, celle-ci à travers l'érotisme, celui-là par le biais de la délégation des pouvoirs, recherchent ce "moment-éclair" qu'est la surprise de l'amour pour les personnages de Marivaux, et dont parle Georges Poulet dans ses Etudes sur le temps humain (11, 1952). Ce rapprochement peut sembler, de prime abord, hasardeux. Toutefois, la quête de ce "moment-éclair", de ce coup de dés définitif, ressemble à s'y méprendre,comme je l'ai déjà mentionné, à l'embrasement amoureux.

Cet "esprit-de-I'Histoire" au pouvoir grisant, évoqué par Julien Gracq, pourrait bien être ce jeu avec le hasard, ce coup de dés qui provoque le temps et la mort, et qui seul a le pouvoir de faire surgir une intensité qui abolit la conscience de l'enjeu.

Toutefois, se pose la question de savoir si ce jeu avec la fatalité est bien perçu de la même manière par tous les personnages. Aldo, Vanessa et Danielo, issus d'une même famille symbolique grâce à des relations onomastiques (cf. Michel Murât, op. cit.), tendent, par des voies diverses, vers un but qui paraît unique et parviennent à engendrer un événement. Mais s'agit-il bien du même événement pour tous? Il est vrai qu'ils sont tous trois tournés vers le Farghestan qui canalise leurs rêves. Pour Aldo, accusé par Fabrizio d'avoir trop d'imagination (p. 47), le Farghestan représente un appel diffus venu d'ailleurs, il est l'objet d'une curiosité provoquée par l'ennui existentiel plus que par l'enjeu d'un changement politique et historique. La nature de la "révélation" qu'il pressent lui est totalementinconnue. Aldo sera conduit à franchir les limites territoriales, poussé par Vanessa, puissance erotique et "dépossédante" (Michel Guiomar, 1962),porteuse de "naissance" et de mort, prisonnier qu'il est d'une fascination pour la femme, figure vouée à la guerre. Cet entraînement vers un acte provocateur n'est pas contrecarré par les instances secrètes de la ville qui, bien au contraire, cautionnent tacitement cette tentative. Aldo est bien "porté" par Vanessa et Danielo, porté aussi vers un but qui ne lui apparaît pas clairement. Il a voulu voir ce qui ne pouvait être vu sans danger. Toutefois, la dimension mortelle de son acte lui échappe. Ruth Amossy (op. cit., p. 152) voit dans Le Rivage des Syrtes la transgression de l'lnterdit social, de la Loi, au nom des pulsions secrètes et du Désir. Il serait bon de définir cette Loi, tout d'abord. S'agit-il de la loi sociale ou de la loi de la guerre? Aldo enfreindra bien la première, mais respectera la dernière. En outre, si Aldo transgresse la limite des patrouilles et la loi d'Orsenna, ce n'est guère au nom d'un Désir révolté qui lui serait propre. Ce désir est le résultat d'un ennui qui l'amène plus à se soumettre à l'univers guerrier et érotisé

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de Vanessa, ainsi qu'aux suggestions tacites de la Seigneurie, qu'à commettre un acte de rupture radicale avec la Loi. Ce "sens" attribué aux actes d'Aldo est une fois de plus une lecture "positivante", qui relève de la critique que j'ai ébauchée dans le premier mouvement de cet article.

Pour Vanessa, le Farghestan est le pays pour lequel son aïeul a écrasé "la rose rouge emblématique d'Orsenna" (p. 108). Il est défi, affirmation d'un désir de lutte et même de trahison, inscrit dans une tradition familiale. Vanessa est le seul personnage qui mesure la portée de ses aspirations. Elle désire la guerre, s'efforce de la provoquer, tout en sachant que la guerre est mort et destruction. Mais c'est là le but qu'elle incarne, semble-t-il. Elle aspire à l'achèvement de ce qui a été entrepris par son aïeul. Elle est la dépositaire d'un héritage qu'elle se doit d'assumer: l'anéantissement d'Orsenna. Son projet de mort est défini, circonscrit et d'autant plus net qu'elle n'en est pas à l'origine. Elle est, pourrait-on dire, l'exécuteur testamentaire de son ancêtre. Sa tâche aura été de trouver un exécutant. Une fois cette tâche achevée, elle disparaît d'ailleurs de l'espace narratif.

