Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Réponse à Palle Spore

Lene Schøsler

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Je remercie Palle Spore (PS) pour sa lecture très attentive de ma thèse. Je regrette que PS ne partage pas toujours mes idées sur ce qui est essentiel et sur ce qui ne l'est pas; ainsi je ne peux accepter son opinion selon laquelle la réfutation des théories antérieures et l'étude de certains facteurs (87, C3) destinés à modifier leur importance au cours de la période étudiée (les chapitres 4 à 7) serait un aspect périphérique ou un thème secondaire. Le même désaccord se manifeste chaque fois que PS s'en prend à des détailsl sans grande importance, tout en acceptant le cadre dans lequel ils s'inscrivent. Que PS m'excuse de ne pas les relever tous, mais seulement ceux qui me semblent les plus pertinents.

Si PS accepte mon analyse actantielle et les conséquences qui en découlent pour l'évaluation du rôle de la déclinaison bicasuelle, il aurait par contre préféré une étude menée selon les traditionnelles méthodes du structuralisme à la Togeby. Mais PS ne voit pas en quoi le structuralisme "classique" aurait limité ma perspective. Evaluer l'efficacité de facteurs coopérants, faire éclater le cadre étroit de la morphosyntaxe en incluant des facteurs de nature différente, mais tout aussi formelle (telle la sélection lexicale), dépasser la limitation traditionnelle à la phrase, voilà qui est rendu possible, ce me semble, par l'acceptation d'autres méthodes linguistiques. Que PS ne s'étonne pas non plus que je n'aie pas établi une hiérarchie à la Togeby, puisque je ne me place pas dans cette tradition méthodologique; je préfère à la hiérarchie de Togeby - pure abstraction logique - une hiérarchie qui reflète l'importance réelle des facteurs concernés.

La critique la plus pertinente de PS vise les parties de mon étude qui concernent Vs
final et les dialectes. J'essayerai de préciser ma pensée sur ces deux points.

La prononciation de Vs final est un problème délicat et ma présentation des faits laisse
peut-être à désirer. Voici quelques aspects sur lesquels il me semble nécessaire d'insister:

Mes trois critiques ne semblent pas avoir compris le fond de la question sur Vs final. L'essentiel ne concerne pas la disparition de Vs final - qui n'est jamais devenue totale (n'oublions pas la liaison) - mais Vinstabilité de Vs final, due à son amuïssement devant consonne, instabilité qui a rendu le paradigme nominal encore plus compliqué qu'il ne l'était auparavant. (Voir P. Th. Van Reenen et L. Schosler: Le système des cas et sa disparitionen ancien français, Amsterdam 1983. A Povl Skârup: cette idée est neuve; elle ne se laisse pas réduire à l'ancienne théorie sur la disparition de Vs que je réfute dans ma thèse, p. 239-40.) Cette complication menaçait en même temps la distinction du nombre, menace qui a disparu grâce à la suppression de la distinction du cas. Il s'agit ainsi d'un changement systématique et non pas d'une évolution phonétique "mécanique" - autrement, on aurait du mal à expliquer la conservation des catégories du nombre et de la personne (verbale). A l'appui de mon hypothèse, il faut montrer que Vinstabilité de Vs commence d'abord à l'Ouest, pour se répandre ensuite vers l'Est, le Sud-Ouest et le Nord. Bien des faits confirmentl'existence du mouvement phonétique esquissé: mon étude de textes littéraires, de chartes, de traités d'orthographe du XIIIe et du XIVe siècle (sur lesquels je passe trop rapidement dans ma thèse) et les cartes dialectales de l'Atlas, non seulement la carte 219



1: PS s'étonne de ne pas avoir trouvé parmi les facteurs B les complétives et constructions infinitives en fonction de sujet — mais j'ai seulement relevé des cas de complétives, etc. en fonction de sujet plus verbe monovalent (avec ou sans tiers actant), c'est-à-dire des occurrences du type Bone chançon plest vous a escouter... (Charroi, y. 3), qui entre sous le facteur A.

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que je reproduis, mais aussi les cartes 166 et 57. (Réplique à PS: Comme la disparition de la déclinaison constitue une simplification provoquée par une complication paradigmatique rendue intolérable par Yinstabilité de Ys final, il n'y a pas nécessairement de rapport direct entre le pourcentage de "fautes" et le pourcentage de -s final supprimé.)

PS remarque avec justesse quelques incorrections dans le chapitre 8; je profite de cette
occasion pour les corriger:

1) A la page 173, les pourcentages doivent être corrigés comme suit:
à l'Ouest: de 80 à 100% de formes a-casuelles
au Centre: de 20 à 80% de formes a-casuelles
au Nord et à l'Est: de 0 à 20% de formes a-casuelles.

L'unique conséquence de cette correction est que la frontière séparant les dialectes du
Centre et ceux du Nord et de l'Est traverse la Champagne, ce qui, d'ailleurs, cadre parfaitement
avec l'analyse des textes.

2) A la page 192, lire Charente au lieu d'Anjou.

