Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Svein Eirik Fauskevâg: Sade dans le surréalisme. Solum forlag, Norvège / Les Editions Privât, France s. d. 399 p.

Maryse Laffitte

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Dans cette thèse de doctorat qui a été soutenue en norvégien en 1977 et qui a été publiée dans sa traduction française en 1982, Svein Eirik Fauskevâg (SEF) se propose de "discerner comment Sade, personnage historique et auteur d'une œuvre marquée par son époque, s'est trouvé transformé en un personnage mythique dont les dires ont revêtu une signification prophétique" (dos du livre). Pour ce faire, SEF présente tout d'abord Sade dans son contexte historique (le XVIIIe siècle, la Révolution française) et dans ce qu'il considère comme l'ensemble des références théoriques dont Sade est tributaire. A partir de là, il nous offre une interprétation du sadisme qui sous-tend la seconde partie de la thèse, consacrée à Sade dans le surréalisme, aux différentes étapes de l'évolution de ce dernier et aux différents moments de sa formulation théorique.

Il semblerait qu'on puisse en général rencontrer deux attitudes devant les textes de Sade. La première, issue du XIXe siècle, est un rejet scandalisé et horrifié, dû peut-être à une lecture de ces textes, mais souvent aussi à la simple mauvaise réputation de leur auteur. On peut également ajouter une variante à cette première attitude: celle de l'Ecole de Francfort qui voit dans Sade un précurseur de Hitler. La seconde manière, fondée elle aussi sur une réaction d'effroi et d'horreur devant ces textes diaboliques, diffère toutefois de la première sur un point essentiel: au lieu de céder à la tentation du rejet brutal, elle se laisse aller à une fascination devant la qualité littéraire et le caractère inouï, parce que monstrueux, d'un tel objet, et essaie de comprendre le sens de l'horreur que provoque la lecture de Sade. Cette seconde attitude est celle des exégètes de Sade (Lely, Heine) et de ses commentateurs (dont les plus connus sont Bataille et Blanchot). Ces deux attitudes ont par conséquent un point en commun: elles sont engendrées par une réaction de stupeur horrifiée devant le caractère odieux de cette prose.

SEF, quant à lui, propose une troisième attitude: celle d'une lecture naturalisante et fonctionnelle. Sade n'était ni un monstre, ni un fou (ni même un écrivain, dirait-0n...), il était simplement un philosophe àla manière du XVIIIe siècle qui essayait de répertorier tout ce que contenait la nature. Tout est rationnel dans l'univers sadien et "dans la perspective de la nature, l'opposition ordre-désordre est réduite à néant, ces deux notions en venant à exprimer l'enchaînement inévitable des mouvements, la suite naturelle des causes et des effets" (p. 73). Il n'y a par conséquent pas de "déraison" chez Sade, la preuve, c'est qu'il s'inspire d'Holbach et de La Mettrie, qui, comme chacun sait, étaient des matérialistes rationalistes (ce que, d'ailleurs, il aurait peut-être fallu nuancer). Ergo, Sade est un matérialiste rationaliste. CQFD. Il y a bien sûr des contradictions dans les raisonnements que Sade prête à ses personnages, en particulier sur la nature, l'égalité, la politique, le pouvoir des forts, etc. Mais tout cela relèverait d'une logique baroque, qui accepte les contradictions sans leur chercher de résolution (p. 71 par exemple).

L'athéisme de Sade serait dû à un rejet de Dieu auquel seraient opposées les lois de la nature "reconnue par Sade comme fondamentalement naturelle, et donc comme véritablement"bonne"" (p. 142). Les horreurs décrites par Sade dans une surenchère répétitive de débordements et d'excès ne seraient que le fruit d'une volonté rationaliste empirique de description de la nature, habitée, de même que l'homme qui en est un élément animal,