Quant à Danielo, il voit dans le Farghestan un partenaire à sa hauteur, un adversaire avec lequel il désire se mesurer et au défi duquel il répond avec d'autant plus de plaisir qu'il l'attendait, le guettait même, comme seul signe capable de lui confirmer son pouvoir. Citons un peu longuement:

Dans les accalmies de la rumeur que tissait autour de moi le remue-ménage des affaires, il glissait tout à coup un curieux silence (...) — deux yeux qui ont su faire le silence autour d'eux. J'avais affaire à ce silence-là. La chose qui s'avançait derrière lui avec mille détours me faisait signe (...); j'avais rendez-vous avec elle pour un tête-à-tête intimidant. Et une singulière exaltation du sentiment de ma puissance se faisait jour à mon approche: entre tous les actes, celui que je commençais à entrevoir, celui auquel personne ne pensait plus, était l'acte que je pouvais faire. Il baptisait le monde, (p. 309-310)

Curieuse affirmation! Cet acte qui "baptisait le monde", au dire de l'auteur d'une Histoire des origines, va réduire sa patrie en cendres. C'est là, me semble-t-il, que Le Rivage des Syrtes, sous son apparente incohérence, atteint son plus haut degré de rigueur dans la distance ironique et même dans le sarcasme. Danielo, tel le prédicateur de l'église de Saint-Damase, annonce d'un ton prophétique,apocalyptique, la venue d'un événement qui devrait régénérer Orsenna. Tel un prophète, il annonce lui aussi que "les temps sont venus", et la vision de mort qu'il transmet, tel un legs à Aldo, prend les couleurs d'un événement joyeux et exaltant (cf. au sujet du ton des discours philosophiques et de leurs différences, le livre de J. Derrida, D'un ton apocalyptique, 1983). Mais Orsenna sera détruite. L'ironie me semble double. Elle porte d'une part sur l'inanité du discours prophétique et du ton apocalyptique qui est son signe de reconnaissance, car l'événement qu'il annonce, bien que prétendu connu, est par essence inconnu.

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Le discours prophétique crie et on pourrait même dire "braille" une nostalgie de présence, véhiculée par le mythe guerrier (c'est le phénomène des rumeurs de Maremma). Julien Gracq analyse indirectement le ton apocalyptique, qui se veut promesse de dévoilement, comme résultat d'une perversité face à l'histoire, où le savoir disparaît derrière le désir d'échapper à tout prix à l'absence de sens. La violence inévitable qui accompagne la prophétie ("les beaux cavaliers qui sentent l'herbe sauvage et la nuit fraîche") et la mort sont évoquées sous le couvert de métaphores euphorisantes.

L'ironie porte, d'autre part, sur l'absence de cohérence qui frappe les faits et gestes des personnages masculins, dans la mesure où tous deux, pour des raisons exposées plus haut, sont entraînés à des actes dont les conséquences leur échappent. Quant au personnage de Vanessa, seul personnage cohérent dans sa volonté de mort, il est chargé d'une ironie féroce: toute l'imagerie un peu édulcorée d'une vision émancipatrice de la femme est gravement atteinte ici par la plume acide de Julien Gracq. L'accoucheuse des temps à venir mettra au monde un événement mort-né, et qui plus est, accompagné d'une catastrophe générale.

