Revue Romane, Bind 20 (1985) 2

Paris — lieu poétique, lieu erotique Quelques remarques à propos de Walter Benjamin et de Baudelaire

par

Per Buvik

I. La place qu'occupe Paris dans la littérature française du XIXe siècle est énorme, et sous tousles rapports: c'est, par excellence, la ville de la politique, des affaires, des arts et des lettres, de la vie mondaine et demi-mondaine, des ambitions, des aventures, des mystères, des désillusions et des souffrances, ainsi que l'ont montré dans leurs récits inoubliables, Balzac, Sue, Hugo, les Goncourt, Maupassant, Zola et bien d'autres. Mais personne n'a contribué, autant que Baudelaire, à fixer une certaine image de la prestigieuse métropole en pleine transmutationl. Pour le poète des Fleurs du Mal, il n'y a guère d'autre lieu que Paris auquel l'on puisse associer réflexion, poésie et art dignes de l'épithète moderne. C'est l'espace même de la modernité, qui constitue le noyau de l'esthétique nouvelle dont Baudelaire est le premier représentant génial et le premier théoricien original. Comme il le précise dans la dédicace du Spleen de Paris (Petits poèmes en prose) adressée à Arsène Houssaye:

Quel est celui de nous qui n'a pas, en ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?

C'est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c'est au croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

Une caractéristique essentielle de Paris est la foule, envers laquelle le poète adopte une attitude équivoque mais qui ne cesse de l'inspirer en tant qu'artiste. Prenons le poème en prose intitulé justement "Les foules". Portant avant tout sur la nature de la création poétique, ce texte ne se borne pas à associer la flânerie (le "bain de multitude") et l'art, il les identifie: "jouir de la foule est un art", va jusqu'à affirmer Baudelaire. Le poète est un marginal et un solitaire ayant "le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion



1: "Le vieux Paris n'est plus (...)". - "Paris change! (...)" (Le Cygne).

2: Œuvres complètes, I, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 275-276.

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du voyage". L'artiste moderne est un citadin, et un citadin par définition célibatairequi est toujours seul sans jamais vraiment l'être: "Multitude, solitude: termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée". Le poète a besoin des masses pour pouvoir s'imaginer dans les rôles de certains passants privilégiés, auxquels il assigne librement le destin qui lui vient à l'esprit. Il en découle que Baudelaire se soustrait à la triste vision qui se dégage d'un célèbre essai du philosophe allemand Walter Benjamin4. Il vante au contraire la "singulière ivresse" que le "promeneur solitaire" tirerait de "cette universelle communion", et cela tout en aiguisant sa polémique permanente contre la bourgeoisie:

Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront
éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un
mollusque.

"Jouir de la foule", "des jouissances fiévreuses" - on ne peut se méprendre sur les connotations sexuelles des ces expressions. Il s'agit néanmoins d'un érotisme supérieur, de l'érotisme raffiné de l'artiste élu, par l'intermédiaire du verbe "épouser" subtilement mis en contraste avec cette forme banale de l'amour qu'est le mariage: les plaisirs de "l'égoïste" et du "paresseux", autrement dit des hommes ordinaires, assez bornés pour se contenter d'une seule femme, ne sont en rien comparables au libertinage recherché et impétueux du poètes :

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé
à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière,
poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.

L'amour ainsi dénigré est celui qu'on appelle d'habitude "normal", auquel on
associe conventionnellement le bonheur et qui reste étroitement lié à l'idée de



3: L'identification de l'artiste et du célibataire sera plus éclatante encore chez un écrivain comme Joris-Karl Huysmans, dont on connaît, par exemple, les Croquis parisiens et le roman intitulé En Ménage. C'est, par ailleurs, la confusion de l'intellectuel et du célibataire qui permet à des médecins, tels que le docteur Moreau (de Tours) {Rapports de la psychologie morbide et de la philosophie de l'Histoire, 1859) et le docteur P. Garnier {Célibat et Célibataires, caractères, dangers et hygiène chez les deux sexes, 1887), ainsi qu'à Pierre Larousse {Grand Dictionnaire Universel du XIXe Siècle), de considérer le génie comme une folie. - Voir à ce sujet un essai passionnant de Jean Borie: Le célibataire français (Paris, éd. Le Sagittaire, 1976).