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par un principe énergétique "igné", qui serait à l'origine non seulement des exactions des forts, mais aussi à l'origine de l'activité scripturale. C'est ce que Sade semble dire par moments de ses propres écrits, c'est donc ce que SEF reprend au pied de la lettre pour tenter de nous démontrer que, puisque Sade se croyait matérialiste rationaliste, il l'était... D'ailleurs, "par son écriture, Sade désire compenser l'abstinence forcée et l'isolement erotique auxquels il est contraint..." (p. 107). Peut-être, en effet, est-il préférable d'écrire Justine ou Les 120 journées plutôt que de regarder tristement les murs de sa prison. Cela dit, il est permis d'une part de se demander pourquoi tous les prisonniers de la Bastille n'en ont pas fait autant, d'autre part de constater que ce genre de remarque ne nous apprend pas grand-chose sur les textes de Sade et sur leur logique interne. Evitant toute analyse narrative des romans qui lui aurait peut-être permis de nous éclairer sur le bien-fondé de son argumentation, SEF s'acharne à tirer Sade vers d'Holbach, Helvétius et La Mettrie, en rapprochant des citations de romans isolées de leur contexte narratif, d'extraits de correspondanceet de textes théoriques. 11 prétend ainsi nous démontrer que les commentateurs de Sade au XXe siècle, tel Lely, ont tenté de l'interpréter selon un dynamisme symbolique "caractéristique d'une pensée romantique et post-romantique [qui] n'est pas celle de Sade qui a expressément choisi la perspective d'un matérialisme mécaniste" (p. 98). En d'autres termes, si Sade, en dépit de multiples contradictions, dit parfois qu'il est matérialiste, nous devons le croire. Voilà qui facilite la tâche de la critique littéraire...

Mais cessons là ce qui pourrait être pris pour du persiflage. Une question se pose devant ce qui apparaît comme un contresens fondamental dans cette démarche; contresens tant au niveau de la méthodologie que de l'interprétation. De la méthodologie d'une part, car affirmer — sans analyse narrative précise montrant le fonctionnement d'un texte (quand les personnages parlent-ils, devant qui, que font-ils pendant qu'ils parlent, etc.) et, dans le cas de Sade, l'articulation de ses contradictions comme le fait Maurice Blanchot dans ce texte d'une acuité remarquable intitulé "La raison de Sade" (in Lautréamont et Sade, Les Editions de Minuit, 1949) - affirmer, dis-je, que la philosophie de cet auteur étrange, pourtant mort en 1814, est un plat décalque du matérialisme ambiant au XVIIIe siècle, relève de la généralisation pour le moins abusive. Contresens au niveau de l'interprétation d'autre part, car réduire Sade, l'auteur des profondeurs abyssales et de l'excès monstrueux, à la platitude naturelle d'un champ de neige, c'est lui nier toute particularité, le rendre inoffensif et lui retirer son caractère impensable.

La question qui se pose est par conséquent la suivante: pourquoi cet aplatissement naturalisant
et fonctionnalisant de l'auteur le plus horrible de la littérature française (et sans
doute mondiale, comme le dit Maurice Blanchot)?

Une réponse, fonctionnelle elle aussi, semble s'imposer: SEF veut démontrer que les surréalistes, héritiers d'Apollinaire en la matière, ont surinterprété Sade en le "divinisant" et en en faisant un héros tragique (donc romantique) à l'image de leurs propres théories et aspirations poétiques. Il était donc apparemment nécessaire, pour étayer une telle thèse, de creuser autant que possible l'écart supposé entre Sade et les surréalistes. Pourtant, à la réflexion, cela n'était pas nécessaire. Il est correct d'affirmer que les surréalistes ont tiré dans une certaine mesure Sade dans leur sens. Il n'est pas possible de reprendre ici le détail du raisonnement de SEF, mais étant donné les prémisses théoriques qu'il établit lui-même dans la première partie de sa thèse, l'analyse qu'il propose de la surinterprétation que les surréalistes font de Sade, oscille entre des remarques détaillées et tout à fait pertinentessur les surréalistes eux-mêmes et leur rapport au langage, au désir, à la liberté,