Il y adone bien indétermination dans Le Rivage des Syrtes, mais non incohérence. L'indétermination, chez Julien Gracq, porte bien entendu sur l'absence de réalisme, sur l'absence également de moments de rupture dans le récit, qui maintient le roman dans un flou qui empêche toute forme de totalisation. Mais elle porte surtout sur l'écart existant entre ce que les personnages prétendent ou croient faire — ou même aspirent à faire — et ce qu'ils font en réalité. Mais c'est là que se glisse aussi la cohérence distante, ironique de Julien Gracq qui, à travers ses personnages et leur acharnement à faire surgir un événement qui leur échappe (sauf dans le cas particulier de Vanessa), médite très certainement sur "l'esprit-de-l'Histoire", mais aussi sur l'impossibilité dans laquelle se trouvent les êtres humains de penser leur mort. Et ce serait plutôt par là qu'il pourrait, d'une certaine manière, rejoindre le Bataille de L'expérience intérieure (1943) et le Blanchot de La communauté inavouable (1983). Il est en outre possible de remarquer à ce sujet que le principe de lecture du Rivage des Syrtes qui a été avancé dans cet article, apparaît déjà dans Le bleu du ciel, roman écrit par Georges Bataille en 1935, mais qui ne fut publié qu'en 1957. Bataille y aborde précisément et de manière très explicite le rapport entre érotisme et fièvre historique.

C'est dans cet impensable de la mort que se situe la recherche de l'obstacle et de l'événement comme créateurs d'une réalité nouvelle immédiate souvent illusoire.Seul Marino pense à la mort - sans toutefois penser la mort - dans Le Rivage des Syrtes, mais il est par là même inaccessible au jeu de l'imagination

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extatique.

Dans Arcane 17 ("Lumière noire", 1947), André Breton évoque l'euphorie, "l'allégresse" qui accompagnèrent l'attente de la déclaration de guerre, "le luxe de contorsions [qui faisaient penser à] une récréation d'écoliers", "spectacle d'une si totale inconséquence" (p. 137-138) que le médecin qui l'accompagnait alors fondit en larmes. Quatre ans plus tard, Julien Gracq livrera sa méditation sur l'inconséquence humaine et son rapport avec "l'esprit-de-l'Histoire". Il ne prêtera pas de larmes à Marino, mais l'amènera à quitter la scène volontairement, par un saut dans l'élément sur lequel le temps ne laisse pas de trace.

Maryse Laffitte

Copenhague

Résumé

Le Rivage des Syrtes, méditation avouée sur ce que Julien Gracq appelle dans£>i lisant, en écrivant "l'esprit-de-I'Histoire", déroute de prime abord le lecteur par l'apparente indétermination qui l'habite, quant au sens qu'on pourrait lui attribuer; indétermination qui, pour certains, va même jusqu'à l'incohérence.

Certaines lectures de ce texte ont poutant été tentées à la lumière de théories cherchant à lui donner un sens unitaire (la mort, le désir, la fatalité, etc.). Cet article essaie de montrer que ce roman, sans toutefois tomber dans l'incohérence, n'est pas animé par une vision de l'histoire, mais qu'il dépeint la relation qu'entretiennent différentes formes de subjectivité avec l'événement et son surgissement, et la relation que Gracq, rejoignant là certaines intuitions de Bataille, semble voir entre érotisme et fièvre historique.

Bibliographie

Textes de Julien Gracq, cités dans l'article:

Le Rivage des Syrtes, José Corti, 1951.

En lisant, en écrivant, José Corti, 1980.

Amossy, Ruth, 1982: Parcours symboliques chez Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, SEDES.

Blanchot, Maurice, 1983: La communauté inavouable, Minuit.
Breton, André, 1947: Arcane 17, 10/18.

Derrida, Jacques, 1983:D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Galilée.

Ernst, Gilles, 1981: "Fines transcendam ou La mort dans les romans de M. Julien Gracq" in
Julien Gracq, Actes du colloque international, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de
l'université d'Angers, p. 311-324.

Guiomar, Michel, (1962) 1982: "Un paysage de la mort", in Trois paysages du Rivage des
Syrtes, José Corti.

Leutrat, Jean-Louis, 1972 : "La reine du jardin" in L'Herne. Julien Gracq. pp. 282-300.

Murât, Michel, 1983: Le Rivage des Syrtes. Etude de Style, 1, Le roman des noms propres,
José Corti.

Poulet, Georges, 1952: "Marivaux", in La distance intérieure. Etudes sur le temps humain
11, Pion.

Rousseau, Laurence, 1981 : "Le thème de l'eau dans Le Rivage des Syrtes", in Julien Gracq,
Actes du colloque international, Angers, 21-24 mai 1981, Presses de l'université d'Angers,
p. 345-355.