4: Walter Benjamin, "Sur quelques thèmes baudelairiens", in Essais 2, trad. fr., Paris, Denoêl/Gonthier, Bibliothèque Médiations, 1983.

5: Inutile de dire qu'un docteur Garnier se désintéresse des subtilités de Baudelaire. Pour lui, les artistes sont au nombre des pires célibataires parisiens "ayant des désirs erotiques et des besoins sexuels à satisfaire (...)" (op. cit., p. 358).

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famille. Aux yeux de l'artiste, par définition célibataire, il faut le répéter, cet amour n'est qu'un "sot orgueil". Lui-même, libre de toute attache triviale, est en quête de "bonheurs supérieurs (...), plus vastes et plus raffinés". Peu importe si la joie du flâneur est essentiellement de nature narcissique, comme cela ressort de l'essai sur Constantin Guys:

Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. (...) l'amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité.

On aperçoit déjà en quoi sont incompatibles les idées que se font Baudelaire et Walter Benjamin de la grande ville. Nourri de lectures philosophiques et historiques d'orientations diverses, le penseur allemand semble rêver d'une réalité pour ainsi dire pré-urbaine, marquée par l'absence d'aliénation, d'isolement et de solitude, alors que le poète français paraît accepter pleinement la société moderne avec tous ses conflits et toutes ses douleurs. Benjamin juge la métropole inhumaine, tandis que Baudelaire en exalte la fascination. L'essayiste en dénonce le caractère mercantile qui n'épargne personne; le poète en assume et en exploite poétiquement les contradictions.

Sans jamais négliger les nombreux aspects négatifs, voire odieux de Paris, Baudelaire fait donc apparaître la capitale comme l'espace de la liberté, de la jouissance et de la création. C'est l'unique lieu où puissent vivre les artistes des temps nouveaux, puisque c'est la dialectique du "bain de multitude" et de la solitude supérieure qui engendre, en quelque sorte, les grandes œuvres à l'image du siècle. L'artiste est ainsi un marginal qui ne cesse d'intriguer les bourgeois repus aussi bien que les philanthropes bien-pensants dont il se moque à son tour:

Un gazetier philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l'homme; (...). Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m'amuser à ma guise. "Vous n'éprouvez donc jamais, - me dit-il, avec un ton de nez très apostolique, - le besoin de partager vos jouissances? " Voyez-Vous le subtil envieux! Il sait que je dédaigne les siennes, et il vient s'insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fête! '

Sans certes méconnaître ce texte ni l'aristocratisme intellectuel de Baudelaire,



6: Ch.Baudelaire, "Le peintre de la vie moderne", in Curiosités esthétiques. L'Art romantique et autres œuvres critiques, édition établie par Henri Lemaitre, Classiques Garnier, 1980, p. 463^64.

7: "La solitude", Spleen de Paris, p. 313.

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Walter Benjamin n'en fait pas grand cas, pourtant. Par contre, il lui importe beaucoup d'imputer au flâneur une fausse conscience, en le soumettant à une analyse d'inspiration marxiste: "Prêter une âme à [la] foule, tel est le vrai rôle du flâneur. Ses rencontres avec elle sont l'expérience vécue dont il ne se lasse point de jouir. Dans l'œuvre baudelairienne on ne peut méconnaître certains reflets de cette illusion"B. Il est, bien sûr, légitime d'affirmer que le plaisir du flâneur est illusoire. Mais la distinction opérée entre "illusions" et "authenticité" a surtout un sens à l'intérieur d'une philosophie humaniste dont les implications morales sont saillantes; elle est plus malaisée à soutenir dans une perspective psychologique, et notamment psychanalytique. En outre, on ne peut éviter d'observer que Baudelaire glorifie constamment ce qui est qualifié d' "illusoire" par le représentant de l'Ecole de Francfort. Pour ce dernier, qui est un penseur de ia réalité sociale, ce que Baudelaire n'est pas, il semble n'y avoir qu'une seule compréhension "adéquate" de la société. Logiquement, il est donc amené à "corriger" l'auteur des Fleurs du Mal9 qui, lui, se berce volontiers d'illusions, tant qu'elles sont propices à la création poétique; les textes portant sur le malheur,le spleen ou le déchirement ne modifient pas fondamentalement cette impression.

Comme l'ont laissé deviner certaines des métaphores citées, l'opposition des
deux visions est particulièrement manifeste dans le domaine de l'érotisme et
de l'amour.

