Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

Onomatopées, délocutivité et autres blablas

par

J. C. Anscombre

Pont du milieu
Un i un a
Calmi calma
Soupière bouchon
Joseph Simon
Clim' clam'
Dehors à la porte.

(Comptine du Nivernais.)

"... Le primitif qui poussait des meu, pouvaitil pousser des beui Ces deux voix, l'une labiale, l'autre naso-labiale, furent-elles simultanées? Il est très probable qu'elles ne le furent point. Tel animal qui meugle ne peut bêler, tel autre qui bêle ne peut meugler...".

(C. Callet: Le mystère du langage: les sons
primitifs et leurs évolutions, Maisonneuve
Frères, Paris, 1926, p. 87).

1. Introduction

On doit à E. Benveniste le terme et la notion de délocutivité. Certes, on trouve çà et là, au hasard des textes anciens, des explications sémantiques ressemblant à s'y méprendre à une interprétation délocutivel. Mais Benveniste a fait plus qu'utiliser la délocutivité comme un mécanisme commode là où achoppaient des explications plus traditionnelles. Il a tenté d'en faire un concept, même si, étrangement, il ne semble avoir considéré comme candidats à la délocutivité que des verbes, y compris dans des cas de dérivés non verbaux où la délocutivité était pourtant une hypothèse tentante2. Voulant cerner l'originalité de la dérivationdélocutive, Benveniste insiste sur la nécessité de distinguer les verbes proprement délocutifs d'une part, et de l'autre "... les verbes dérivés d'interjections:claquer, huer, chuchoter, angl. to boo, ... etc. Un délocutif a toujours pour radical un signifiant qui peut être interjeté dans le discours, mais sans cesser d'être un signifiant, alors que les verbes comme claquer sont bâtis sur de simples onomatopées ...". Selon Benveniste, la distinction entre ces deux types de dérivés verbaux est "facile"3. Facilité qui, nous le verrons, n'est qu'apparente,



1: Par exemple chez Varron, Diez, Ménage, et d'autres.

2: Cf. Anscombre, 1979a et 1979b.

3: Benveniste 1966, p. 285.

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et repose en réalité sur la confusion faite par Benveniste entre forme et fonction. Une forme onomatopéique peut avoir une fonction onomatopéique, à savoir apparaître dans une énonciation avec misson "d'harmonie imitative". Ainsi: "Tic-tac, la pendule égrenait ses secondes". Mais il arrive qu'outre une fonction onomatopéique, la forme onomatopéique ait aussi fonction signifiante et puisse, pour reprendre les termes de Benveniste, être interjetée dans le discours sans pour autant cesser d'être signifiante. C'est le cas de la forme onomatopéique Toc: elle renvoie au bruit produit par certains types de chocs dans sa fonction onomatopéique, mais est également susceptible d'avoir fonction signifiante, ainsi dans la réplique Et toc! Il peut même se faire que la forme onomatopéique perde totalement sa fonction onomatopéique et n'ait plus que fonction signifiante:c'est probablement ce qui s'est passé pour l'expression ric-rac "tout juste", et ce qui semble être en train de conférer à Ouf une fonction purement signifiante (le soulagement) au détriment d'une fonction onomatopéique (cf. infra). A la lumière de ce qui précède, on voit comment se pose le problème pour un dérivé d'une forme onomatopéique. Si en effet un mot est morphologiquementdérivé d'une forme onomatopéique, sa valeur sémantique ne s'ensuitpas ipso facto. Elle peut en effet reposer sur la fonction onomatopéique du radical, mais aussi bien sur sa fonction signifiante s'il en possède une. D'où, pour de tels dérivés de formes onomatopéiques, une ambiguïté sémantique fondamentale qu'il faudra tenter de lever.

C'est que la notion d'onomatopée est elle-même fort peu claire, et ne nous semble en fait tenable que dans une perspective synchronique. A une époque donnée, existent dans des langues données des règles de formation des harmonies imitatives: par exemple le redoublement syllabique (blabla, bip-bip, toc-toc), l'alternance vocalique i/a (flic-flac), i/o (pin-pon), i/a/o (ding-dang-dong), certains types de troncatures4, tous procédés expressifs qui débordent d'ailleurs largement le simple cadre des harmonies imitativess. Par ailleurs, il est indubitable que les lois qui règlent les évolutions diachroniquespermettent parfois de remonter, à partir d'une forme onomatopéique donnée, à un radical plus ancien et lui-même de forme onomatopéique. Mais de là à en conclure que les radicaux ou racines intervenant dans ces processus n'ont jamais eu, diachroniquement parlant, d'autre fonction qu'onomatopéique,il y a un pas qu'il nous paraît imprudent de franchir. Nous préférons en effet l'hypothèse de cycles de fonctions lexème-onomatopéelexèm



4: II y a par exemple err russe toute une série de formations expressives par troncature à partir du verbe.

5: Cf. sur ce point Anscombre, 1979b.

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lexème6, parcourus de la façon suivante: au départ, un lexème plein sert à qualifier un bruit ou un événement, sans d'ailleurs que sa forme soit nécessairementonomatopéique. Au titre de cette fonction expressive, il arrive qu'on lui fasse subir certaines transformations morphologiques, de façon à ce que sa forme accentue son caractère expressif par l'appartenance à l'un des paradigmesmentionnés ci-dessus. On s'éloigne alors de la forme originelle pour mieux se conformer aux schémas expressifs en vigueur - ou sentis comme tels — dans la langue et à l'époque concernées. L'origine lexicale de l'expression de départ en arrive ainsi à être totalement opaque en synchronie, et l'on croit avoir affaire à une pure harmonie imitative. Les choses n'en restent pas nécessairementà ce stade: une relexicalisation peut aboutir à un nouveau lexème dont le sens réfère à un objet ou un événement en relation avec l'harmonie imitative. Enfin, soit par glissement sémantique, soit par usure linguistique, le lien entre aspect lexical et aspect expressif peut s'atténuer au point de disparaître.C'est alors le côté harmonie imitative qui devient opaque.

Le substantif mic-mac nous fournira un exemple d'un tel cycle. En effet,et contrairement aux apparences, il s'agit à l'origine d'un lexème plein. Les philologues s'accordent à y voir une altération du moyen-français mutemaque "rébellion" (XVe s.), puis "confusion, désordre" (XVIe s.), par emprunt au moyen-néerlandais muitmaken "faire une rébellion"7, où maken signifie "faire", et où muit est en fait le français meute "soulèvement, expédition"B. Le mot s'est orthographié miquemaque, puis mic-mac, modifications apparemment destinées à renforcer son caractère expressif, sur le modèle de cric-crac, zig-zag,... etc9. Comme substantif masculin, il est mentionné dès Furetière avec le sens "intrigue, manigance". Au sens actuel de "imbroglio", l'harmonie imitative n'est plus visible que dans l'appartenance formelle au paradigme fric-frac, pif-paf tic-tac,... etc.

Revenons au verbe anglais to boo, donné par Benveniste comme exemple
de verbe non délocutif, parce que bâti sur un radical onomatopéique.



6: Ou aussi bien onomatopée-lexème-onomatopée. Nous voulons dire que la notion de radical onomatopéique extra-tempore nous paraît douteuse. Une onomatopée n'est telle que par rapport au système linguistique dont elle fait partie. Une onomatopée n'est pas une description objective d'un phénomène, mais une représentation. Par ailleurs, l'hypothèse cyclique permet de faire l'économie d'hypothèses douteuses quant aux "origines du langage".

7: Remarquons cependant que l'anc. fr. possédait les mots muthemathe "mutinerie, sédition", et muthematherie de même sens.

8: Qui a subsisté dans le fr. mod. ameuter.

9: L'alternance vocalique i/a semble porter le trait sémantique "d'un côté et d'autre", comme dans flic-flac, pif-paf. Elle sert donc en particulier à la représentation de phénomènes symétriques, ainsi tic-tac. C'est pourquoi un spoutnik fait bip-bip, et non bip-bap.

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Avant d'aborder la discussion, quelques définitions nous permettront de
mieux cerner la notion de délocutivité et d'éviter de tomber dans les mêmes
erreurs que Benveniste.

Pour faciliter la compréhension de certains phénomènes tant synchroniques que diachroniques, nous représenterons tout lexème simple ou complexe par un doublet M - (F, S), où F sera une "forme" linguistique, et S un "sens". Les relations synchroniques ou diachroniques entre deux lexèmes pourront concerner la forme, ou le sens, ou les deux.

Nous dirons que M2 = (F2, S2 ) est synchroniquement dérivé de Mx = (Fx,
Sx ), si les conditions suivantes sont remplies:

a)/2 est morphologiquement dérivé de Fx (il peut s'agir d'une dérivation
impropre).

b) A l'époque considérée, les sujets parlants comprennent M2 à partir de
Mx, et non l'inverse: S2 est construit à partir de Sx, la relation entre les deux
pouvant d'ailleurs être très complexe.

Un cas particulier fréquent de dérivation synchronique est celui de la suffixation. Par exemple en français contemporain, et à quelques exceptions prèslo, les adverbes en -ment sont des dérivés synchroniques des adjectifs féminins correspondants. Remarquons que la dérivation morphologique de F1 à F2 peut être assez complexe. C'est le cas de mécano, métallo, aristo, prolo, formés à partir de mécanicien, métallurgiste, aristocrate, prolétaire, par application d'une troncature et (d'au moins) une règle morphologique.

Nous dirons que M2 est diachroniquement dérivé de Mx si:

a)M2 est postérieur à Mt dans l'histoire de la langue considérée,

b) Lors de son apparition, M2 était un dérivé synchronique de Mx

Selon cette définition, tout dérivé diachronique a nécessairement été un dérivé synchronique à un moment de son histoire. Ce qui ne signifie pas qu'il le reste. Ainsi le mot mic-mac est diachroniquement dérivé du moyen-néerlandais muitmaken (si l'on accepte l'étymologie habituelle), mais à l'époque actuelle, il n'en est certes pas un dérivé synchronique. En revanche, chevalier est diachroniquement dérivé de cheval, et en est toujours un dérivé synchronique.

Armé de ces deux définitions, nous pouvons maintenant aborder le problème
de la délocutivité, puisque ce phénomène est un cas particulier de dérivation.

Nous dirons que M2 est un délocutif synchronique de Mx si:

a) M2 est morphologiquement dérivé de Mx, y compris par dérivation im
propre.



10: Par exemple bigrement, bougrement, diablement.

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b) Le sens S2 de M2 se comprend par rapport à l'acte de langage accompli
par certaines énonciations spécifiques de Ml.

D'après cette définition, la délocutivité synchronique apparaît comme un cas particulier de dérivation synchronique. Si par exemple on admet l'analyse que Benveniste fait du verbe bisser "réclamer une nouvelle prestation", ce verbe est alors un délocutif synchronique de l'interjection Bis!. F2 = bisser est bien morphologiquement dérivé de Fx = bis, et S2 se comprend par rapport à cet acte particulier de demande en quoi consistent certaines énonciations de Bis! (mais non toutes).

Nous dirons que M2 est un délocutif diachronique de Mx si:

a) M2 est postérieur à Ml.

b) Lors de son apparition, M2 est un délocutif synchronique de Mj.

La délocutivité diachronique est donc un cas particulier de dérivation diachronique, ce qui entraîne qu'un délocutif diachronique n'est pas nécessairement un délocutif synchronique, même s'il l'a obligatoirement été à un moment donné. En voici un exemple, celui de l'adverbe espagnol quizáfs) "peut-être". L'histoire de cet adverbe est bien connue. La forme ancienne était quiçab ou quiçabe, puis quiça. La forme moderne quizá, quizás (celle-ci avec s adverbial) n'apparaît que beaucoup plus tardivement (vers la fin du XVIe s.). Morphologiquement parlant, l'origine de ce vocable est claire: il s'agit de l'altération de la forme ancienne qui sabe "qui sait". Pour ce qui est du sens "peut-être", il nous semble qu'une hypothèse délocutive en rend particulièrement bien compte. Selon nous, il s'agit d'un emploi de la question ¿qui sabe? En disant p, ¿qui sabe?, on indique que l'on ne voit aucune contre-indication sérieuse à envisager le fait décrit en p, et que ce fait est donc possible. Quizás se serait ainsi formé par lexicalisation de cet acte spécifique accompli par l'interrogation. Il y a d'ailleurs des parallèles: ainsi le français Qui sait? ou Sait-on jamais?, de façon un peu moins marquée l'anglais Who knows?, et encore des formules fr. On ne sait jamais, angl. You never can tell, You never know, esp. Nunca se sabe. De ce point de vue, quizás est un délocutif diachronique, mais n'est plus un délocutif synchronique: aucun hispanophone ne le dérive — en synchronie — d'une forme du verbe saber.

Une fois assénées ces définitions, le problème du verbe anglais to boo se pose de la façon suivante: certes, ce verbe semble bâti sur un radical onomatopéique.Une trace de ce qu'a pu être l'onomatopée de départ est visible dans le fait que l'on crie encore Boo! pour effrayer ou faire parler une personne ou un animalll. Il paraît donc raisonnable de considérer to boo comme



11: II ya également l'interjection Peek-a-boo! "Bouh!", "Coucou!".

