Revue Romane, Bind 20 (1985) 1Birger Munk OlsenBirger Munk Olsen Side 126
Le sujet de la thèse de Lene Schosler est la disparition graduelle de la déclinaison bicasuelle en ancien français. C'est là une question qui intrigue depuis longtemps les philologues, lesquels se sont étonnés de voir que des textes apparemment contemporains présentent des degrés très divers de correction et que les textes copiés surtout en Picardie sont en général plus corrects que ceux qui ont vu le jour dans les autres parties du domaine d'oïl. On a tenté plusieurs explications de ce phénomène: Pour Félix Lecoy, Claude Régnier et tant d'autres à leur suite, il s'agirait d'un "effort de purisme qui caractérise certains ateliers de la première moitié du XIVe siècle" et qui serait "particulièrement marqué en picard", puisque les copistes étaient "nombreux et cultivés" dans le Nord de la France (Cl. Régnier, Romance Philology 14, 1960-1961, p. 269). Tout en esquissant une explication dialectale, Jacques Chaurand {Introduction à la dialectologie française, Paris, 1972, p. 101) met les écarts dans la décomposition casuelle en rapport avec les genres littéraires: "dans les copies des chansons de geste, elle [la déclinaison] est souvent moins bien respectée que dans les romans". Enfin Christiane Marchello-Nizia {Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1979, p. 97-100) considère "que les marques de la déclinaison sont devenues alors l'un des caractères des manuscrits d'apparat, pur ornement peut-être, ou garant d'une transmission fidèle". LS ne prend pas position sur la dernière hypothèse, qui se présente d'ailleurs comme une précision apportée à la première. La seconde tentative d'explication n'est envisagée qu'en passant sous l'aspect du texte populaire par rapport au texte plus savant, et elle est réfutée notamment à propos de La conquête de Constantinople de Robert de Clari, "qui est justement réputé pour sa langue populaire", alors que le texte présente un nombre très élevé de formes correctes, à savoir plus de 98,5% (p. 198); l'exemple n'est peut-être pas particulièrement heureux puisqu'il est tout à fait invraisemblable, vu les méthodes de rédaction en usage au moyen âge, que Robert ait écrit lui-même son texte: il l'a certainement dicté à un secrétaire ou à un moine de l'abbaye voisine de Corbie si bien qu'il ne peut être tenu pour directement responsable que du vocabulaire et de la syntaxe. LS s'attaque surtout à l'hypothèse du purisme picard, et c'est sans doute l'apport le plus important de la thèse d'avoir démontré, à partir de Y Atlas des formes et des constructions des chartes françaises du 13e siècle d'Anthonij Dees (Tübingen, 1980), que le recul de la déclinaison n'est pas arbitrairement réparti sur le territoire de la langue d'oïl mais suit bien au contraire un mouvement allant du Nord-Ouest vers l'Est (d'abord vers le Sud-Est, ensuite vers le Nord-Est). La désintégration semble avoir commencé dès le Xle siècle pour se terminer en apparence au XIVe siècle. Il n'est peut-être pas sans intérêt, sous ce rapport, que le passage de l'écriture caroline à l'écriture prégothique ait suivi en gros la même direction de l'Ouest vers l'Est, mais l'évolution a été beaucoup plus rapide puisque, commencée en Normandie dans la seconde moitié du Xle siècle, elle a déjà gagné l'ensemble de la France septentrionale avant le milieu du XIIe siècle; de plus, il semble que l'origine de cette modification dans la manière d'écrire soit à chercher Outre-Manche. Comme LS a renoncé à tenir compte de l'anglo-normand, pour des raisons à la rigueur compréhensibles dans la stricte optique de sa thèse (p. 173), elle s'interdit malheureusement d'examiner la possibilité d'un point de départ anglo-normand, et il devient nécessaire de donner au même phénomène linguistique une explication insulaire ("contact with a différent flexional system", p. 172, M. K. Pope) et une explication continentale (amuïssement de s comme "catalyseur", p. 234-247). Side 127