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à la politique, et des considérations parfaitement limitées sur le Sade des surréalistes. Nous en apprenons beaucoup plus en fait sur les surréalistes que sur Sade. Les surréalistes, insiste SEF, ont transformé le "phénomène" Sade en "signe" pur, dégagé de tout contexte historique et théorique, et en ont fait le symbole du désir libéré et libérateur et de la révolution: "le matérialisme scientifique de l'œuvre de Sade qui avait légitimé l'exégèse historique est éliminé au profit de l'insertion du "phénomène" dans une idéologie aux contours ésotériques, subversive, mais affirmative de valeurs" (p. 194). Le "monstre" disparaît et fait place à un "signe" libérateur incarnant la révolte, la liberté et le désir à l'état pur. Tout cela est en partie exact, mais dans la mesure où SEF a refusé obstinémentde voir en quoi Sade glissait déjà vers le romantisme (oui, quoi qu'il en dise), une partie de ses analyses reste dans une semi-vérité. Car, si les surréalistes ont fait un contresensau sujet de Sade, il n'est pas dû à une méconnaisance de son prétendu matérialisme scientifique.

Il y a chez Sade un excès fondamental dans la conception de l'écriture et un écart entre le caractère apparemment rationnel des propos tenus par ses personnages et les implications contradictoires qu'ils entraînent. Et ces deux aspects, pour le moins, sont romantiques. L'excès dans l'écriture est sans doute ce que les surréalistes ont le plus justement perçu et ce qu'ils ont retenu et intégré à leur propre vision du monde. Cela précisément parce qu'il s'agissait de textes dont la démesure était à l'image des déclarations de principe outrancières des surréalistes eux-mêmes, dont SEF perçoit bien, pourtant, l'écart avec leur mode de vie. Mais il est en cela victime de son refus de prendre les textes pour ce qu'ils sont, à savoir des écrits, des réservoirs de phantasmes, avec leur logique et leurs univers propres, et non le reflet littéral de conditions d'existence données.

Le second aspect évoqué comme romantique (l'écart entre le caractère apparemment rationnel des propos tenus par les personnages de Sade sur Dieu, la nature, le pouvoir, etc. et les implications contradictoires qu'ils entraînent) pose un problème essentiel pour la sensibilité romantique: celui du non savoir provoqué par un savoir rationnel poussé dans ses derniers retranchements. Une connaissance présentée avec insistance comme la connaissance prétendue rationnelle des lois d'une nature prétendue bonne, aboutit à une interrogation sans réponse sur la finalité contenue dans la nature. Il aurait d'ailleurs fallu, à cette occasion, rappeler que Sade polémique explicitement avec Rousseau et sa conception de la nature. Sade croyait-il vraiment que c'était un acte de bonté que de tuer une mère ou de torturer ses semblables à mort? On a peine à croire qu'on puisse lui attribuer la naïveté d'un tel point de vue. Sade s'interroge sur les limites du possible dans l'horreur devant l'injustice, l'arbitraire et le vide fondamentaux de la nature et pousse cette interrogation jusqu'à l'ultime frontière d'une logique dans laquelle coïncident "la plus grande destruction et la plus grande affirmation" (Maurice Blanchot, op. cit., p. 43).

Ces contradictions, comprises par SEF comme l'expression d'une pensée "baroque", annoncent par conséquent bel et bien ce que les romantiques percevront comme l'axe essentiel de leur réflexion: la distance infranchissable qui existe entre le dire et le faire, que l'on peut d'ailleurs ramifier en autant d'oppositions binaires que l'on désire: amour/ sexualité, Bien/Mal, force/faiblesse, esprit/matière, etc. Il y a dans la nature et dans l'être humain des forces qui échappent aux déclarations de principe, qui obéissent à une logique imprévisible. C'est une des "leçons" de Sade et c'est ce qui permet à Maurice Blanchot de le traiter de "moraliste de pure tradition" (op. cit., p. 47). Voilà pourquoi

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il eût été autrement intéressant d'essayer de saisir en quoi matérialisme et romantisme se rencontraient et comment ils s'articulaient dans l'œuvre de Sade - ce qui a permis, par ailleurs, aux surréalistes d'exploiter certains aspects de Sade à outrance -, au lieu de les opposer catégoriquement comme deux univers qui n'avaient rien en commun.

Copenhague