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morphologiquement dérivé d'un radical onomatopéique. Mais la définition même de la délocutivité fait que rien ne s'ensuit quant au caractère délocutif ou non du verbe. Car s'il a possédé fonction onomatopéique, le radical boo possède aujourd'hui fonction signifiante. Il marque exclusivement la désapprobationet le mécontentement, que ce soit pour l'interjection Boo!, le substantif A boo, ou le verbe To boo. Le dilemme est alors le suivant:

- une première possibilité est celle qui consiste à dériver sémantiquement to boo de la fonction onomatopéique de boo. Il ne peut s'agir d'une dérivation synchronique. Alors que claquer — en tant que verbe onomatopéique — signifie "faire un certain bruit, représentable par l'onomatopée Clac!", to boo ne signifie pas "faire un certain bruit représentable par l'onomatopée Boo!", puisque cette fonction onomatopéique a pratiquement disparu. Il ne peut donc s'agir que d'une dérivation diachronique: il convient alors de la justifier, et d'expliquer que son mécanisme ait simultanément joué pour to boo, A boo, Boo!.

— ce qui nous amène à la seconde possibilité, dont le point de départ est dans la remarque banale que to boo est sémantiquement beaucoup plus proche de Boo! en fonction signifiante qu'en fonction onomatopéique. Bien que bâti sur un radical onomatopéique, to boo a pris son sens non sur la fonction onomatopéique de ce radical, mais sur sa fonction signifiante. A la fonction onomatopéique de Boo! s'est peu à peu substituée une fonction signifiante, quelque chose comme Dehors!, Crochet! (cf. fr. Hou!). C'est sur cette dernière que s'est formé to boo, qui signifie "faire cet acte particulier que l'on peut entre autres accomplir à l'aide de l'interjection Boo!". Dans le domaine de la désapprobation, to boo est à Boo! ce que bisser est à Bis! dans le domaine de l'enthousiasme, ou to encore à Encore!l2. Tant to boo que A boo sont des délocutifs synchroniques de Boo!, de la même façon que bisser et un bis le sont de bis!. Le parallèle avec la famille de bisser montre de plus que l'hypothèse d'une délocutivité diachronique est également plausible. Un certain nombre de faits diachroniques appuient cette hypothèse. D'une part, l'interjection semble antérieure au verbe et au substantif; il y a par ailleurs la locution verbale to say boo to sbdy. D'autre part, Boo! est anciennement attesté comme représentation du cri de la vache au moins dans certains dialectes. La formation de l'interjection se serait opérée selon le processus suivant: cri de la vache -*¦ imitation du cri de la vache pour effrayer ->¦ effrayer pour faire partir -> volonté de faire partir comme indice de désapprobation -> expression de la désapprobation. Il y a — en particulier en indoeuropéen — de nombreux exemples d'un tel processus.



12: Ce verbe, peu usité en anglais, est cité par Benveniste

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Quoi qu'il en soit, il conviendra, dans chaque cas de verbe à radical onomatopéique, de s'interroger sur sa place en synchronie, et sur le processus diachronique qui lui a donné naissance. Simple glissement sémantique d'un verbe au départ onomatopéique, ou authentique délocutivité à partir d'une locution signifiante bien que d'origine onomatopéique?

2. Des pleurs et des grincements de dents

Avant que d'entrer dans l'étude des cas particuliers, nous voudrions faire une dernière distinction concernant la délocutivité. Il nous a semblé en effet nécessaire d'en distinguer deux sortes, à savoir la délocutivité formulaire, et la délocutivité lexicalel3. Cette distinction concerne non le processus de délocutivité, mais la nature de son point d'arrivée M2. Nous dirons que M2 est un délocutif formulaire si M2 d'une part est un délocutif, et d'autre part est une formule. Grosso modo, une formule est un mot ou une expression spécialisée dans l'accomplissement d'un rite social langagier. Linguistiquement parlant, les formules possèdent un certain nombre de caractéristiques fondamentales qui les différencient des "non-formules":

a) L'énonciation d'une formule n'a pas pour but avoué d'apporter une information. S'il se trouve qu'elle en apporte cependant, elle ne se présente pas comme telle. Ainsi la formule S'il vous plaît sert habituellement un acte de demande. L'utiliser revient bien souvent à faire montre de "politesse". Mais même si l'intention secrète de son utilisateur est de faire savoir qu'il est "bien élevé", renonciation d'une telle formule ne se présente pas comme destinée à communiquer une telle information. C'est pourquoi les formules ne sont jamais des réponses à une demande d'information, bien qu'elles puissent être des répliques — i. e. des réactions à de telles demandes.

b) II est donc normal qu'il n'y ait pas de contenu attaché à une formule. La valeur d'emploi d'une formule est purement d'action, et ne saurait s'analyser en une force illocutoire appliquée à un contenu, dans par exemple une analyse à la Searle. Que l'on pense à Adieu/, Bonne année bonne santé!, Nom de Dieu!, Pas chiche!, ou encore, pour sortir du domaine des exclamations, Je vous en prie (au sens de "De rien"), Je soussigné, De quoi je me mêle?, ... etc. Dans aucun de ces cas il n'y a de contenu descriptif qui soit présenté par renonciation (ce qui ne veut pas dire que l'on ne peut pas en déduire un, mais il ne s'agit alors plus du niveau des intentions présentées par renonciation).

c) L'énonciation d'une formule est en quelque sorte imposée par la situation
— ou du moins se présente-t-elle comme ayant cette propriété. Ce peut être



13: Cf. àce sujet, Anscombre 1981.

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une situation sociale (les formules dites de "politesse"), mais ce n'est pas le seul cas. Ainsi 0. Ducrot qualifie une interjection par le fait "... qu'elle se présente comme arrachée au locuteur par la situation „."14. Signalons enfin que les formules en notre sens font partie des locutions figées, et que comme telles, elles perdent leur aspect formulaire dès lors que l'on tente de leur faire subir des transformations morphologiques, syntaxiques, voire sémantiques.

Aux délocutifs formulaires nous opposerons les délocutifs lexicaux, délocutifs pour lesquels M2 désigne des objets, des propriétés ou des actions en rapport avec le fait d'énoncer Mx. Voici un exemple, que nous n'analyserons pas: un bonjour est un délocutif lexical (et synchronique) de la formule de salutation Bonjour!, elle-même délocutif formulaire (et diachroniquels) du souhait de bonne journée Bon jour!.

Nous avions analysé l'interjection Hélas! comme un délocutif formulaire (diachronique), de même que l'expression maintenant vieillie Las moi!l6. Autrefois, l'adjectif las s'accordait dans les deux expressionsl7. Puis le figement autour de la forme au masculin a fait perdre à las son statut d'adjectif, et à l'instar de Hé!, Las! et Hélas! ont été sentis comme des interjections. Le figement a dû masquer très tôt l'origine de Hélas!. Dans son Dictionnaire en effet, Furetière, tout en déclarant que Las! est un tour vieilli et fréquemment remplacé par Hélas!, ne fait pas le rapprochement entre les deux, et fait dériver Hélas! de l'hébreu Eloi!. Notons qu'aucun verbe n'a été tiré de l'une ou l'autre des deux expressions, mais qu'il a existé un substantif (un délocutif lexical synchronique) peu courant de nos jourslB. L'existence de tournures comme Hélas pour X montrent que tout aspect signifiant n'a pas disparu de Hélas: c'est une plainte, ce n'est pas encore un cri de douleur.

L'expression par excellence du cri de douleur est représentée en français par Aïe!, souvent considéré comme le type même de l'onomatopéel9. Le problème est cependant moins simple qu'il n'y paraît, et nous semble fournir un argument à l'appui de notre conception cyclique des phénomènes onomatopéiques. Si en effet Aïe! peut être synchroniquement considéré comme ayant forme et fonction onomatopéiques, son origine purement onomatopéique ne nous paraît



14: Ducrot, 1979, p. 133.

15: Anscombre, 1981.

16: Anscombre, 1979a.

17: Par exemple: "Lasse por coi ne sui ge morte?" {Eneas, 1822). "Hé lasse, fait-elle" (E. Deschamps, t. IX, p. 131).

18: "Traîtres, ces feints hélas ne sauraient m'abuser" (Corneille, Veuve, 1V.3).

19: Aïe! est cependant en passe d'acquérir d'autres valeurs.

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pas défendable. On lui oppose parfois une origine lexicale. Aïe! serait l'impératif du verbe ancien français aidier "aider"2o, impératif qui aurait donné par délocutivitéformulaireune formule d'appel au secours2l, puis se serait désémantisé en un simple cri de douleur. Or les arguments en ce sens ne manquent pas. La création d'interjections ayant valeur d'appel au secours, à partir de la notion d'aide, sont communes en indo-européen: fr. A l'aide!, esp. Auxilio!, caX.Ajuda!, ital. Aiuto!, angl. Help!, allem. (Zu) Hilfe!, gr. mod. 3of^oe ta, russe Pomogitié!, ... etc. Il est de plus facile de trouver en ancien français des emplois de aidier avec valeur interjective22. Il ya plus: on a souvent opposé Aïe! (attesté avec cette orthographe dès 1473) à une autre exclamation Ahi!, attestée dès la Chanson de Roland2 z. Leurs valeurs étaient si proches que la langue a fini par les confondre. Or la distinction Aïe!¡Ahi! semble artificielle, au vu des attestations. D'une part, les graphies sont variables: Aïe, Aï, Ahi, Ahie2A; d'autre part, la graphie ai - de aidier a dû représenter une double syllabe puisque Ménage note une telle prononciation et la combat. Enfin, on trouve des emplois de aidier avec la graphie h2S. Dernier argument: l'existence en ancien français du cri de douleur Aimi!26, où il est difficile de ne pas voir un pronom clitique, et donc le correspondant singulier de la forme plurielle Aiez-nous!2l Aïe! — si l'on accepte ce qui vient d'être dit, illustre donc le passage d'une fonction signifiante à une fonction onomatopéique. Le processus inverse est tout autant possible. Toujours dans le domaine des cris de douleur, le moyen-anglais possédaituncri Wo! ou Wa!, qui a subsisté jusqu'en anglais moderne sous la forme d'une interjection archaïsante Woe! "Hélas!", et d'un substantif que l'on trouve dans quelques expressions comme A scene of woe, woe-begone et woe fui2 s.



20: Etymologie en particulier repoussée par A. Dauzat, quine fournit cependant aucun argument.

21 : Comparable donc à l'anglais Help! et au russe Pomogitié!

22: Ainsi: "Dex aïe! fet il en place Je ne faz que li reis ne face" (Etienne de Fougères, Le livre des manières, v. 159).

23 : "Ahi! culvert malvais hom de put aire" (v. 763).

24: "Cil l'esgarde, puis lui escrie: Ha! Ha! le leu! ahie! ahie!" (Chanson de Renart, v. 1212).

25: "Vos jurés, se Dix vos ahit, et li saint, et les saintes paroles qui sunt en cest livre" (Ph. de Beaumanoir, Les coutumes du Beauvoisis, XL, 6).

26: Cf. entre autres Godefroy. On trouve chez Couci la graphie Hami.

27: Les combinaisons d'exclamations avec des pronoms ou autres n'a lieu en effet qu'avec les fonctions signifiantes et jamais avec les fonctions onomatopéiques: Pan dans les dents!. Zut à Vauban!, Gaffe à toi, ... etc. De telles combinaisons ne sont (pour l'instant) pas possibles avec Aïe!

28: D'ailleurs combinable avec un pronom: Woe to me! Par ailleurs le Etymological Dietionary d'Oxford signale une interférence possible avec le latin Vae! de sens proche ( Vae misero mi/ti!, Vae vietisi).

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Parfait exemple de notre notion de cycle, l'onomatopée de "départ" provient en fait d'une interjection Wé! du vieux-haut-allemand, largement attestée dans le domaine indo-européen. Le substantif allemand Weh "douleur" s'y rattache, ainsi que l'interjection très archaïque Weh! "Hélas!", combinable avec un pronom: Weh miri. Par l'intermédiaire du yiddish, elle est passée en anglais américain sous la forme Ohivef, à peu près équivalent à Hélas!.

On voit sur cet exemple — que nous avons détaillé à dessein — que la détermination
du caractère onomatopéique ou non d'une expression n'est pas chose
aisée, tant sur le plan synchronique que diachronique.

Le mot aïe ne semble avoir donné lieu en français contemporain à aucun dérivé substantival ou verbal. Il n'en est pas de même pour l'exclamation Ay! de l'espagnol qui outre un substantif un ay29 - délocutif lexical de Ay!, a donné un verbe (peu usité) ayear "gémir, se plaindre", délocutif lexical (synchronique) de l'interjection, si l'on se fíe à l'analyse du Diccionario de la Real Academia: "repetir ayes en manifestación de algún sentimiento, pena o dolor"30. Ayear ne signifie donc pas pousser un certain cri, mais réaliser par la parole cette action même que l'on peut réaliser en s'exclamant Ay! Or malgré les apparences, il ne s'agit pas d'un cri mais d'une interjection pleine qui peut signifier l'affliction ou la menace: Ay de mi! veut dire aussi bien "Pauvre de moi!" que "Gare à moi!". La possibilité de combinaison avec des pronoms indique à coup sûr que malgré une forme d'apparence onomatopéique, l'interjection a bel et bien fonction signifiante en espagnol contemporain. Dans son Diccionario etimológico, Corominas postule prudemment une origine expressive de l'interjection, et la situe donc sur un trajet onomatopée -> lexème. Il nous semble cependant que l'hypothèse inverse est tenable. L'expression Ay de mi!, bien qu'ancienne3l, est en fait une révision d'une expression plus ancienne Ay me!, encore utilisée de nos jours en poésie sous la forme Aymé! La présence du pronom clitique objet suggère un parallèle avec le français Aimi! Dans cette optique, Ay! proviendrait d'une forme ancienne de ayudar "aider"32.