Dans le chapitre 8, LS se propose de vérifier les renseignements qu'on peut tirer des cartes de Dees en établissant des statistiques sur un grand choix de textes littéraires, répartis par dialectes, ainsi que sur un certain nombre de chartes du XIIIe siècle provenant de trois régions représentatives. Pour la région du Nord, les trente-neuf chartes, s'échelonnant entre 1226 et 1299, se conforment bien, avec 98,9% de formes correctes en moyenne, aux textes littéraires contemporains puisque, par exemple, le Jeu de la Feuillée d'Adam de la Halle, composé en 1276 ou en 1277, présente 98% de formes correctes (p. 200). En ce qui concerne le Centre, la première charte sans déclinaison remonte à 1276, et parmi les trente-neuf chartes examinées de Paris et de Pontoise, s'échelonnant entre 1262 et 1300, il n'y en a qu'une seule qui ait plus de 50% de formes correctes (p. 193-195). Ces pourcentages correspondent mal à ceux qu'on peut établir à partir des textes littéraires. Ainsi, par exemple, Les plaies du monde de Rutebeuf, composé après 1271, présente 100% de formes correctes dans les manuscrits A (BN fr. 837) et C (BN fr. 1635) et 95,3% de formes correctes dans le manuscrit B (BN fr. 1593). Il semble donc qu'il y ait eu, en tout cas dans cette région et à ce moment, un décalage très net entre les textes littéraires et les chartes de façon que ceux-là sont beaucoup plus conservateurs que celles-ci. Quant à l'Ouest (p. 177-178), les formes correctes des trente-deux chartes examinées (de 1266 à 1300) sont pratiquement inexistantes (1,9%), mais il est difficile de comparer ces chiffres avec ceux qu'on pourrait établir à partir des textes littéraires puisque les dialectes de l'Ouest sont nettement délaissés dans l'étude. Pour la période avant 1200 (p. 175-176), LS se borne à une citation de Mildred K. Pope ("early disintegration of the declension system") et à quelques exemples isolés de fautes, qui ne prouvent pas grand-chose et qui ne sont pas toujours bien inspirés; ainsi les deux citations du Roman de Rou de Wace sont tirées justement de la Deuxième partie, qui n'est transmise que dans un manuscrit du XVIIe siècle, lequel remonte à son tour à une autre copie du XIVe, maintenant perdue. On aurait pu alléguer aussi bien la remarque d'A. J. Holden dans son édition du Rou (t. 111, Paris, 1973, p. 47): "Dans le Rou, comme dans ses autres œuvres, Wace observe scrupuleusement les règles de la déclinaison". Le seul texte qui soit examiné de plus près est le Roman du Mont-Saint-Michel de Guillaume de Saint-Pair, une vraie œuvre de terroir composée entre 1154 et 1186, qui a 72,8% de formes correctes et qui serait en apparence "le seul texte normand qui respecte dans une large mesure la déclinaison casuelle" (p. 175). Il est étudié d'ailleurs, contrairement à la belle déclaration de programme de la p. 25, à partir de l'édition ancienne et peu sûre de Francisque Michel (1856), alors qu'on dispose de l'excellente édition presque diplomatique de Paul Redlich (Marbourg, 1894), établie à partir du manuscrit Londres, British Library, Add. 10289 du milieu du XIIIe siècle. Pour la période après 1200 (p. 176-177), LS ne cite que L'Etude sur la langue du frère Angier de Miss Pope, mais il est loin d'être sûr que la langue des œuvres de ce chanoine de Sainte-Frideswide à Oxford reflète fidèlement, comme le veut Miss Pope, le dialecte angevin. Les nombreux textes du chapitre sont répartis d'après le dialecte présumé de l'auteur et la date (approximative) de rédaction (p. 21). Il y a cependant plusieurs textes dont l'origine n'est pas très sûre: Tristan en prose (p. 181), le Songe vert (p. 191; dont le manuscrit C n'est d'ailleurs pas lorrain mais provençal), le Roman dou Lis (p. 189) et même la Chastelaine de Vergi (p. 199), malgré l'hypothèse astucieuse mais fragile de René Stuip (1970). Si l'on prend
le lieu et la date de rédaction comme point de départ,
il importe de savoir Side 128