11. Considérons, à ce sujet, les commentaires que Benjamin a consacrés au sonnet intitulé "A une passante" et dont le thème est l'attrait d'une femme inconnue, attrait imputé au caractère tout à fait fortuit de la rencontre: seul l'anonymat permet le libre cours de l'imagination erotique inhérente à l'activité poétique qui, elle, est fondée sur le sentiment d'un manque, d'une absence, d'une nostalgie, de l'impossibilité de convergence de la réalité et du rêve. La passante appartient à la foule, comme le note Walter Benjamin, mais en même temps, elle s'en dégage, à la fois pour s'individualiser et pour se transformer en élément fantasmatique.Le, philosophe attribue à la perception de la femme inconnue un aspect catastrophique, un effet de choc, du fait que le "ravissement du citadin" serait "moins l'amour du premier regard que celui du dernier": "Cest un adieu à tout jamais, qui coïncide dans le poème avec l'instant de la tromperie" . Or,



8: "Sur quelques thèmes baudelairiens", p. 155. - C'est nous qui soulignons.

9: Cette tendance est plus prononcée dans une première version de l'essai traduit en français. Cf. Charles Baudelaire. Ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus. Zwei Fragmente. Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1969.

10: "Sur quelques thèmes baudelairiens", p. 161.

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ne serait-on pas plutôt confronté à la situation paradoxale du créateur qui a besoin des autres, parce que son désir doit être incessamment renouvelé afin qu'il puisse continuer à créer, en même temps qu'il doit, à tout prix, éviter de se confondreavec l'objet de sa contemplation, avec ce dont il jouit? Se laisser entièrementposséder par les choses et, à plus forte raison, par les personnes qui l'attirent et stimulent son imagination, reviendrait à perdre la faculté créatrice. "(...) j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!" — ces deux derniers vers du sonnet sont pour Benjamin l'expression d'une tragédie. Mais en ce cas, c'est une tragédie délicieuse, et parfaitement assumée par le poète, qui la sait indispensable à sa pratique littéraire. Le philosophesemblant dédaigner tout érotisme autre que "cette béatitude promise à ceux qu'Eros a pénétrés jusqu'aux fibres de l'être" se contente de rapprocher l'expérience évoquée par Baudelaire du "trouble sexuel qui peut envahir le solitaire"ll. Que cela lui échappe ou qu'il ne l'admette pas, il fait abstraction, en tout cas, du fait que la notion baudelairienne de l'amour accentue surtout le côté cérébral du désir et, par là,l'impossibilité de jamais l'assouvir.

Il est, certes, pertinent d'insister sur le drame social de Baudelaire et de mettre en valeur son exemplarité historique qui est indéniable: l'auteur des Fleurs du Mal incarne l'homme moderne à un stade précis, en tant qu'il est déchiré entre son aliénation, sa réduction à l'état de marchandise, sa perte d'aura, d'une part, et ses efforts en vue d'inventer une aura moderne, d'autre part. Les concepts dont se sert le philosophe n'en sont pas moins, en un certain sens, anachroniques, de toute façon trop généraux, ce qui semble l'empêcher de saisir toute la portée intellectuelle des textes baudelairiens. A titre de démonstration, il peut être utile de comparer brièvement sa lecture avec celle de Pierre Emmanuel. Le grand avantage de l'interprétation de l'Académicien, lui-même poète, réside dans l'absence de tendances moralisantes et dans la double optique selon laquelle Baudelaire et sa poésie sont dotés d'une valeur mythique, universelle, tout en gardant un caractère individuel. Signalons, à cet égard, combien diffèrent les conceptions qu'ont les deux exégètes du dernier vers d' "A une passante". " "O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!" pourrait bien, note Emmanuel, tout en s'adressant à toute femme qui réveillât un instant le songe idéal de la mère, engloberle passé entier de celle-ci dans une nostalgie intemporelle, une jalousie d'éternité.Baudelaire est le veuf-amant éternel d'une mère à laquelle va son culte, dont les autres femmes sont les idoles substituées"l2. Négliger la tension psychique ici suggérée, c'est, à notre avis, ignorer un aspect essentiel de la poésie baudelairienn



11: Ibid.

12: P. Emmanuel, Baudelaire, la femme et Dieu, Paris, Seuil, coll. Points, 1982, p. 43.