29: La plupart du temps au pluriel: tiernos ayes, los ayes de los moribundos.

30: Ayear appartient ainsi à toute une série de verbes délocutifs en -ear, tels pordiosear, holear, zapear, ... etc.

31: Elle est déjà mentionnée par Oudin, qui glose ¡Ay! par "ah!, las!, hélas!", et ¡Ay de mi! par "hélas moy".

32: La double valeur plainte/menace peut sembler étrange. Elle est cependant banale: ainsi en français l'opposition entre Misère de moi et Malheur à toi, malgré la proximité sémantique de misère et malheur. Ou encore la différence entre Le malheur est sur toi et Le malheur soit sur toi.

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Tout étant pour le mieux dans le meilleur des mondes, le soulagement succède rapidement à la douleur ou à la souffrance. L'exclamation spécifique — et fort courante — en est, en français, Ouf!, dont c'est la fonction principale3 3. Souvent glosé comme "soupir de soulagement", Ouf! pose donc le même problème que précédemment. Il est de forme onomatopéique à l'instar de Paf! ou Bof!, mais a-t-il, dans cette expression du soulagement, fonction onomatopéique ou signifiante? S'il a pu avoir fonction onomatopéique - nous reviendrons sur ce point — il ne semble avoir de nos jours qu'une fonction signifiante. Il ne sert pas ou plus à reproduire un bruit, lequel servirait une représentation médiatisée du soulagement. En disant Ouf! on montre par là son soulagement, de la même façon qu'en s'exclamant Hurrah! on montre son enthousiasme. Dans cette fonction, il est substituable par Quel soulagement!, Enfin!, ... etc. Cette fonction est assez récente. Ouf! servait, il y a peu, à annoncer "... une douleur subite, ou l'étouffement, ou l'oppression „."34, et était ainsi proche du Aïe! actuel. Il serait donc passé de l'expression de la douleur à l'expression du soulagement suivant la fin de la douleur. Attesté sous les formes Ouf Off Ouff dès le XVIIe, Ouf! semble avoir eu cependant fonction onomatopéique àun moment de son évolution, celle de figurer l'air sortant des poumons. Ce qui suggère une formation par délocutivité formulaire (diachronique), comme suit: a) Ouf! a pour fonction onomatopéique de représenter l'air sortant des poumons dans certaines circonstances, b) On prend l'habitude d'utiliser cette fonction onomatopéique pour manifester la douleur, ou du moins certaines formes de douleur, c) En mettant en scène une douleur qui n'est plus, on exprime son soulagement, selon le principe de Ça a fait mal, mais c 'est fini, d) La lexicalisation — par délocutivité formulaire — de cette valeur illocutoire d'expression du soulagement fournit l'interjection Ouf! actuelle. Il y a plusieurs arguments en faveur de cette thèse: d'une part, cette fonction onomatopéique n'a pas totalement disparu; elle sévit notamment dans le domaine de la bande dessinée, où elle symbolise l'air qui sort brutalement des poumons d'une personne gratifiée d'un coup de poing dans l'estomac. D'autre part, la représentation du soulagement par le biais de la respiration est banale: Ouf! Je respire, Laisse-moi souffler cinq minutes, On va enfin pouvoir respirer, ... etc. Enfin, l'ancien français possédait le verbe offler "respirer bruyamment", qu'il semble difficile de ne pas rapprocher de Ouf ¡Off, soit que le verbe ait donné naissance à l'onomatopée, soit qu'à l'inverse l'onomatopée ait servi à former un verbe onomatopéique.



33: II en a d'autres, par exemple la surprise devant un danger.

34: Ainsi: "Ouf! Tu m'étrangles." (Molière, Fâch., 1.1) "Ouf! Je me sens déjà pris de compassion." (Racine, Plaid., III.3)

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De Ouf! a été dérivé - délocutivité lexicale (synchronique et diachronique) - un substantif que l'on trouve à peu près exclusivement dans l'expression un ouf de soulagement. Il n'y a pas de verbe oufer "exprimer son soulagement", mais deux locutions verbales dire ouf ti faire ouf3s. Bien qu'il soit diffìcile de les distinguer, il semble qu'une spécialisation soit en cours pour chacune d'elles. Dire ouf tend vers le verbe onomatopéique "reprendre son souffle", et faire ouf vers le verbe délocutif "se soulager, faire une pause". Les sujets parlants que nous avons interrogés disent préférentiellement sans laisser le temps de dire ouf et Vivement que ce soit fini que je puisse faire ouf

3. De l'art de la guerre et du cri de guerre

Les formes modernes de combat ont rendu inutilisables et donc inutiles l'emploi de cris de guerre, du moins sous forme institutionnelle. Ils ont donc été relégués soit dans les archaïsmes, soit dans la littérature enfantine. Nous avons tous en mémoire le cri de guerre "Au cul les Velrans!" immortalisé par Louis Pergaud. Il subsiste cependant çà et là des traces de l'existence de tels cris. Ainsi le fameux Branle-bas de combat! en usage dans la marine. La fonction signifiante de cette expression ne fait aucun doute, même si l'origine n'en est pas tout à fait triviale. Un branle était un hamac, et ce cri était un ordre signifant d'avoir à descendre dans l'entrepont, en vue du combat, ce qui encombrait le pont (en particulier les hamacs). Sous sa forme définitive, l'expression est probablement l'ellipse d'un impératif, ce qui en ferait un délocutif formulaire. L'ordre de tout ranger servait de "support" à l'ordre de se préparer au combat, le second seul ayant subsisté lors de la lexicalisation. Analyse d'ailleurs confirmée par l'étude du parallèle espagnol ¡Zafarrancho de combate!. Zafarrancho se décompose en zafar "libérer, débarrasser", et rancho "partie du pont". Zafar n'est d'ailleurs probablement pas l'infinitif, mais l'usage très courant de l'infinitif avec valeur d'impératif: Iros "allez-vous en".

Dans l'ordre des cris de guerre parvenus jusqu'à nos jours, Haro! est du plus grand intérêt: d'une part il est fort ancien, d'autre part on ne sait trop s'il faut le ranger avec les onomatopées ou non. De nos jours, l'interjection semble avoir disparu, encore que nous ayons trouvé un Haro sur les jackpots*6 qui en est peut-être un exemple. L'utilisation la plus courante se borne aujourd'hui à la locution crier haro sur le baudet.

Comme interjection, Haro! a d'abord été un cri d'appel - en particulier
au secours. Dans l'ancienne Normandie, il devenait dès le XIVe un cri d'appel



35 : Qu'il convient de distinguer des mentions dire: "Ouf! "et faire: "Ouf!

36: Le Figaro, AUIU.

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en justice. Le substantif haro semble plus tardif que l'interjection, et a pu être formé par délocutivité lexicale à partir de cette dernière. Après avoir désigné un cri d'appel ou de détresse, puis un cri en général, il en est venu à désigner un type d'opposition juridique, voire une défense ou une interdiction. D'où la formule du privilège royal relatif à l'imprimerie: Nonobstant clameur de haro ... Pour ce qui est de l'interjection originale, on trouve apparemment plusieurs graphies, et ce dès le XIIe s.: haro, harou, hareu. Ainsi:

(XIIe s.) - Harou, harou, hé aidiez-moi (Lais de Marie de France).

(XIIIe s.) - Puis escrie: haro le fu! Cil de la ville ... (Lacurne de Saint-Palais, Fabliaux,
mss, p. 147).

Haro! est traditionnellement rapproché d'une autre interjection, Hare!, terme de vénerie - cri servant à exciter les chiens, elle-même issue, selon Bloch et Wartburg37 de l'interjection d'origine francique Hara!. L'étude de la famille lexicale de Hare! nous semble confirmer l'hypothèse d'une dérivation de Haro! à partir de Hare! On peut en effet considérer que haro, harou, hareu ne sont pas des variantes graphiques d'un même élément, mais bien au contraire des traces de pronoms clitiques au cas régime: 10, masculin et neutre singulier atone; ou(s), réduction de vos; eus, troisième personne du pluriel, masculin. Ces trois mots seraient ainsi des formes figées avec réduction des pronoms clitiques: har-lo > haro, har-ous > harou, har-eus > hareu. Deux arguments militent en faveur de cette analyse: d'une part, ce genre de formation existe en français contemporain, avec le verbe aller — va, vas-y, allons, allez, allons-y, allons donc, ... etc., le verbe voir - voici, voilà, voyons, voyons-çà, voyons donc, voyez, voyez-vous, voyez-moi çà, ... etc. D'autre part, elle permet de rendre compte d'autres termes de la même famille. Par exemple Han! "allons, allons", terme d'encouragement (Vie d'Eustache le Moine, 1230), pourrait provenir d'une combinaison de Hare avec li, pronom personnel de la 3e personne du singulier, cas régime. Nous aurions ainsi cinq interjections formées par délocutivitéformulaireà partir de Hare! Il y a plus: le substantif féminin Harele "sédition, tumulte", semble être délocutif lexical d'une interjection Harele!*B qui serait elle-même délocutif formulaire de Hare! + pronom clitique de 3e pers., féminin pluriel, cas régime. La variante de genre masculin et de même sens, harel, correspondrait au pronom masculin. On expliquerait ainsi la différence de genre entre deux mots de même sens, moyennant comme précédemment, l'hypothèse



37: Franzôsisches etymologisches Wôrterbuch.

38: Que l'on trouve dans cette attestation du XIIe s.: Souef l'apele N'avoit sou de crier harele (Beroul, Tristan).

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d'une chute du s final. Par ailleurs, ces différentes interjections ont donné naissance à toute une famille de dérivés, dont nous n'avons retenu que ceux pouvant avoir un rapport avec la délocutivité, et qui sont présentés sur le tableau ci-après. Sur Hare! (forme secondaire Haie!), a été formé par délocutivité lexicale un hare "cri pour exciter les chiens", terme de vénerie encore en usage. Il semble être apparu tardivement (XVIIe s.?), et ne peut donc être retenu pour expliquer les autres termes, tous antérieurs. Autre délocutif lexical: le substantif masculin harloup "cri par lequel on excite les chiens à la poursuite du loup", formé sur hare! et loup. Deux autres substantifs sont plus problématiques: hareïz (haleïs) "cri retentissant", et harevale "tapage, vacarme". Sens et forme suggèrent le rattachement à la famille de Hare!, mais non sans difficulté. Pour hareïz, la terminaison pourrait être le pronom neutre ice, ce qui ferait du mot un analogue de un décrochez-moi ça, et donc un délocutif lexical. Le substantif féminin harevale n'est guère plus clair: on est tenté de le décomposer en hare-va-le, avec pronom neutre au cas régime, mais le genre fait alors problème. Il s'agirait dans cette optique d'une formation proche de hourvari et hallali (cf. p. 207), à savoir d'un délocutif lexical formé sur hare! et l'impératif Va! (cf. l'esp. un correveidile "un rapporteur"). A l'interjection hare! correspond un verbe harer/haler "exciter les chiens à la poursuite", puis "poursuivre en criant, traquer". Le sens de ce verbe ainsi que le fait qu'il paraisse postérieur à l'interjection en font un bon candidat à la délocutivité. Harer, c'est proprement "exécuter l'action correspondant à celle que requiert renonciation de Hare!". On pourrait être d'ailleurs tenté de voir ce verbe dans harevale, et le lire hare+va+ele "elle (la meute) va, elle poursuit". Harevale ne serait alors pas délocutif, mais formé comme garde-chasse ou dicton. Egalement formé sur Hare! est le substantif hallali. Bloch et Wartburg le décompose en hale-à-li, ce qui le fait dériver par délocutivité lexicale soit de l'interjection Haie!, soit de l'impératif haie de haler. Attestée très tôt, la locution verbale courir à hare "courir très vite" semble être également un délocutif lexical de Hare! D'une part, il s'agit bien d'un dérivé (impropre) de la forme hare, d'autre part cette locution semble antérieure au substantif hare. Elle est donc morphologiquement formée sur l'interjection. Par ailleurs, une hypothèse de délocutivité rend compte de son sens: courir à hare, c'est courir comme quelqu'un à qui l'on dit ou qui dit Hare! Il s'agit là d'une formation proche de celle de faire vinaigre en français contemporain. L'interjection à valeur d'encouragement Hari! "allons, allons" a également fourni des dérivés. Un verbe vraisemblablement délocutif, harier "presser, agacer", et peut-être le substantif hourvari "cri des chasseurs", puis "grand tapage", dérivé par délocutivité lexicale d'une interjection tardive (XVIe s.) de la langue de la vénerie. Du moins si l'on accepte l'analyse de Bloch et Wartburg Hou! + rêva

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(retourne (le cerf)) + Hari! Un dernier terme enfin semble dérivé de Hari!: le nom masculin haría-caria "grand tapage", formé par redoublement et allitération,acquérantainsi une forme onomatopéique. Il n'est d'ailleurs pas impossible que dans l'expression moderne en faire (tout) un aria, aria ne soit rien d'autre qu'une graphie coupable de haria, et n'ait par conséquent rien à voir avec la musique d'opéra.