d'une étude d'ensemble quelque peu approfondie et qui n'est discutée que bien sommairementdans l'introduction (p. 20-21). Le passage d'un dialecte à un autre amène en tout cas des changements importants, ainsi que l'auteur l'a bien démontré pour Narcisse (p. 178-180), le Roman de Laurin (p. 195-196) et le Lai de Lanval (p. 217-218). Mais même lorsqu'on reste à l'intérieur d'un même dialecte, l'évolution de la langue semble se refléter de façon notable dans les manuscrits; par exemple, on remarque en général un décalage très net entre l'état de la langue qui se dégage des rimes et de la versification et celui qui se trouve dans les graphies du copiste, si bien que, pour les textes en vers, on est tenu à les étudier séparément. De plus, si l'on a plusieurs copies d'un texte, écrites dans le même dialecte, on constate presque toujours un déclin de la déclinaison dans les manuscrits les plus récents; c'est le cas, par exemple, des manuscrits wallons A (début du XIIIe siècle) et L (début du XIVe siècle) du Poème moral (p. 201-202) et des deux manuscrits du Roman du Mont-Saint-Michel: dans le plus récent (probablement du milieu du XIVe siècle), le nombre de formes correctes a été réduit à peu près de moitié (Londres, British Library, Add. 26876). Les choses étant ainsi, il peut sembler aléatoire en tout cas de fonder des statistiques sur des manuscrits tardifs, séparés de l'original par un laps de temps très long, ainsi que c'est le cas de Renart le Contrefait, du Roman dou Lis et, dans une moindre mesure, du Mystère de la Passion, de Tristan de Nanteuil et du Roman de Perce foresi. D'un autre côté, il y a des indices qui indiquent plutôt que les copistes peuvent être très conservateurs: dans la copie, faite par une seule main vers la fin du XIVe siècle, des quarante Miracles de Notre-Dame par personnages, qui s'échelonnent de 1339 à 1382, LS a démontré qu'il y a une baisse régulière, presque d'année en année, de 60,2% à 24,6% de formes correctes; pour les premiers Miracles, le copiste a donc scrupuleusement reproduit un état de langue archaïque ("garant d'une transmission fidèle"?), qui n'avait pratiquement aucun rapport avec le sien propre. De même, dans les recueils de textes de dates différentes copiés par une seule main, on relève des degrés de correction assez différents; c'est le cas, par exemple, du célèbre manuscrit BN fr. 837 pour lequel l'auteur a établi les chiffres suivants (p. 180-183): le Vilain mire (après 1250): 88,2%, Les ordres de Paris de Rutebeuf (vers 1263): 89,3%, Auberée (vers 1200?): 97,5% et Les plaies du monde de Rutebeuf (après 1271): 100%. Enfin la seconde copie du Roman du Mont-Saint-Michel garde, malgré une baisse notable par rapport à la première, 35% de formes correctes, à une époque où la déclinaison devrait être définitivement abolie en Normandie ainsi qu'il ressort également des chartes de 1268 à 1300. Si l'on fait la part du décalage parfois très net entre les chartes et les textes littéraires et du caractère conservateur de bien des copies et qu'on tienne compte, d'autre part, de ce que la langue des textes littéraires est presque toujours très hétérogène, si bien que toutes les différentes graphies d'un texte ne peuvent guère correspondre à la prononciation du copiste, il n'est pas déraisonnable de penser que les rapports entre la langue écrite et la langue parlée sont plus compliqués que ne le laissent supposer les remarques optimistes de l'introduction (p. 18) et que les graphies peuvent avoir un caractère artificiel, dans ce sens que les copistes ont introduit - ou tenté d'introduire - ou bien ont gardé des formes plus "correctes" que celles de la langue parlée, un "purisme" que l'auteur admet d'ailleurs, presque à contre-cœur, à propos des œuvres de Froissart (p. 205-206) et qui a pu jouer ailleurs que dans ce cas privilégié. Dans une thèse sur "la déclinaison bicasuelle de l'ancien français", il n'aurait donc pas été hors de propos de regarder d'un peu plus Side 129
près les modestes hypothèses de Jacques Chaurand et de Christiane Marchello-Nizia. Il n'en demeure pas moins que l'explication géographique et chronologique est tout à fait convaincante dans ses grandes lignes et que les philologues devront désormais faire preuve de plus de prudence avant d'avancer celle du purisme picard. Copenhague
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