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nel3; c'est également demeurer étranger àla notion d'érotisme qui lui est propre,
et dont nous allons poursuivre l'élucidation.

Dans l'un des Tableaux parisiens, intitulé "A une mendiante rousse", Baudelaire illustre comment la femme sur laquelle se fixe son regard n'est qu'à moitié réelle et comment son plaisir à la contempler relève de l'imaginaire. Plutôt qu'un "trouble sexuel", il évoque une rencontre dont il naît de la poésie:

Blanche fille aux cheveux roux, Dont la robe par ses trous Laisse voir sa pauvreté Et la beauté.

Pour moi, poète chétif, Ton jeune corps maladif, Plein de taches de rousseur, A sa douceur.

A ces deux strophes succède ce qu'il convient d'appeler une mise à nu progressive de la jeune fille, un déshabillage qui est, du même coup, et avant tout, une mise en valeur du langage lyrique. "A une mendiante rousse peut se comprendre comme le fruit d'un événement — la rencontre de la petite mendiante — et d'une tradition littéraire (...). Une tradition qui fut surtout florissante à l'époque baroque (...) "14. La femme n'est donc guère qu'un prétexte ou un motif littéraire.

Il y a d'autres textes dont il faut déduire une conception conflictuelle des relations entre les deux sexes étrangère à la pensée humaniste. Ce sont surtout ces poèmes qui font prétendre à Benjamin que ce "qu'on attend d'un regard humain, jamais on ne le rencontre chez Baudelaire"; étant vides, "sans âme", dépourvus d'intériorité, les yeux des femmes baudelairiennes ont perdu, dit-il, "pour ainsi dire, le pouvoir de regarder"ls. Or, au lieu de rapporter ce fait à l'aliénation due au système capitaliste, on peut très bien apercevoir dans l'impossiblerencontre des regards le reflet d'une idée plus générale, incompatible avec l'humanisme. La perspective de Benjamin enlève à cette manière d'envisager les rapports entre l'homme et la femme son caractère inquiétant, en la réduisant en simple effet social. Se proposant d'expliciter la pensée de Walter Benjamin, Christine Buci-Glucksmann renforce cette impression lorsqu'elle commente les



13: On sait que Sartre en tient compte, sans pour autant cesser de "corriger" le poète, et d'une manière plus éclatante que Benjamin. Voir J.-P. Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1980.

14: Claude Pichois, "Notes et variantes", in Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, I, éd. cit., p. 999.

15: "Sur quelques thèmes baudelairiens", p. 189.

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yeux des citadins incapables de voir quoi que ce soit, parce que trop occupés à
tout voir:

Yeux trop englués dans le visible proche, dans les objets fétiches, dans la grande fantasmagorie
des magasins, des expositions universelles, de la foule, yeux sans regard à l'affût
d'un toujours nouveau qui est aussi un faux-semblant, un toujours le même. (...)
Le moderne n'est donc pas seulement une position esthétique face à la vie où le
poète évite le spleen en jouant tous les rôles: flâneur, apache ou dandy. Car cette déperdition
de réalité, qui rend l'expérience de plus en plus vide, et le réel de plus en plus impénétrable,
a un substrat social: la marchandise, l'ambiguïté des grandes villes.

A la suite du philosophe allemand, Christine Buci-Glucksmann se borne, essentiellement,
à expliquer la vision baudelairienne du monde, persistant à minimiser le
fait que celle-ci sape aussi la foi humaniste en l'lndividu, en la Liberté, en la
Totalité. En effet, au lieu d'envisager l'amour comme une fusion de deux sujets
libres dans leur intégrité, Baudelaire le conçoit comme une confrontation fatalement
frustrante de deux désirs opposés, voire antagonistes. Benjamin, dont les
analyses sont empreintes d'une nostalgie de la plénitude mythique de l'ère pré-1

industrielle, en dernière instance du bonheur associé à l'Antiquité , prétend
que Les Fleurs du Mal font "apparaître les stigmates dont l'amour est marqué
dans la vie des grandes villes"18. Or, si stigmates il ya, Baudelaire ne voit aucun
érotisme qui en soit délivré; un amour dépourvu de frustration, de conflit, de
déchirement n'existerait pas, à ses yeux. Cette idée s'entend mieux si l'on
prend en considération son insistance sur la cérébralité. C'est dire que la distinction
traditionnelle entre sexualité et érotisme, distinction soulignée par Benjamin,
est mal appropriée à l'univers des Fleurs du Mal où est notamment analysé le
désir, dont le principal ingrédient est d'ordre psychique. De cette manière,
l'horizon de Baudelaire est assimilable à l'optique psychanalytique, ainsi que le
fait observer Leo Bersani dans une étude capitale:

L'excitation sexuelle [selon Freud] serait ce que le moi structuré ne saurait supporter. Il me semble que c'est exactement ce qu'illustre la poésie erotique de Baudelaire. (...) Dans [ses] poèmes l'excitation du désir sexuel se manifeste comme un mouvement fantasmatique qui désoriente profondément le moi désirant. Ou plutôt, le moi désirant devient en fait un moi désorienté sur les plans temporel, spatial, ontologique, un moi partiel et dispersé qui n'existe nulle part ailleurs que dans les mouvements du fantasme. Et la poésie de Baudelaire - comme tout art - nous aiderait à voix le caractère problématique de tout effort visant à dissocier sensation et fantasme. (...) Freud lui-même nous invite à nous défier d'une conception purement somatique de la sexualité; (...).



16: Christine Buci-Glucksmann, La raison baroque, de Baudelaire à Benjamin, Paris, éd. Galilée, 1984, p. 77-78.

17: En ceci, entre autres, il s'apparente à Lukâcs.

18: "Sur quelques thèmes baudelairiens", p. 161.

19: Léo Bersani, Baudelaire et Freud, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1981, p. 82-83.

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Or, une telle analyse doit être inadmissible du point de vue de Benjamin, qui serait obligé de la comprendre comme une nouvelle expression de l'aliénation humaine, à l'époque moderne. Idéaliste, autant que matérialiste, le philosophe est en vérité amené à condamner le désir lui-même, dans la mesure où celui-ci soumet le sujet désirant à ses fantasmes plutôt qu'il ne le porte vers la réalisation d'une fusion avec l'Autre. Afin d'appuyer sa notion du caractère à la fois illusoire et tragique de l'amour, chez Baudelaire, l'essayiste va jusqu'à insinuer que le poète est au fond un célibataire malheureux de son sort, tenant, malgré tout, la famille pour un havre souhaitable:

Il est remarquable que, dans Correspondances, Baudelaire ait qualifié de 'familiers' des regards si mal à l'aise dans les lointains. Cet homme, qui n'a fondé aucune famille, entend le terme dans un sens plein de promesses et de renoncements. Il est lui-même voué à des yeux sans regard et c'est sans illusion qu'il se soumet à leur empire.

Il est vrai que l'on peut repérer, ça et là, une certaine louange de la famille, comme par exemple dans la version en vers du "Crépuscule du soir", mais c'est toujours au nom des autres, au nom des misérables, jamais au nom des artistes élus.

111. Etant donné l'importance qu'attache Benjamin au regard féminin et la signification négative qu'il lui accorde, il va de soi que le prototype en est, pour lui, celui des prostituées. l3ans sa perspective, la prostitution est en effet le symptôme extrême de la nature inhumaine de la métropole. Une fois de plus, l'attitude de Baudelaire s'avère plus complexe, sa position face aux professionnelles de l'amour et à la sexualité vénale n'étant point morale, et encore moins moralisatrice. Mais certes, cela ne signifie pas que ces femmes soient sans le provoquer, sans lui inspirer du dégoût ou sans lui faire pitié. Nous choisirons un extrait du "Crépuscule du soir" pour montrer qu'il serait erroné de parler d'une acceptation inconditionnelle de ce que l'on pourrait appeler le commerce de la chair:

(...)
La Prostitution s'allume dans les rues;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;
Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.

Toutefois, on n'a qu'à se reporter à la version en prose du même poème pour se
rendre compte d'une attitude plus ouverte. Alors que, dans le poème en vers, le
Paris vespéral apparaît effrayant et dépravé, on relève, dans la version en prose,



20: "Sur quelques thèmes baudelairiens", p. 190.

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un véritable hymne à la tombée de la nuit, qui fascine l'artiste et stimule son imagination créatrice. Il y a bien des "infortunés que le soir ne calme pas, et qui prennent, comme les hiboux, la venue de la nuit pour un signal de sabbat (...)", et il est sûr que le crépuscule "excite les fous". Toujours est-il que:

La nuit, qui mettait ses ténèbres dans leur esprit, fait la lumière dans le mien; (...)• 0 nuit! ô rafraîchissantes ténèbres! vous êtes la délivrance d'une angoisse! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté!