A Haro! ou au substantif haro correspondent deux verbes: hal(l)oer "poursuivre en criant", et la locution verbale crier haro, conservée jusqu'à nos jours. L'ancienneté de halloer (XIIe s.), son sens visiblement issu du vocabulaire de la vénerie, ainsi que le fait que haro substantif se soit assez vite spécialisé comme formule juridique, font de ce verbe un candidat plausible à une délocutivité lexicale à partir de Haro! Pour crier haro, il est difficile de se prononcer. Une attestation comme:

- Lors crierez harou, qu'elle vous veut meurdir {Berte aux grands pieds, XIIIe s.)

plaide en faveur d'une délocutivité lexicale, qui, si elle a été synchronique à une certaine époque, est en passe de devenir diachronique. Sans doute suite à la disparition de Haro! comme interjection, haro est senti comme un substantif dans crier haro, rendant possible la passivation:

- Après trois ans de haro crié sur le contrôle des prix, on ne s'attendait pas à ça ..
(1981, interview télévisée d'un responsable politique).

Comme nombre de termes juridiques, haro est passé à l'anglais, par le biais des Normands, sous la forme harrow, dans la locution rare to cry harrows, où le -s est mystérieux. On le retrouve dans d'autres locutions, ainsi to cali it quits "abandonner", peut-être dérivée par délocutivité lexicale de Quit!, et où l'interprétation par un simple pluriel n'est guère crédible: il s'agit vraisemblablement du -s adverbial. Il est enfin possible que l'anglais Hello! — d'où serait dérivé le français Allô! - soit une réfection d'un Haro! ayant valeur d'appel.

Dans le domaine des cris que l'on peut rattacher aux cris de guerre, l'anglais possède des locutions verbales dont la délocutivité lexicale ne fait aucun doute. Tout d'abord l'expression to cry wolf "jeter l'alarme sans motif, peut-être calquée sur l'expression française crier au loup, formée en tout cas sur le cri d'alarme Wolf!. Empruntée au langage des jeux, to cry uncle "se rendre", est également un délocutif lexical (synchronique): uncle ne représente pas ici le terme de parenté — du moins pas en son sens de terme de parenté. Il s'agit de l'interjection Uncle!, destinée à solliciter une trêve. To cry uncle est ainsi le parallèle exact de la locution française crier pouce, à une différence près: l'origine de l'interjection Pouce! est claire, celle de Uncle! ne l'est pas.

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Dans le domaine onomatopéique — dont nous nous sommes quelque peu éloignés — citons le verbe îo shoo away "chasser, en particulier un animal". Il n'y a pas de substantif shoo, mais il y a une interjection Shoo! correspondant à peu près au français Ouste!. La forme même de l'interjection suggère une origine onomatopéique, mais toute fonction onomatopéique semble avoir disparu. Le verbe îo pooh-pooh "mépriser, dédaigner", est de forme visiblement onomatopéique. Il est formé par redoublement d'une interjection Pooh!, qui appartient - du moins pour la forme, à un paradigme abondant en anglais: boo, moo, shoo, ... etc. Pooh! peut soit exprimer le dégoût - par exemple devant une mauvaise odeur, soit le mépris. On peut se demander si dans l'expression du dégoût Pooh! n'a pas fonction onomatopéique. Une comparaison avec Crac! nous servira à éclairer le problème. Lorsque, voulant exprimer qu'un morceau de bois s'est brisé, quelqu'un s'exclame Crac!, il est certes le locuteur de l'exclamation, mais d'une façon très particulière. A l'aide de moyens conventionnalisés dans la langue, il représente un événement dont il n'est pas responsable: le bruit du bois qui se brise. Rien de tel avec Pooh!. Bien que servant à commenter un événement — ainsi une mauvaise odeur — extérieur au locuteur, cette exclamation ne représente pas la mauvaise odeur, mais la réaction de dégoût vis-à-vis de celle-ci, sentiment dont le locuteur est bien responsable. On voit ainsi apparaître une différence entre fonction onomatopéique et fonction signifiante. Elle réside dans l'aspect intentionnel: lorsque l'on dit Crac! pour figurer une branche qui se rompt, on ne se présente pas comme responsable du bruit émis, mais simplement comme le reproduisant (fonction onomatopéique). Si en revanche on s'exclame Crac! pour se moquer de quelqu'un qui vient de casser quelque chose, on est alors responsable de la moquerie à quoi vise renonciation (fonction signifiante). Pour ce qui est de to pooh-pooh, dont le seul sens est "mépriser, dédaigner", il est délocutif lexical (synchronique) de Pooh!, dans sa fonction signifiante de mépris. Le redoublement a pu avoir ici fonction d'intensifieur, ou peut-être de désambiguïsateur entre les deux valeurs de P00h!39.

Le vocabulaire de la chasse a donné lieu en espagnol comme dans d'autres langues, à la création de nombreuses expressions et interjections. Par exemple le cri ¡Ox!, peu usité aujourd'hui, servait à faire fuir le gibier, plus généralement à effrayer un animal. Attesté, selon Corominas, dès le XIVe s., son origine



39: En général, le redoublement restreint le champ des valeurs sémantiques d'une forme onomatopéique. Ainsi, Toc! peut représenter à peu près n'importe quel coup frappé, mais Toc-toc! ne signifie que les coups frappés à une porte ou sur la tête (pour signifier que quelqu'un est fou); Toc-toc-toc! signifie exclusivement les coups frappés à une porte.

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est obscure, et fait songer à un radical onomatopéique. Signalons cependant un rapprochement possible avec Oxte! "Ouste", qui a donné l'expression sin decir oxte ni moxte "sans piper"; ¡Moxteì a sensiblement le même sens que ¡Oxte!, et il se pourrait que -te résulte du figement d'un pronom de deuxième personne4o; ce qui plaiderait en faveur d'un stade où ¡Ox! aurait eu une fonction signifiante. De cette interjection a été dérivé un verbe par délocutivité lexicale, ojear "lever le gibier", attesté à partir du XVe s. Pour effrayer un animal — plus généralement pour exprimer l'étonnement — l'espagnol possède l'interjection ¡Zape! (XVIe s.), correspondant grosso modo au français Zou!, d'origine égalementinconnue. Elle a également donné un verbe délocutif lexical: zapear "effrayer,faire fuir", apparu postérieurement, vers le VXIIe s.

Signalons enfin que Corominas rapproche la salutation usuelle ¡Hola! du français Holà!, de l'anglais Hello! et de l'allemand Hallo!. Il pourrait s'agir là des traces dans ces différentes langues d'une famille à laquelle appartiendrait l'ancien français Haro!. D'autres termes pourraient s'y rattacher, ainsi ¡Hala! (qui sert en Amérique Latine de substitut à ¡Hola!), et ¡Haie!. Il semble qu'au départ - ou du moins à une certaine époque, elles aient servi à faire fuir les animaux, puis à presser le déroulement d'une action, ou à saluer un individu. Deux verbes ont été dérivés, tous deux délocutifs lexicaux: sur ¡Hala!, le verbe jalear "exciter les chiens", puis "battre des mains pour exciter les danseurs", d'où jaleo "bruit, tumulte"; sur ¡Hola! le verbe holear "faire usage à plusieurs reprises de ¡Hola!".

On remarquera que cette famille que nous postulons possède une remarquable
unité sémantique, articulée selon deux grands axes: cris de chasse, formules
vocatives.

4. Du bon (et du mauvais) usage de la parole

On parle habituellement à l'aide de sons émis entre autres par la gorge. Il n'est donc pas étonnant que les désignations de la gorge ou de bruits faits par son intermédiaire aient pu servir à qualifier certains types de parole. Ainsi le français se gargariser possède, outre le sens onomatopéique bien connu, le sens péjoratif de "s'écouter parler". Il est vraisemblablement formé sur une forme onomatopéiqueredoublée gar-, éminemment prolixe en ancien français: gargamelle, gargate,gargatele, gargouille, gargueton "gorge, gosier" (cf. espagnol garganta, et fr. dial, garganne); garganton "glouton"; gargarir "babiller, gazouiller"; gargariser"prendre en gargarisme"; gargoter "faire du bruit en bouillonnant" (d'où



40: II y a des parallèles contemporains: ainsi ¿Tate! semble être une abréviation de ¡Estate!, et on dit couramment ¡Tate quieto! pour ¡Estate quieto!

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fr. gargote, gargotier?); gargueter "faire du bruit avec la gorge",... etc. Dans son Diccionario Etimológico, Corominas rapproche cette famille d'une autre famille, celle qui a donné en espagnol jerga, jerigonza "langage particulier, difficile à comprendre", et en français jargon, jargonner. Le rapprochement du français et de l'espagnol ne pose pas de problème: jerigonza (fin XVe s.) provient du mot plus ancien girgonz (XIIIe s.), que l'on peut comparer au fr. gergon dans:

... Les chefs firent une harangue au roi en leur gergon, ayant chacun leur interprète ...
(D'Aubigné, Histoire, 1,205).

Il reste donc à rapprocher les deux familles en gar- et jar- de l'ancien français. La dernière citée n'est d'ailleurs pas moins abondante que la première: jargon "babil, bavardage, gazouillement, langage"; jargonneïs, jargonnement, jafgonnerie "gazouillement"; jargonnois "jargon"; jargueil "pie de mer"; jargoillier "gazouiller, murmurer, bavarder"; jargonner "gazouiller, parler, bavarder, médire" (var. gergonner); peut-être aussi jars "jargon", qui livrerait ainsi un radical jar-. Il semble que pour la valeur onomatopéique de "gazouiller", jar- soit une spécialisation de gar- "bruit avec la gorge". Indépendamment de la proximité sémantique des deux familles, un argument de rapprochement est fourni par le substantif jargel "gorge, gosier", probablement à l'origine de jargoillier, et fournissant ainsi une étape intermédiaire entre les deux familles.

Pour ce qui est de jargonner, il n'y a pas lieu de lui prêter une origine délocutive. D'une part, il n'y a aucun indice que les formes onomatopéiques gar-/ jar- aient donné naissance à des exclamations à fonction signifiante. D'autre part, ce verbe a signifié dès le départ "gazouiller", et a vu ensuite son sens s'étendre à "babiller", puis à "bavarder", et enfin à "parler un langage spécial". Il s'agit selon nous d'un verbe de formation purement onomatopéique.

Un exemple de représentation conventionnelle de la parole - intéressant parce que pas de formation récente — nous sera fourni par la famille blabla, blablabla, blablater. Ces termes reposent sur un radical bla- très vraisemblablement onomatopéique. On le retrouve dans blatérer et déblatérer, issus du latin blaterare. Outre "blatérer, coasser", ce dernier signifiait "babiller, bavarder", le bas-latin n'ayant, semble-t-il, conservé que le sens de "blatérer". Deblaterare n'avait en latin que le sens "parler pour ne rien dire", et son homologue français n'est attesté qu'à partir du XVIIIe. Notons enfin une parenté possible avec l'angl. to blab, et surtout l'interjection Bla(h)- également avec le latin balbus.

En français contemporain, cette famille atteste plusieurs valeurs sémantiques,
à savoir:

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a) Une fonction onomatopéique, sous deux formes:

1) Le cri du chameau, emploi rare mais attesté:

- Les chameaux crient leur blabla caractéristique, les chevaux hennissent ... (R. Grousset,
L'épopée des croisades, chap. 5)41.

2) Une représentation de la parole en général, principalement dans le domaine de la bande dessinée. Les personnages de bande dessinée dont on veut faire savoir qu'ils parlent entre eux font Blablablabla ... Le verbe blablater a entre autres sens celui de parler. Dans une bande dessinée non récente, un shérif prônant l'auto-défense face à des desperados se voyait rétorquer par la population: "... C'est facile de blablater shérif, mais ce sont les coyotes les plus coriaces du pays ...", attestation dans laquelle C'est facile de blablater se paraphrase sans problème par C'est facile de parler, C'est facile à dire. Ou encore:

- ... J'ai l'impression de blablater tout seul ... (San Antonio, Tout le plaisir est pour
moi, p. 54).

Enfin, le substantif un blabla a pris le sens de "parole, discours, topo" comme
dans // nous a préparé un court blabla de présentation, ou encore:

- ... C'est Zaza qui lui donne la réplique. Au milieu du blabla, je perçois un soupir ...
(San Antonio, Le loup habillé en grand-mère, p. 191).

b) Une fonction signifiante: Blabla! ainsi que un blabla ont un usage péjoratifoù ils désignent un discours trop abondant ou vide de sens. Remarquons qu'en revanche Blablabla! et blablater ne réfèrent qu'à un discours vide de sens (Tout ça, c'est du blablabla). Enfin, on ne dirait pas, avec un sens purement descriptif, // nous a préparé un court blablabla de présentation. Cette divergence de blablabla d'avec blabla est conforme à une observation que nous avons souvent faite: la réduplication d'un radical onomatopéique va toujours dans le sens d'une spécialisation sémantique. Enfin, l'expression Blabla, blabla commenceà se rencontrer au sens de etc., peut-être sous l'influence de l'anglais Blah-blah dont c'est un emploi fréquent. Du point de vue de la délocutivité, le manque de recul diachronique rend difficile de trancher. Il y a un verbe blablater "parler" à valeur onomatopéique, et un autre "parler pour ne rien dire" à valeur péjorative, le premier semblant plus tardif que le second, et peut-être dû à une désémantisation. Il existe d'ailleurs des formations analogues: glacé, glagla, glaglater, gâteux, gaga, gagater; glousser, glouglou, glouglouter. Remarquons en outre que le substantif dérivé de l'onomatopée n'existe pas nécessairement: on a un vieux gaga, mais on n'a pas un glagla. Il semble donc



41: Cette attestation m'a été signalée par B. Fradin (Paris VIII).

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que la formation des verbes de ce paradigme se fasse directement sur la forme onomatopéique (ou interjective) de base. Dernière remarque: la formation d'onomatopées ou d'interjections par redoublement d'un radical signifiant est un procédé très productif: gratter, grat-grat; toquer, toc-toc; pisser, pipi; angl. to knock, knock-knock; to sob, sob-sob; to smack, smack-smack.

Nous proposerons donc la filiation suivante: à partir de blatérer (ou de sa variante blatir) — sans doute d'origine onomatopéique, on a formé (ou reformé) une onomatopée représentative du cri du chameau, blabla; puis deux interjections Blabla! et Blablabla!, la seconde se spécialisant dans la critique de discours vides de sens. Cette formation à vocation péjorative a sans doute été facilitée par l'existence de déblatérer. La formation du verbe correspondant n'exigeant apparemment pas l'existence préalable du substantif, blablater "parler à tort et à travers" serait alors délocutif lexical (synchronique) de l'interjection Blabla!. Délocutifs aussi les deux substantifs correspondants un blabla et un blablabla; moins marqués péjorativement que un blablabla — parce que sémantiquement moins spécialisés, un blabla et blablater ont acquis récemment des valeurs purement onomatopéiques, sans doute suite à l'apparition ou à la réapparition d'une onomatopée blabla. Cette forme étant ambiguë du point de vue du sens, le verbe et le substantif ont bénéficié de cette ambiguïté. On se trouverait ainsi devant un cycle complet, à savoir: bla- (rad. onom.) -> blatérer, blatir (val. onom.) -> Blabla!, Blablabla!, un blabla, un blablabla, blablater (val. sign.) -*¦ un blabla, blablater (val. onom.). Bien entendu, le caractère récent du phénomène fait qu'il s'agit là d'hypothèses plausibles, mais non assurées.

Il existe bien d'autres façons en langue de représenter le langage d'autrui. En particulier, il est fréquent qu'une langue étrangère soit qualifiée par emprunt d'un mot à cette langue. L'espagnol algarabïa pose à ce propos un problème étymologique délicat. Il a d'abord signifié "langue arabe" (fin XIIIe s.), puis "charabia" (v. 1540), enfin "vociférations, tumulte", sens qu'il a conservé dans la langue moderne. Le catalan algarabia a sensiblement suivi le même chemin. Le portugais algaravia également, mais aujourd'hui caduc, a été remplacé par algaraviada. La syllabe al- dénonce à coup sûr une origine arabe de ce vocable — parmi beaucoup d'autres. Là réside le problème. Il est en effet tentant d'y voir l'arabe afarabîya: Corominas note cependant à ce propos que la transcription du c arabe par le phonème roman g est rare et pose problème. Tout en maintenantl'étymologie ci-dessus il postule une influence de l'adjectif garbî "de l'ouest", les Arabes d'Orient appelant al carabîya garbîya l'arabe parlé en Espagne.W. T. Elwert va plus loin: pour lui, la valeur "charabia" est la valeur initiale de algarabia. L'arabe, étant la langue de la classe dominante et cultivée, était incompréhensible pour les classes inférieures. Pour celles-ci, le mot aurait

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été senti comme une onomatopée et pourvu d'un sens péjoratif, conséquence de ce que la dénomination al arbîya garbîya impliquait une nuance péjorative de la part des Arabes d'Orient. La transcription de par g serait une contaminationde

Malheureusement, les thèses de Elwert relèvent plus de la pétition de principe que de l'argumentation raisonnée, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il nous paraît méthodologiquement inacceptable, lorsqu'un sens S1 d'un mot est attesté postérieurement à un sens S, de postuler que S' a en fait existé antérieurement à S, sans autre motivation que de sauver une hypothèse. D'autant plus que les textes ne manquent pas pour l'époque concernée. Car à ce compte, toute considération étymologique fondée sur l'étude d'attestations — et comment pourraitil en être autrement — est rigoureusement illusoire et donc à proscrire. Examinons cependant les arguments de Elwert. Remarquons que tout d'abord, un grand nombre de termes arabes passés à l'espagnol ont d'abord eu un sens "neutre" avant d'acquérir une valeur péjorative (généralement après la "Reconquista"). Algarada a d'abord signifié "troupe à cheval", puis "tumulte, brouhaha" (algara "incursion en pays ennemi"); zambra a signifié successivement "orchestre maure" (zamr "instruments musicaux"), "fête maure", et enfm "vacarme",... etc. Par ailleurs, que l'arabe ait été la langue de la classe dominante des envahisseurs, et une langue de culture, certes. De là à en conclure qu'elle était incomprise des classes inférieures, c'est accorder beaucoup de crédit à une imagerie d'Epinal qui veut que l'Espagne médiévale ait vu s'affronter deux ethnies irréductibles à tous points de vue. Tant sur le plan des coutumes que linguistique ou culturel, les influences réciproques ont été la règle, et langue et civilisation arabes n'y ont pas joué un moindre rôle. Le bilinguisme roman/ arabe était chose fréquente (les mozárabes); certains Arabes ne parlaient que le roman, alors que certains Espagnols ne s'exprimaient qu'en arabe. Il faudrait donc admettre que ces classes inférieures, pour qui l'arabe n'était qu'une suite, d'onomatopées, aient été capables de lui emprunter quelques milliers de vocables, avec leur sens exact, une transcription phonologique cohérente, vocables relatifs à des activités qui n'étaient pas toutes - il s'en faut — exercées par les classes supérieures. D'autre part, leur ignorance de l'arabe, qui leur faisait percevoir al carabîya comme une onomatopée, ne les aurait pas empêchés de distinguer l'arabe d'Orient de celui de l'Occident, puis de repérer et d'emprunter la dénomination al carabîya garbîya du second par le premier. Par ailleurs si un tel emprunt avait effectivement eu lieu comme le dit Elwert, il aurait eu d'entrée un sens péjoratif, et il est alors peu probable que les Arabes d'Espagne aient retenu ce terme pour désigner leur propre langue.

L'étymologie de algarabía est donc à chercher ailleurs. Il s'agit certes d'un empruntàl'arabe,
mais d'un emprunt romanisé, et par des gens qui en connaissaient

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parfaitement le sens. N'oublions pas que, dès le Xe s., l'arabe avait réussi à
pénétrer des dialectes romans aussi au Nord que ceux des Asturies ou du Léon.
y-»
En premier lieu, quelle est l'origine du terme? L'étymologie al arabîya est
problématique: al arabi a été correctement transcrit alárabe, alarbe, et a signifié
"arabe", puis "homme inculte et grossier". Il semble donc que al cgarabîya
ait été formé sur le schéma consonantique g-r-b, d'où deux possibilités: Ou
bien il s'agit de garîb "étrange, étranger", ou bien de garbi "occidental", les
deux mots étant apparentés à garab "partir au loin, se coucher (le soleil)".
L'étymologie par garîb se heurte au problème du a de algarabía, d'autant plus
que al garîb a donné algarive "étranger", correctement transcrit. L'hypothèse
la moins coûteuse est donc celle d'une formation à partir degarbî "occidental".
L'agglutination de l'article indique la romanisation du terme, hypothèse que
confirme le a supplémentaire. Il s'agit certainement d'un appui vocalique,
ce qui permet de dater sinon l'emprunt, du moins sa romanisation: entre le
Xe s. et le XIIe s., période pendant laquelle le vocalisme d'appui était fréquent.
En fait algarabía "langue arabe" s'oppose à deux autres termes: àrabe "arabe
d'Orient", et aljamía, nom donné par les Arabes eux-mêmes à l'espagnol de
l'époque. Algarabía apparaît ainsi clairement comme forgé par les Espagnols
pour désigner l'arabe local. D'où le problème: quel était le sens degarbî dans
algarabiai Une première solution serait d'estimer que quoique non officielle,
la dénomination al arabîya garbîya était connue de tous, Espagnols compris.
Dans algarabía, garbi aurait le sens d'origine de "ouest". Possible, mais non
certain. Car cette hypothèse échoue à expliquer une série de faits pour le moins
bizarres. Pour désigner les Arabes d'Orient, les Espagnols disposaient du terme
sarraceno, à l'étymologie bien connue: il s'agit de l'arabe sarûq "est", qui a
donné siroco. Or pour un Espagnol, le siroco n'est pas un vent d'est, mais de
sud-est. Erreur de traduction? La rose des vents catalane comporte deux anomaliesanalogues:les
vocables garbi et sarûq ont donné en catalan garbi "vent
du sud-ouest", et xaloc "vent du sud-est", et en esp. garbino et jaloque de
même sens. Ce n'est pas un simple hasard. En catalan, à une exception près,
le mestral, on nomme les vents d'après la région d'où ils sont censés venir:
tramuntana (d'au delà des montagnes), llevant (du Levant), migjorn (du midi),
portent (du couchant). Par ailleurs, depuis le XIIIe s., le vent du sud est appelé
ábrego en espagnol, c'est-à-dire "l'africain". Garbi et xaloc sont donc à comprendrecomme"les
vents qui viennent respectivement des régions qui sont
pour les Arabes l'ouest (garbi) et l'est (sarûq)". Pour un Espagnol, l'ouest et
l'est de l'Afrique sont le sud-ouest et le sud-est. Algarabía a bien été formé
sur garbi — avec agglutination de l'article — mais en lui donnant le sens qu'il
avait par exemple en catalan. Ce mot est à lire comme: "la langue des Arabes

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qui viennent d'une région située pour nous au sud-ouest", région qu'eux-mêmes désignent sous le vocable de garbi "ouest". Deux arguments supplémentaires sont en faveur de cette analyse. Nous avons dit que le vocalisme d'appui faisait remonter ce mot àla période du Xe s. au XIIe s.: or cette période est précisémentcelledes invasions almoravide, puis almohade, venues du Maroc. Deuxième point: les Almohades devaient rapidement conquérir toute l'Afrique du Nord. Or alors que xaloc désigne sans ambiguïté le sud-est, le catalan garbi et l'espagnol garbino sont parfois confondus avec Y ábrego, le vent du sud.

Le mot français charabia ne nous réserve malheureusement pas un meilleur accueil que algarabía, et son origine a été l'objet de maintes spéculations. Il est attesté dès le XVIIIe: F. de Murât attribue au marquis de Saluées un sobriquet charabiats "émigrants auvergnats" antérieur à 1789. Chez J. Desgranges (Petit Dictionnaire du Peuple, 1821), on trouve charabia "mauvais langage des auvergnats, jargon". Le sens "auvergnat" est largement attesté, et semble être le premier. Ainsi chez Vidocq (Les mystères de Paris, 1844):

— As-tu remarqué comment ils parlent? On dirait des charabias ou des Gascons.

De façon approximative, on peut classer les étymologies proposées comme suit:

a) Emprunt à une langue étrangère: on a par exemple voulu voir dans charabia l'étymon arabe al carabîya précédent, via l'espagnol algarabía. Plusieurs arguments s'opposent à cette hypothèse. Tout d'abord le passage de algarabía à charabia serait contraire aux lois phonologiques régissant les emprunts du français à l'espagnol. Ensuite, algarabía n'a jamais désigné une population, mais d'abord une langue, et après le XVIe s., une façon de s'exprimer. Enfin, on n'explique pas pourquoi ce sont précisément les Auvergnats que l'on a ainsi désignés, et non les Provençaux ou les Gascons.

b) Origine onomatopéique: il s'agirait d'un dérivé du provençal charrà "parler, bavarder", lui-même issu d'un radical onomatopéique tsarr- représentatif d'un tumulte, la finale -bia exprimant l'idée d'un bafouillis. A l'appui de cette thèse, on trouve dans Lou Trésor dou Felibrige les vocables charabiat, sarabia "marché aux chevaux, maquignonnage", que Mistral tient pour apparentés au lyonnais charabarat de même sens. Certes le français charade montre que le radical tsarr-, largement attesté dans les langues romanes, a pu être emprunté au provençal. Mais cette finale "onomatopéique" -bia est bien mystérieuse, surtout agrémentée d'un t, et une fois encore, pourquoi aller chercher un mot provençal pour désigner les Auvergnats et eux seuls?

c) Expression utilisée par les Auvergnats eux-mêmes: c'est ainsi que l'on a cru voir dans charabia une déformation de la formule de politesse "Serrez bien", sous la forme Charra bian, l'initiale en ch- ayant été conçue sur le modèle de fouchtra et mouchu. Egalement un emprunt à l'auvergnat choraba "bousier",

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par allusion au métier de charbonnier fréquemment exercé par les Auvergnats émigrés à Paris. On ne peut guère réfuter de telles hypothèses, puisqu'elles ne reposent sur aucun fondement discernable. En fait, à ce jeu de la devinette, la simple consultation d'un dictionnaire d'occitan en fournit bien d'autres tout aussi plausibles, mais aussi peu convaincantes. Toutes nous paraissent présenter la même faiblesse: elles ne visent qu'à restaurer une certaine plausibilitélinguistique, indépendamment du contexte socio-historique ayant suscité la formation de l'anthroponyme.