Nul doute, par ailleurs, que l'auteur de ce dithyrambe soit un poète célibataire dont la pleine liberté est une nécessité tout à la fois existentielle et professionnelle et qui est, dans l'optique baudelairienne, inconcevable en dehors du cadre métropolitain.

C'est l'épilogue du Spleen de París qui nous semble révéler le mieux la vision résolument moderne que le poète a de la grande ville. Par vision moderne on entend que loin d'être ignorés ou refoulés, les aspects laids et honteux de la réalité urbaine, tels que précisément les prostituées et la prostitution, sont pleinement assumés; ils font même partie intégrante d'un idéal nouveau de Beauté, incluant l'ignoble, l'horrible, l'inquiétant:

Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne,
(...)
Je t'aime, ô capitale infâme! Courtisanes
Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs
Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.

Paris est une "énorme catin", dit le poète dans une autre strophe; c'est une image qui va bien avec l'évocation des courtisanes dont les délices échappent aux esprits ordinaires. Il est certainement superflu de préciser que c'est parmi ces derniers que Baudelaire compte ses lecteurs incompréhensifs.

Au demeurant, on trouvera le même éloge de Paris dans l'essai sur Le peintre de la vie moderne, où sont magnifiées "l'éternelle beauté et l'étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine". On y relèvera également des idées, voire, avec peu de variations, un passage entier de la version en prose du "Crépuscule du soir"22:



20: "Sur quelques thèmes baudelairiens", p. 190.

21: Curiosités esthétiques, éd. cit., p. 464.

22: voir page suivante

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(...) le soir est venu. C'est l'heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel se ferment, où les cités s'allument. (...) Honnêtes ou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent: "Enfin la journée est finie! Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir (...). M.G. restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique; partout où une passion peut poser pour son œil, partout où l'homme naturel et l'homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l'animal dépravé7"

Il n'est pas difficile non plus de trouver des textes témoignant explicitement de l'admiration pour les prostituées, dans toute leur ambiguïté. Citons, à titre d'exemple, quelques vers du poème XXV de la première partie des Fleurs du Mal ("Spleen et Idéal"):

Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,
Femme impure! l'ennui rend ton âme cruelle.
(...)•
Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde!
Salutaire instrument, buveur du sang du monde,
(•••)•
La grandeur de ce mal où tu te crois savante
Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvanté,
Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
- De toi vil animal, - pour pétrir un génie?

O fangeuse grandeur! sublime ignominie!

Ce texte est d'autant plus intéressant qu'il suggère, éclaire même, un thème lié à une tradition littéraire qui s'affirmait en France vers 1840-45, avec, entre autres, Eugène Sue. Il s'agit des filles de couleur à qui l'on attribuait un sensualisme à la fois vampirique et salutaire, qui suçaient le sang de leurs amants européens mais qui donnaient aussi un nouvel élan créateur aux artistes24.

Les rapports entre la prostitution et l'art ont par ailleurs été excellemment
mis en évidence par Leo Bersani. En effet, pour Baudelaire: "L'amour, c'est le
goût de la prostitution". Et: "Qu'est-ce que l'art? Prostitution"2s :



22: Le texte consacré à Constantin Guys date de la fin de 1859 et du début de 1860 (cf. les notes d'Henri Lemaitre, éd. cit.), tandis que l'existence de la version en vers du "Crépuscule du soir" est attestée en 1852, celle de la version en prose en 1855 (cf. les notes d'Antoine Adam, in Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Classiques Garnier, 1965, p. 388-389).

23: Ed. cit., p. 465. L'expression soulignée est une citation de Rousseau {Discours sur l'lnégalité, II).

24: Cf. les notes d'Antoine Adam, op. cit., p. 307-308.

25: Journaux intimes, in Œuvres complètes, I, p. 649.

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L'art, l'amour, la prostitution, l'impuissance, l'androgynie et le divin: à plusieurs reprises Baudelaire semble considérer que ces termes sont fondamentalement identiques. Dans les aphorismes en prose des Journaux intimes, il s'efforce, avec une incohérence frappante, d'identifier la part d'excitation sexuelle dans l'art. Nous pouvons pourtant inférer des affirmations (...) une sorte de logique du fantasme. L'art ressemble à l'amour en ce que l'amant et l'artiste sortent l'un et l'autre d'eux-mêmes; ils se perdent dans les autres.