C'est à partir de cette remarque que nous voudrions proposer une autre étymologie pour charabia. L'émigration auvergnate à Paris remonte au XVIe s. pour le moins. Les émigrés auvergnats y exerçaient principalement deux professions42. La première, qui existe toujours, consistait à livrer du charbon à domicile. D'où leur nom de charbougnats, abrégé en bougnats, du mot charbounia "charbonnier" propre aux dialectes limousin et auvergnat. La seconde profession était celle de chiffonnier, au sens large du terme. Non seulement ils récupéraient les souquenilles, mais de plus, armés d'un crochet, ils "faisaient les poubelles". Ce point important nous livre deux possibilités pour charabia. En limousin en effet, charpà, charpià (nombreuses variantes), signifie "déchirer, peigner le lin, l'étoupe" (cf. fr. charpie). Selon cette hypothèse, les charabiats seraient les "déchireurs", analogues de nos modernes "chiftirs". Il y a d'ailleurs un parallèle: les colporteurs spécialisés dans la récupération de "pièces détachées" provenant d'épaves s'appelaient "déchireurs de bateaux". Autre hypothèse, proche de la précédente car les deux familles sont apparentées: charabia viendrait d'un étymon occitan (es)charrapia "griffer, gratter, égratigner", encore attesté en gascon et en béarnais, et sous des formes proches dans les autres dialectes. Les charabiats seraient alors des "crocheteurs", mot français qui n'a pu leur être appliqué puisqu'il désignait déjà les portefaix faisant usage d'un crochet.

Charabia s'est d'abord dit des Auvergnats eux-mêmes, puis de leur façon de parler, et a fini par désigner tout parler incompréhensible et considéré comme corrompu. Si notre hypothèse d'un charabia de formation parallèle à charbougnat est exacte, et si de plus - comme il semble - ce mot a simplement servi à désigner les Auvergnats, il n'y a pas lieu de faire l'hypothèse d'une délocutivité (lexicale). La valeur péjorative serait apparue après coup, sans avoir joué de rôle dans la formation du mot.

Baragouin et baragouiner sont deux autres termes désignant une façon de
parler incompréhensible. Très ancien, baragouin apparaît d'abord comme un



42: Cf. Massin.

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substantif signifiant à peu près "étranger, barbare". Du Cange (s.v. barginna), cite le texte suivant (1391): "... Les quelx appelèrent l'exposant sanglant barragouyn; icelluy leur dist: beaux seigneurs, je ne suis point barragouyn, mais aussi bon chrétien, d'aussi bonnes gens et aussi bon françois que vous estes ...". Cette attestation nous fournit le sens de baragouin en quelque sorte par la négative: un bon chrétien, de bonne lignée et bon français n'est pas un barragouyn. Elle nous fournit de plus l'insulte Sanglant barragouyn.' (sanglant "cruel, détestable"; appeler "interpeller"). Le sens de baragouin a par la suite évolué selon deux directions. Il a désigné d'une part une langue incompréhensible ou étrangère (Rabelais, Pant. IX); ainsi que celui qui la parle - l'étranger (Rabelais, Pant. II; Montaigne, 11, 119). D'autre part, la langue incorrecte, le jargon (Du Bellay, Œuvres, V, 113); Guill. des Autels, Mitistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon), ou celui qui parle mal (Guill. Bouchet, 35° Serée, V, 84; E. Pasquier, Lettres, V, 84). Le sens "jargon incompréhensible" a seul subsisté de nos jours. Bien que combattue, l'origine bretonne bara gwin "du pain et du vin" reste très vraisemblable. Dauzat (in Festschrift fur Ernst Tappola, 1935) fournit plusieurs arguments en ce sens: le mot apparaît d'abord dans l'Ouest de la France, puis se généralise après le rattachement de la Bretagne à la France; en 1391, il est appliqué àun habitant de la Guyenne par un habitant du Loiret; enfin, Dauzat note l'abondance en Loire-Inférieure du nom de Painvin.Aquoi on peut ajouter que, malgré une christianisation précoce, de nombreuxritesdruidiques ont subsisté pendant longtemps en Bretagne, ce qui devait rendre cette région fort suspecte aux yeux de l'Eglise. Que les Bretons ont eu très tôt mauvaise presse: en ancien français, brete "bretonne" a aussi signifié "sotte" (cf. la bande dessinée Bécassine), et bretonner "bredouiller". Il s'agit donc à l'origine d'un sobriquet désignant les Bretons: ils étaient sots, vaguement hérétiques, et parlaient une langue incompréhensible. L'insulte a donc été formée par délocutivité formulaire à partir de l'usage dérisoire d'une expression bretonne courante. Le passage à "jargon" s'est ensuite opéré selon une loi sémantique banale. Pour baragouin, le sens "étranger", "qui parle une langue étrangère" semble plus tardif, et donc dérivé d'une valeur initiale péjorative. Sur ce mot a été formé le verbe baragouiner, aujourd'hui "parler de façon très imparfaite". D'abord attesté sous forme d'infinitif substantivé (H. Estienne, Dial, du lang. fr. ital, 1578) avec le sens de "parler incorrect", le verbe signifie "parler d'une manière incorrecte* (Montaigne, 11, § 12, 1580), "prononcer indistinctement" (Furetière, Roman bourgeois, p. 324, 1666), "parler une langue étrangère" (Cotgrave, 1611). Baragouiner "parler mal" semble ainsi contemporain de baragouin "langage incorrect", "celui qui parle un tel langage". Le problème est alors de savoir si baragouiner en ce sens est dénominatif du

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substantif baragouin ou délocutif lexical de l'insulte Baragouin!. Est-ce "parler
comme un baragouin" (cf. parler comme un cochon) ou "parler d'une façon
qui autoriserait la qualification de Baragouinn

L'hypothèse dénominative ne manque pas d'arguments. D'une part, elle explique sans coup férir les deux sens du verbe: l'évolution sémantique de ce dernier a suivi celle du substantif sur lequel il était formé. Par ailleurs, le couple baragouin ¡baragouiner apparaît dans cette optique comme l'analogue du couple breton¡brétonner qui a pu lui servir de modèle. Thèse qui se heurte cependant à quelques objections. D'une part, l'analogie avec le couple breton/bre tonner suppose que ce verbe soit lui aussi dénominatif, et de Breton. Or brete, puis breton ont signifié "sot", et non "qui parle mal": une filiation dénominative ne rend donc pas compte du sens de bretonner, ce que fait mieux filiation délocutive. Bretonner, c'est parler comme quelqu'un qui s'attirerait le commentaire méprisant de Breton!43. Par ailleurs, le passage de "parler mal" à "parler une langue étrangère" a pu aussi bien se faire à partir d'une formation délocutive, par une loi sémantique banale. De plus, baragouiner n'a jamais signifié "se comporter comme un baragouin", et si donc le verbe est dénominatif, il l'est uniquement sur la base du sens "langage incorrect". Baragouiner, c'est parler baragouin, sur le modèle jargon/jargonner. L'interprétation des vers suivants d'une chanson (Villemarqué, Dict. de bas-breton, p. XL), fait alors problème: "... Baragouinez, guas ("vassal") de Basse-Bretagne, baragouinez guas, tant qu'il vous plaira ...". Or l'auteur breton de cette chanson ne conseille pas à ses compatriotes de parler mal, encore moins de parler "baragouin". Le breton n'est pas un baragouin pour un autochtone. Il leur conseille bien au contraire l'usage à outrance du breton, interprétation qu'une filiation dénominative échoue à rendre. L'hypothèse délocutive y parvient en revanche mieux. A partir d'un usage interjectif Baragouin! "Quel jargon!", a été formé baragouiner "parler une langue telle ou d'une façon telle qu'elle fasse dire Baragouinr. Les vers ci-dessus signifient alors "Parlez donc autant qu'il vous plaira cette langue (le breton) qui fait dire aux autres Baragouin!".

La scolastique a souvent été perçue comme l'art de la discussion vaine et pédante. De cette image négative nous sont restés quelques vocables, en particulier le verbe ergoter "chicaner", dont l'origine pose le problème de l'influence d'une famille lexicale sur une autre, par le jeu de ressemblance formelle.

Le substantif ergo est attesté, avec de nombreuses variantes orthographiques,dès
le XIIIe s. (G. de Coincy, Œuvres, vers 1220), au sens de "argument



43: On voit la différence avec d'autres verbes de formation analogue, par exemple patoiser, qui signifie "parler ou utiliser un patois", et n'est pas nécessairement péjoratif.

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sophistique", sens assuré par l'existence de nombreux dérivés: ergotis "chicane théorique", ergoterie "chicane". Le verbe apparaît à la même époque — et dans le même texte, avec l'orthographe argoter, et le sens "tromper par des arguties" :

Ils apprennent, par Saint Gilè, Tant de barat et tant de guile, Et de quare et d'argo tant Que le monde vont tout argotant

Ce texte est précieux à plus d'un titre. D'une part, le parallèle avec quare montre qu'il s'agit bien du latin ergo, malgré l'orthographe argo, et que argoter est bien dérivé de ergo. Que par ailleurs, argoter n'était déjà plus clairement rattachéà argo, puisqu'ils apparaissent dans deux vers consécutifs. L'origine latine du substantif, déjà soutenue par Furetière (et d'autres), est donc très vraisemblable.Le sens convient parfaitement: il s'agit bien à l'origine d'une chicane théorique. D'autre part, il est fréquemment associé à d'autres termes latins utrum et quare (par exemple Marot, I, 276). Remarquons que ce substantif est tiré non pas de la locution latine, mais d'un usage particulier de cette locution.Un ergo(t) n'est pas une conclusion en général. C'est le type de conclusion, jugée fallacieuse par d'autres, que tiraient les scolastiques et qu'ils introduisaientpar ergo. D'où le sens péjoratif qu'a toujours eu ce substantif, et qui vient selon nous de ce qu'il est délocutif lexical de cet emploi particulier de ergo. Voici d'ailleurs un passage de Regnard (Ménechm, I, 5), qui combine à la fois l'usage scolastique de ergo, et un usage quasi exclamatif du substantif; il montre comment la qualification particulière du premier a pu servir de base à la formation du second: "... Et je raisonne ainsi: j'en ai cinquante et passe. Vous êtes mon aînée: ergo dans un seul mot, vous voyez si j'ai tort. — Votre ergo n'est qu'un sot ...". Le verbe ergoter pose une fois de plus le problème de savoir s'il est dénominatif de ergo substantif, ou de ergo locution à sens ironique, comme dans ergo gluc. Ce verbe peut être rattaché à trois familles de l'ancien français, à savoir celle de ergot (du coq), de arguer "quereller, blâmer, faire le sophiste", et enfin de hargoter "quereller". Les trois familles sont probablement de même origine: Guiraud44 les fait dériver du germanique hara déjà cité. La forme primitive de ergot est argoz "éperons"; l'ancien français possédait par ailleurs herigote "ergot, éperon". Hargoter est également attesté avec les graphies harigoter et erigoter, et l'on trouve un verbe haligoter "mettre en lambeaux". Enfin, le sens primitif de arguer est "presser, aiguillonner, talonner",d'abord au sens matériel, puis moral. Du Cange (s.v. argutió) faisait



44: Dictionnaire des étymologies obscures.

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déjà le rapprochement entre argu-, hargoter et ergoter: "argu ... inde etiam hargoter, argutari, disceptare, vulgo ergoter ...". Or une étude plus fine montre que ce rapprochement est sans doute abusif. Le verbe ergoter qui nous occupe a toujours signifié "user d'arguments fallacieux", et on ne voit guère comment le rattacher à ergot, en l'absence totale d'attestations intermédiaires. En outre, les sens de arguer et ergoter sont clairement dissociés dans l'exemple ci-après:

"II est par Dieu, sophiste argut, ergoté et naïf ...". (Rabelais, 111, 2)

Enfin, malgré la graphie de l'exemple de Coincy ci-dessus (var. hargotani), le sens "tromper par des arguties, embobiner" n'a guère de rapport avec hargoter "quereller, secouer". Ergoter est donc à considérer comme appartenant à une famille distincte des précédentes, ce qui n'empêche pas qu'il a pu, et peut-être même dû y avoir des influences, ce qui expliquerait les graphies hésitantes4s. Il nous reste maintenant à tenter de déterminer si ergoter est dénominatif ou délocutif. L'hypothèse délocutive se heurte en particulier au -t qui apparaît parfois dans la graphie de ergo substantif, ainsi que dans le verbe. Alors que sur halo l'ancien français a formé haloer "poursuivre en criant", et non haloter. La dérivation dénominative semble en outre rendre compte sans problème du sens de ergoter et de ses dérivés. Remarquons que tout d'abord, le -t a pu apparaître sous l'influence de la famille de hargoter: on trouve également la graphie sans -t. De plus, la filiation avec ergo locution était connue: "... Qui diroit ainsi, Frère Panigarolle n'est pas un éléphant, ergo, il n'est pas un animal, cestuy-lâ ne serait pas un bon ergotiseur ..." (Ph. de Marnix, Differ. de la Rei., I, IV, 16). Certes ergo{t) substantif a souvent eu un sens péjoratif de "mauvais argument", mais il a eu aussi le sens neutre de "argument, raisonnement". Le dérivé ergoté signifie "qui n'est pas en reste d'arguments", tout comme argumenté. Si donc ergoter était un simple dénominatif de ergo(t), on expliqueraità la rigueur le sens "chicaner", mais ni le sens ancien "tromper par des arguties", ni que le sens "raisonner, argumenter" soit absent pour ce verbe. On y parvient mieux dans une optique délocutive. Rappelons en effet qu'un délocutif lexical est la lexicalisation d'un usage spécifique, local, d'un terme ou d'une expression. Dans la pratique scolastique, ergo servait à introduire une conclusion. D'où le sens général "argument, raisonnement". De certains usages abusifs de ergo, on a tiré, par délocutivité lexicale, ergo "mauvais argument".Remarquons à ce propos que le sens "argument" a subsisté assez longtemps: on trouve un ergo sophistique chez Régnier (Sat. X). Non plus sur la nature de l'argument, mais cette fois sur la nature de l'intention présidant



45: II est bien connu que certaines graphies sont dues à de fausses étymologies: ainsi poids.

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à l'emploi de ergo, a été formé le verbe délocutif ergoter "tromper par des arguties", d'où les sens plus tardifs "chicaner, discuter". Signalons enfin que Ménage, approuvé par Diez, soutient l'hypothèse d'un ergoter dérivé de ergo, pour la raison, dit-il, que ce mot (ergo) revenait sans cesse dans les disputes scolastiques. On s'étonnera peut-être qu'une même locution puisse donner plusieurs dérivés locutifs de sens différents. Dans la mesure où un délocutif est formé sur un usage local d'une locution, on conçoit qu'à plusieurs usages locaux puissent éventuellement correspondre plusieurs délocutifs de sens différents.Ainsi sur le mot yes, l'anglais a formé to yes "acquiescer" (peu usité), a yes-man "un béni-oui-oui", et ayes-girl "une Marie couche-toi là", tous trois délocutifs et provenant de trois valeurs énonciatives différentes de yes.

Dernière dénomination d'une façon de parler: le mot galimatias "discours
très confus", dont l'étymologie adonné lieu à maintes spéculations. Beaucoup
semblent sans fondement, et nous n'en retiendrons que deux:

La première fait provenir galimatias du bas-latin ballematia "danse", "chansons obscènes" (Isid., 3.22.11), ce qui l'apparente à ballistia "chants accompagnant la danse", et plus lointainement au grec (3aM.£.Ç(i> commenté par Chantraine (Dict. Etym.) comme n'évoquant pas une danse, mais plutôt une fête bruyante, d'un carnaval où on se lance des quolibets, où on se bombarde. Une telle explication convient pour le sens, mais pose certains problèmes. Le mot apparaît pour la première fois chez Montaigne (Essais, I, XXV, p. 138) avec la graphie galimathias. Le h fait problème, ainsi que le g initial, d'autant plus que l'ancien français connaît ballement "action de danser".

La seconde étymologie est celle de Elwert qui, se fondant sur une explication de Sainéan, propose la solution suivante : dans la première attestation de Montaigne jargon de galimathias, le sens de jargon "langue incompréhensible", habituel au XVIe s., interdit de donner le même sens à galimathias. Elwert suggère d'interpréter galimathias comme un adjectif ethnique signifiant "habitant de Galimathie". La Galimathie serait un pays lointain imaginaire, dont l'existence est attestée par le provençal Galimatié, le béarnais Galimachie, déformation "évidente" de Arimathie, à partir de Joseph ab Arimathia. La terminaison -as est en effet en occitan un suffixe ethnique, entre autres. On serait ensuite passé de jargon de galimathias i galimatias par un procédé rhétorique banal. Il nous semble cependant que les thèses de Elwert résistent mal à un examen détaillé. Remarquons tout d'abord que le suffixe ethnique gascon est -es et non -as, et que de toute façon, Galimachie aurait donné galimachou. L'existence en gascon de galimatias au sens français montre que Montaigne n'a fait qu'utiliser un mot dont il n'est pas créateur, et attesté avec cette même graphie dans tout le domaine occitan. Le h fait donc problème. Par ailleurs, l'origine Joseph ab

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Añmathia demande à être étayée: d'autant plus qu'elle comporte un h dont il faudrait supposer qu'il a disparu en occitan pour réapparaître en français. Dernier point: l'expression jargon de galimathias ne peut être correctement interprétée que replacée dans son contexte exact, ce que ne semble pas avoir fait Elwert: "... J'ay vu chez moy un mien ami, par manière de passe-temps, ayant affaire à un de ceux-cy, contrefaire un jargon de galimathias, propos sans suite, tissu de pièces rapportées ...". Or on ne contrefait pas une langue, mais une façon de parler: c'est le sens qu'a ici jargon, et qu'il avait d'ailleurs parallèlement à celui de "langue incompréhensible": "... Tessè avait le jargon des femmes, assez celui du courtisan ..." (Saint-Simon, 116.11). On le trouve d'ailleurs avec pratiquement le sens de "discours" chez Montaigne lui-même: "... le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophétique ..." (Montaigne,Essais, I.XI, p. 45). Il s'agit ici de la façon de parler peu claire propre aux discours prophétiques. D'une façon générale, jargon a désigné toute forme de discours dépourvu de contenu, ou jugé tel: en particulier, mais pas seulement, un discours en langue étrangère. Passons à galimathias. Si ce mot a pu signifier "discours confus", il s'en faut que c'ait été son seul sens. Dans: "... Le cardinal, après une douzaine de galimatias qui se contredisaient les uns les autres, conclut à se donner encore du temps ..." (Retz, 11.126), galimatias ne signifie pas .discoursconfus" "phrases ou expressions obscures". Vaugelas (p. 103) qualifie l'expression à la mode s'immoler à la risée publique comme "... fort approchante de ce que l'on appelle galimatias ...". Le jargon de galimathias de Montaigne est donc à comprendre comme "discours fait de phrases embrouillées et incompréhensibles",ce que confirme la glose faite par Montaigne lui-même "propos sans suite, tissu de pièces rapportées".

Pour ce qui est de l'étymologie du mot, nous voudrions reprendre en tentant de l'améliorer, une thèse déjà soutenue par Darmesteter46, et qui en fait un analogue de galimafrée "fricassée de viande". On interprète généralement galimafréecomme issu d'un croisement entre le picard mafrer "manger beaucoup" et l'ancien français galer "s'amuser, mener joyeuse vie". Nous pensons pour notre part que gali- serait plutôt à rapprocher de l'a. fr. galèe "bourbier", "sauce": on trouve, en 1393, calimafrée "sorte de sauce"47 et au XVe s., galimafrée"ragoût de diverses viandes". Or il arrive fréquemment que des termes culinaires prennent un sens abstrait: ainsi liant, sel, salmigondis, pot-pourri,



46: Traité, p. 113.

47: Darmesteter voit dans cari-, sans justifications, un suffixe péjoratif. On comprend alors mal calimafrée "sauce". Si cependant Darmesteter avait raison, galimatias aurait signifié à l'origine "mauvais manger", et serait proche de pot-pourri.

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plat de résistance, hors-d'œuvre, salade,... etc. Ce passage du concret à l'abstrait semble bien s'être produit pour galimafrée si l'on en croit l'attestation suivante: "... Quelques diversités d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade: de mesme, sous la considération des noms, je m'en vay faire ici une galimafrée de plusieurs articles..." (Montaigne, Essais, I).

Nous ferons l'hypothèse que galimatias était à l'origine le nom d'un plat,
puis a acquis un sens abstrait qui a seul subsisté. Plusieurs arguments viennent
à l'appui de cette thèse:

a) Comme le note Darmesteter, les formes picardes carimaliache et carimafiache, qui ont à la fois les sens concret et abstrait de galimafrée, supposent une forme française correspondante carimafias et galimafias. Darmesteter en déduit que galimatias serait l'abstrait de galimafrée. Or l'attestation suivante montre qu'une parenté était parfois établie entre ces deux termes de cuisine: "... A tous coups, vous prenez des mots que vous n'entendez pas pour des mots de cuisine, comme une galimaphrée pour un galimatias...'" (D'Aub., Foem. 1V.16).

b) La graphie galimathias de Montaigne pourrait s'expliquer par une analogie avec la graphie galimaphrée ci-dessus. Remarquons que de toutes façons, on trouve le suffixe -mathe en ancien français, par exemple dans meute-mathe "rébellion", à l'origine de l'actuel mic-mac.

c) Une dernière attestation, trouvée cette fois chez Molière, montre que l'origine culinaire de galimatias n'est pas totalement dépourvue de vraisemblance. L'expression française en faire (tout) un plat "donner une importance exagérée à quelque chose" est d'origine culinaire. Si nous pouvions trouver un emploi de galimatias analogue à celui de plat tant par la forme que par le sens, nous aurions du même coup un argument supplémentaire en faveur de notre analyse. Or tel est bien le cas. Se plaignant auprès d'Anselme de ce que Valére projette de "prendre son argent et suborner sa fille", Harpagon s'entend répliquer par Valére (Molière, L'avare, V.5): "Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias?".

5. Animal quem vocamus hominem

On a comparé de tout temps certaines activités humaines - en particulier langagières - à des comportements animaux, qui servaient ainsi à les caractériser. Par exemple, le verbe aboyer décrit le cri du chien, mais peut aussi stigmatiser une façon de commander:'aboyer un ordre. Glousser se dit du dindon, mais également d'une sorte de rire. Il y en a bien d'autres: ronronner, rugir, mugir, glapir, bêler, cancaner, ... etc. A partir de verbes onomatopéiques s'est ainsi formée une autre classe sémantique de verbes, propres à qualifier tel ou tel aspect langagier.

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Nous nous proposons d'examiner le problème du passage d'une forme verbale V, dont le sens est une représentation onomatopéique du cri d'un animal, à la même forme V, mais dont le sens caractérise cette fois un aspect langagier. On peut entre autres se poser la question des critères permettant de décider s'il faut ou non considérer que l'on a deux verbes. C'est-à-dire si la métaphore faisant passer d'un sens à l'autre n'est que contextuelle ou si elle s'est au contraire cristallisée. Soit donc V une forme verbale dont la valeur lexicale Si est descriptive d'un cri d'animal. Supposons maintenant que dans certains énoncés, les occurrences de V aient non pas le sens de S\, mais un sens S7 qualifiant un comportement langagier. Nous proposerons trois critères permettant selon nous de décider s'il y a un seul verbe (V, Si) susceptible, dans certains contextes et au prix d'une métaphore, d'exprimer le sens S 2 ; ou bien deux verbes distincts (V, Si) et (V, S2), le second provenant d'une cristallisation de certains usages métaphoriques du premier.

a) En + gérondif

La construction en + gérondif est susceptible d'avoir (au moins) quatre valeurs en français: un sens temporel, comme dans // a bougé en dormant ("pendant son sommeil"); un sens instrumental, ainsi // y est arrivé en travaillant ("par le travail"); un sens causal plus rare: La rivière a débordé en inondant les berges ("inondant les berges de ce fait"); enfin, un sens évaluatif, comme dans// a dit en riant que ... ("son dire était un rire"). C'est cette dernière valeur seule que nous considérerons. Si (V, Sl) est susceptible d'acquérir une valeur métaphorique S2, la construction en + V-ant — avec valeur évaluative de en — n'est possible que si la métaphore qui fait passer de (V, Si) à. (V, S 2) est lexicalisée (on a donc deux verbes). Voici un exemple: les verbes aboyer et hurler désignent tous deux des cris d'animaux, et peuvent également qualifier un comportement langagier:

- Le sergent aboya un ordre destiné aux bidasses présents.
- Le sergent hurla un ordre destiné aux bidasses présents.
- Garde-à-vous, aboya le sergent.
- Garde-à-vous, hurla le sergent.

Pourtant, seul hurler a complètement cristallisé la métaphore:

- *Le sergent donna en aboyant des ordres aux bidasses présents.
- Le sergent donna en hurlant des ordres aux bidasses présents.

Autre exemple: ronronner s'applique parfois aux humains pour caractériser
l'expression de contentement, et glousser pour la joie:

- Lorsqu'elle vit le cadeau, elle ronronna de satisfaction.
- Lorsqu'elle vit le cadeau, elle gloussa de joie.

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— *Oh, ce que c'est beau, dit-elle en ronronnant de satisfaction.
- Ah, ah, ah, dit-elle en gloussant dejoie.

On voit ainsi apparaître une différence entre les deux verbes: seul glousser
a intégré lexicalement la métaphore à l'origine de son second sens.

b) Possibilité d'un complément d'objet direct

Les verbes formés sur des onomatopées ou des interjections possèdent la curieuse propriété suivante: il semble que dans un premier stade de leur évolution, ils ne peuvent prendre d'objet direct. On comprend pourquoi: de tels verbes servent à prédiquer par comparaison avec une onomatopée ou une interjection qui tient lieu d'objet direct du moins dans un premier temps. Dans claquer, verbe onomatopéique, c'est l'onomatopée Clac! qui joue le rôle d'objet direct. La notion à'objet interne, si elle était opératoire, serait sans doute pertinente ici. On peut donc prévoir que si l'évolution d'un verbe onomatopéique se fait par le biais d'une métaphore, la possibilité d'un complément d'objet sera un indice certain du figement de la métaphore.