Il est vrai que les réflexions du poète sont assez déconcertantes, si bien que l'activité
créatrice peut aussi être mise en contraste avec la sexualité, comme ici:

Plus l'homme cultive les arts, moins il bande. Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l'esprit et la brute. La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple. Foutre, c'est aspirer à entrer dans un autre, et l'artiste ne sort jamais de lui-même. '

Or, "c'est le caractère sexuel même de l'art qui désexualise l'artiste"2B; c'est la
force explosive de la sexualité (plutôt qu'une éventuelle spiritualité) qui est à
l'origine de l'impuissance du sujet créateur:

L'artiste est intrinsèquement un moi à la dérive, sans amarres. L'énergie avec laquelle il pénètre le monde (ou est pénétré par le monde) l'installe dans une dérive parmi des formes d'existence insolites. Et parce qu'ils répètent l'ouverture exceptionnelle du poète, (...) les amants partagent également l'ivresse dangereuse d'une existence problématique. En amour et en art, il y a flottement de l'identité.

"Le plaisir d'être dans les foules, note Baudelaire, est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre. Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l'individu. L'ivresse est un nombre"3o. Il en découle que les deux figures de l'artiste et du flâneur peuvent également s'opposer l'une à l'autre, au lieu de se confondre: "Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un homme mûr, le goût de la déperdition"3l. Le fait est que la création est un combat contre l'inclination à se laisser aller, à être détruit en tant qu'artiste, brisé par l'altérité:

(...) l'artiste risque de devenir ces images du monde extérieur qui l'excitent. Il est donc possible que l'artiste, comme l'amant, en se prostituant, se "sacrifie", ou plus exactement sacrifie une certaine intégrité ou totalité à ces secousses nerveuses qui se produisent quand des scènes de la vie extérieure libèrent l'énergie du désir.



26: Leo Bersani, op. cit., p. 17.

27: Journaux intimes, p. 702.

28: Leo Bersani, op. cit., p. 20.

29: Ibid., p. 22-23. - Mais loin de nous, certes, la pensée que Bersani a résolu tous les problèmes d'interprétation soulevés par les aphorismes osés de Baudelaire.

30: Journaux intimes, p. 649.

31: Ibid.

32: Leo Bersani, op. cit., p. 19.

Side 242

L'art est la scène d'une lutte existentielle ("psycho-sexuelle"), et malgré le décor naturel d'un texte primordial comme "Le Confiteor de l'artiste", cette lutte est indissociablement rattachée à la grande ville. Ce lien est d'ailleurs logique si, avec Baudelaire, la crise de la subjectivité, l'éclatement du Moi, devient un fait qu'on ne peut plus escamoter, de même qu'à partir de cette époque, les espaces urbains ne font que croître, jusqu'à envahir, avec leur misère et leur splendeur tout ensemble, les campagnes stables d'autrefois. Indubitablement, ces deux phénomènes sont corrélatifs. Mais ils sont aussi, et c'est plus dramatique, irréversibles.

Per Buvik

Bergen

Résumé

L'un des travaux les plus célèbres consacrés à Baudelaire est un essai de Walter Benjamin publié en 1939: "Sur quelques thèmes baudelairiens". La présente étude se propose de montrer qu'il s'agit, dans ce cas, d'une véritable confrontation de deux visions opposées du monde, celle du philosophe étant humaniste et marxisante, celle du poète, conflictuelle et "moderne". Voyant en Baudelaire essentiellement un symptôme historique, Benjamin accentue surtout une thématique tragique. Or, l'auteur des Fleurs du Mal se dérobe à une telle lecture, ayant pleinement assumé les contradictions et les aspects négatifs des temps nouveaux, dont Paris est la scène par excellence. La pensée de Benjamin s'avère nostalgique, pour ainsi dire pré-urbaine, alors que Baudelaire est le premier poète génial, et un théoricien enthousiaste, de la modernité. Le réduire en symptôme reviendrait, en dernière instance, à ne pas prendre au sérieux toute une tradition littéraire et philosophique qui naît au milieu du XIXe siècle et avec laquelle la psychanalyse freudienne n'est pas sans affinités.