Une première étape dans l'évolution des verbes onomatopéiques est la possibilité d'un sujet animé. Reprenons notre exemple de claquer. En fonction onomatopéique, il n'admet pas de complément d'objet: on peut dire La porte claque, beaucoup plus difficilement Le courant d'air claque les portes. Il faut avoir recours à une pseudo-passivation en faire qui restitue à portes son statut de sujet: Le courant d'air fait claquerles portes. En revanche, avec un sujet animé, il n'y a plus de problème: Pierre ne peut pas fermer une porte sans la claquer. Remarquons qu'un tel emploi fait apparaître un changement dans le sémantisme de claquer. C'est toujours la porte qui est l'origine physique du bruit Clac!, comme dans Lût porte claque; mais il est en outre fait mention de l'origine du phénomène, Pierre en l'occurrence, comme dans Pierre fait claquer les portes. Remarquons en outre que ce passage d'un sens S à un sens faire que S n'est pas systématique, et correspond donc bien à une évolution sémantique: on peut dire Le chat ronronne, mais non Pierre ronronne le chat au sens de "fait ronronner". Exemple qui confirme que ronronner n'a pas encore lexicalisé sa métaphore. Aboyer est plus avancé en la matière, puisque l'on a l'expression aboyer des ordres.

c) Les nominalisations

Pour les verbes décrivant des cris d'animaux comme pour les autres verbes, le français possède une série de suffixes à fonction nominalisante. Ainsi ronronnement,caquètement, brairement, sont régulièrement formés sur les verbes correspondants. Si le verbe V de base a un sens onomatopéique S\ et un sens métaphorique S2, il peut se faire que les dérivés nominaux concernent également

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les deux sens. On a ainsi deux substantifs (TV, Si) et (TV, S2). Que peut-on en conclure pour (V, Si) et (V, 52)7 Figement de la métaphore ou non? Le problèmen'est pas simple, car deux cas de figure sont en fait possibles. Dans un premier cas, la même métaphore qui a fait passer de (V, Si) à (V, S2) a fait passer de (TV, .S^) à (TV, S2). Mais on ne peut rien en déduire pour ce qui est des verbes: la métaphore apuse cristalliser en (TV, S2) sans pour autant se cristalliser en (V, S2). Le verbe glapir nous en fournira un exemple. Outre le cri du renard, glapir décrit une certaine façon de s'exclamer, généralement en signe de désaccord.Le dérivé nominal glapissement présente la même ambiguïté: LouisPergaud parle de "... glapissement enroué des renards ...", Paul Bourget des "... glapissementsde haine contre l'ordre social ...". Or si le second sens du nominal paraît figé, il n'en est pas de même pour le verbe, ce que montre le test en + gérondif:

- C'est une honte, hurla-t-il.

- C'est une honte, glapit-il.

- C'est une honte, interrompit-il en hurlant.

- *C'est une honte, interrompit-il en glapissant

Le second cas est celui où (V, S2) est directement dérivé de (V, S2). Son existence implique alors le figement de la métaphore dans (F, iS"2), selon le principe général suivant: ne sont invariantes dans les transformations morphologiques (et syntaxiques) que les métaphores figées. En particulier, on est assuré du figement si: ou bien (TV, Sl) n'existe pas et n'a jamais existé, seul (TV, S 2) est attesté; ou bien il ya spécialisation des dérivés nominaux: on n'a pas (TV, Si )et (TV, S2) mais (Ni, Si) et (TV2, S2). Le verbe gronder, avec Si - "pousser un cri sourd et prolongé", et $2 = "réprimander" illustre le second cas. Grondement ne renvoie qu'àSl!, gronderie qu'à S2. De même pour grogner: grognement peut caractériser aussi bien l'homme que l'animal, mais grognerie et grogne ne se disent que des humains. Jacasserie présente la même particularité face à l'ambiguïté de jacassement. Parmi des nominalisations possibles, signalons celles qui conduisent à des noms d'agent, ainsi jacasseur: il se dit exclusivement des humains, alors que jacasse se dit des deux genres animal et humain. A l'inverse, miauleur ne s'applique guère au genre humain.

Parmi les verbes représentant à la fois un cri animal et une activité langagière, le verbe cancaner est l'un des plus curieux. Ses deux sens Sx = "pousser son cri (le canard)" et S2 = "faire des ragots" n'ont pas de lien évident entre eux; en particulier, il est difficile de savoir si le passage s'est opéré de Si vers S2 ou l'inverse. Pour tenter de résoudre ce problème, nous rapprocherons la famille de cancan de celle de canard. Au sens de "ragot", cancan provient du latin scolastique.Quamquam "quoique", apparaissait fréquemment en tête des harangues universitaires, et a ainsi donné naissance à un substantif, orthographié quanquan

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jusqu'au XVIIIe s., puis cancan. On trouve dans Le Duchat, Add. au Dict. étymol. de Ménage, 1554, un quanquan de ceolleige, attestation la plus ancienne que nous possédions. Le mot cancan semble avoir eu trois sens: a) "harangue universitaire";b) "bruit mal à propos"; c) "ragot, bavardage malveillant". Ce dernier sens est de loin le plus récent, et tout se joue donc entre les deux premiers.Il s'agit d'expliquer en effet leur formation, et éventuellement la relation existant entre eux.

La scolastique et la religion nous ont laissé de nombreux substantifs formés à partir d'expressions et de mots latins, selon deux grands modes de dérivation sémantique. Un premier mode consiste à dénommer un objet par une expression ou un mot latins directement liés à cet objet. Ainsi un pater, un ave, un te deum, un magnificat, sont des textes liturgiques dénommés par métonymie à l'aide du premier mot du texte en question. Dans le second mode, le mot latin ne fait pas directement référence à l'objet, mais le désigne au travers d'une intention illocutoire. Ainsi le substantif imprimatur désigne la permission d'imprimer, cette même permission que l'on octroyait en portant le mot imprimatur sur le texte à l'examen. Il s'agit donc du mode de formation que nous avons appelé délocutivité lexicale. En relèvent également les substantifs affidavit, recipisse, distinguo, et le verbe ergoter analysé plus haut. Le choix pour cancan est donc entre une simple métonymie comme un pater ou une délocutivité lexicale comme l'imprimatur. Or il semble bien qu'au sens de "harangue universitaire", le mot s'écrivait exclusivement quanquam et se prononçait kwankwam; au sens de "discours hors de propos", l'orthographe usuelle, avant cancan, est quanquan, et la prononciation kankan. On est donc renvoyé à la querelle qui agita le monde scolastique du moyen-âge quant àia prononciation du mot latin quamquam. Les "anciens" défendaient la prononciation kankan, les "modernes" prêchant celle de kwankwam Un kwankwam "une harangue universitaire", est donc une simple métonymie du type de un pater. Un kankan "un discours hors de propos" a été forgé par les modernes pour se moquer de leurs adversaires. Il s'agit d'un délocutif lexical de formation analogue à celle de un ergo. Deux arguments appuient cette analyse. D'une part le sens péjoratif de cancan est le seul attesté à l'époque ancienne, ainsi: "... De quoi les baguenaudiers et les pédants firent de grands cancans..." (Suïïy,Mémoires, 1602). D'autre part, on attribue à Pierre La Ramée, dit Ramus, la prononciation malicieuse kwikwi pour quisquís et kankan pour quamquam, ce qui lui valut d'ailleurs de solides inimitiés.

Au sens de "bavarder, faire des ragots", cancaner, beaucoup plus tardif
(1823), est vraisemblablement dénominatif de cancan, de même que cancanier
"faiseur de ragots, bavard".

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L'analyse qui précède suscite immédiatement deux questions. La première est relative au passage du sens de "discours hors de propos" pour cancan à celui de "ragot". Un tel passage, s'il semble plausible, demande à être justifié néanmoins. La seconde est posée par l'apparition vers 1836 de cancan "danse inconvenante", puis cancaner "danser le cancan". D'où le problème d'une éventuelle parenté entre les deux familles, ce qui nous renvoie au champ sémantique du mot canard. Deux traits négatifs caractérisent en effet le canard en français. D'une part sa démarche claudicante, d'où marcher en canard. Notons que la qualification de la démarche par comparaison avec certains animaux est banale: le pas de Voie, se dandiner comme un ours, trotter comme une souris, faire le pied de grue, ... etc. Or on trouve vers 1808, dans la bouche d'un enfant, un cancan "un canard". Le cancan est donc une danse qui évoque la démarche des canards, d'où cancaner "danjer le cancan" sur le modèle valse/valser. Une seconde caractéristique du canard est son cri jugé discordant: un canard "une fausse note", faire des canards "faire des fausses notes". On comprend alors la raison d'être de l'expression un canard boiteux: il ne s'agit pas d'un pléonasme, mais d'une façon commode de distinguer duquel des deux traits canardiers il est question. Canard boiteux s'oppose à canard "fausse note" de la même façon que pie (jacasse) s'oppose à pie voleuse. Or ce sens de "fausse note, discordance" en convoque un autre, celui de "fausse nouvelle", de "mauvais journal". Il existait en effet dès le XVIIe s., parmi les petits métiers de Paris, celui de vendeur d'almanachs. Feuilles de chou plus soucieuses d'attirer que d'informer, elles étaient vendues en quelque sorte à la criée. D'où canard "fausse nouvelle", i.e. "nouvelle discordante, en désaccord avec la réalité". Puis par métonymie, canard en est venu à désigner ces almanachs,et enfin à peu près n'importe quel journal. Au XVIIe s., l'expression vendeur de canard à moitié a désigné un menteur. Dans son Grand Dictionnaire des Rimes Françaises, Mathieu Berjon écrit en 1624 au mot baliverne: "... bailleur de balivernes ou de folies et bourdes, vendeur de canard à moitié ...". D'où donner, vendre des canards "tromper par de fausses paroles", et enfin canarder "tromper". Toutes ces données nous semblent appuyer l'hypothèse d'une famille unique, celle de cane. On trouve dès le XVIe s. caner "caqueter" puis "jacasser" (cf. le phénomène analogue avec fargonner), ce qui fait supposer une onomatopée * cancan pour le cri de la cane. Trois arguments viennent à l'appui de cette hypothèse. Tout d'abord, il y a des analogues: à croasser, miauler, glousser, ... etc. correspondent croa-croa, miaou-miaou, glou-glou. La désignation enfantine du canard — un cancan — va dans le même sens: désignation d'un animal par son cri {un ouah-ouah, un coin-coin, un piou-piou). Enfin la prononciation plaisante attribuée à Ramus prend tout son sens: Ramus se gaussait de ses adversaires en comparant leur prononciation du quisquís et de

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quamquam au cri des oiseaux et à celui du canard. Caner signifiant déjà à l'époque"jacasser", on comprend alors cancan "discours hors de propos, futile". L'apparition de cancan "fausse nouvelle" a pu contribuer à la formation du sens "ragot". Enfin le sens récent de cancaner "faire can-can" (la cane ou le canard) ne serait pas une création mais la réapparition d'un sens ancien.

Le cas de cocorico nous fournit un exemple récent d'évolution sémantique d'un cri d'animal. Etymologiquement apparenté à coq, lui-même dérivé d'une onomatopée coco, cocorico est d'une part une onomatopée représentant le cri du coq, d'autre part un substantif désignant ce même cri. Il en a existé de nombreuses variantes: coquelicot, coquerico, coque-licoq, coquericoq; est également attesté le verbe coqueriquer "chanter (le coq)". L'existence par ailleurs de la locution verbale faire cocorico suggère que le verbe et le substantif ont probablement été formés directement sur l'onomatopée. La famille de cocorico a également donné naissance à des valeurs signifiantes. Tout d'abord une interjection à valeur de raillerie, sur laquelle a été formé par délocutivité lexicale un substantif: un cocorico "un cri de victoire quelque peu chauvin". En voici un exemple: "... La maîtrise des technologies de pointe n'est pas seulement une affaire de cocorico ..." {Le canard Enchaîné, 1/9/82, p. 6). La formation délocutive est claire: pour se moquer du chauvinisme de quelqu'un, on imite le cri du coq, et c'est sur cette valeur illocutoire de moquerie qu'a été formé le substantif. Le coq a d'ailleurs été de tout temps le symbole par excellence de la prétention: l'ancien français possédait l'expression faire le coc en pelu "faire le suffisant, l'avantageux", et les mots contemporains coquet et coquetterie en sont les traces. Le mot cocardier enfin a fusionné les deux traits de l'arrogance et du chauvinisme. La locution verbale crier cocorico participe de la même valeur signifiante, et signifie à peu près "chanter exagérément les louanges de la France"; "... Pas de quoi crier cocorico, mais lorsqu'on a choisi le prestige culturel, ü faut s'attendre à ne pas faire fortune ..." {Le Figaro, 8/7/82, p. 25). Cette locution est vraisemblablement de formation délocutive lexicale. On pourrait penser à une évolution sémantique à partir d'un crier cocorico "chanter (le coq)", mais pour un coq on utilise plutôt chanter ou faire que crier. Par ailleurs, le parallèle avec crier victoire n'est certainement pas un hasard. Enfin, l'absence d'article est, sous certaines conditions, un indice de délocutivité lexical e4B, surtout après un verbe comme crier. Un autre verbe semble en cours de création, de même sens que le précédent; il s'agit du verbe cocoricoter. "... Ce qui ennuie Mitterrand, c'est évidemment ce communiqué cocoricotant diffusé par l'Elysée deux heures après l'arrestation ..." {Le Canard Enchaîné, 1/9/82, p. 3).



48: Cf. sur ce point Anscombre, 1982.

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Cocoricoter ne désigne jamais le chant du coq, et a donc été formé directement sur la valeur signifiante de l'interjection ou du substantif. Il n'est délocutif lexical que dans le premier cas, dénominatif dans le second. Le manque de données dû au caractère récent du terme ne permet pas pour l'instant de trancher,bien que le caractère fortement évaluatif du terme semble indiquer une formation délocutive.

/. C. Anscombre

Paris

Résumé

L'auteur propose de la délocutivité la définition suivante: M2 est un délocutif de Mt, si M2 est morphologiquement dérivé de M, et si le sens de M2 se comprend par rapport à l'acte de langage accompli par certaines énonciations spécifiques deM,. Ainsi, le verbe bisser "réclamer une nouvelle prestation" est un délocutif de l'interjection Bis! parce que bisser se comprend par rapport à cet acte particulier de demande en quoi consistent certaines énonciations de Bis! (mais non toutes). En partant de cette définition, l'auteur analyse un grand ensemble de délocutifs, dont il convient de citer, à titre d'exemple: Aïe!, Ouf!, Haro!, jargon, charabia, ergoter, galimatias, glousser, ronronner, cancan, cocorico.


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