Considérons plus attentivement une question dialectale à laquelle PS semble attacher
beaucoup d'importance: la position du dialecte anglo-normand.

PS propose une théorie sur la disparition du système bicasuel selon laquelle l'anglonormand serait le centre d'où jaillirait la décomposition. Je dois avouer qu'il s'agit là d'une théorie qui ne cesse de m'étonner. Ceux qui ont étudié le dialecte anglo-normand verront immédiatement une masse de faits tant linguistiques que culturels qui annulent une pareille théorie. Considérons-la de plus près.

L'anglo-normand connaîtrait "vers 1100 une simplification importante de son système casuel" tout en conservant Ys final. Or, les deux affirmations sont fausses: il n'existait pas de dialecte anglo-normand vers 1100 - les Normands ne commencent à s'installer qu'entre 1090 et 1102 (voir M. D. Legge: L'anglo-normand: langue coloniale? p. 86) — comme il n'existe d'ailleurs pas de textes représentatifs d'un tel dialecte vers 1100! Pour le début de la période, les spécialistes (Pope, Vising, Waters, Ernst...) sont d'accord pour penser qu'il n'y a pas de différences entre le dialecte normand et le français parlé en Angleterre. A partir de la seconde moitié du XIIe siècle, des traits dialectaux caractéristiques apparaissent. Pour la question qui nous occupe, il est intéressant de noter que l'amuïssement des consonnes finales2 (cf. Pope §§ 1202-3, 1232) amène une confusion progressive non seulement des cas, mais aussi des genres, et il importe de remarquer qu'en anglo-normand, la confusion des cas est totale: cas sujet pour cas régime et vice versa, contrairement à l'état de choses sur le contient (cf. ma discussion à propos des "fautes inverses" p. 237-238). Ainsi apparaît avec netteté la différence entre une langue modifiée par un substrat ignorant les catégories de la langue "coloniale" et une langue dont la simplification se poursuit dans une direction déterminée. Contrairement à ce que pense PS, la décomposition du système bicasuel commence donc vers la même époque des deux côtés de la Manche (cf. ma thèse § 8.2.1. Les dialectes de l'Ouest), mais la simplification se poursuit de façon essentiellement différente, comme je viens de le suggérer; voilà la raison pour laquelle je n'ai pas inclus l'anglo-normand dans mon étude (cf. § 8.1.).

Mais il y a plus: serait-il possible de postuler une influence culturelle — allant de
l'Angleterre en France - assez forte pour pouvoir modifier la langue sur le continent?



2: Y compris l'i final - serait-ce possible que PS confonde la prononciation de l'anglais avec celle de l'anglo-normand?

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Une telle influence ne me semble plausible que si le dialecte anglo-normand bénéficiait d'un certain prestige. Au préjudice de la théorie de PS, les preuves d'un tel prestige n'existentpas, bien au contraire: Vers 1170, une nonne s'excuse d'écrire dans son dialecte anglonormandnatal, ne pouvant faire mieux, alors que Guernes de Pont-Sainte-Maxence se vante de sa langue provenant d'lle-de-France (pour plus de détails, voir ma thèse, p. 171):

Mis languages est bons, car en France fui nez {La Vie de S. Thomas Becket)

Plusieurs sources latines illustrent le peu de respect du dialecte anglo-normand, auquel on voit appliquer le qualificatif "barbare". C'est ainsi que Gervais de Tilbury (début du XIIIe siècle) nous apprend que les fils de nobles étaient envoyés en France "ob linguae nativae barbariem tollendam" - et il parle de l'anglo-normand, pas de l'anglais (cf. lan Short: On Bilingualism in Anglo-Norman England).

Les dernières remarques de PS sur lesquelles je m'attarderai concernent les déterminants
et la catégorie du nombre.

L'hypothèse phonétique de PS concernant les déterminants n'est au fond qu'une reprise partielle de l'argumentation de Spence, que je cite dans ma thèse p. 249, à ceci près que PS oublie d'expliquer le passage de [e] à [e]. Il passe également sous silence le fait suivant, qui est très gênant pour son hypothèse: si la valeur [e] de ces est étymologique, la valeur [a/e] de ce < cel/cest ne l'est pas - et on accepte mal un mouvement analogique allant de l'article défini au démonstratif au singulier: {la] ->• [ca] (cf. Dees, Démonstratifs, p. 123 ss.), et un mouvement inverse au pluriel: [ces] -+ [les].

L'évolution phonétique des déterminants ne se laisse expliquer — cela me paraît indéniable - que par des considérations d'ordre systématique disant qu'une distinction univoque du nombre s'imposait à l'époque qui nous intéresse. Ceci nous amène à considérer brièvement les observations de PS à propos de la catégorie du nombre (pour plus de détails, voir plus loin: Appendice).

PS esquisse une analyse de la catégorie du nombre pouvant servir de réplique à mon analyse de la catégorie des cas. J'avoue comprendre difficilement les dénombrements de PS - par quelle voie syntaxique est indiqué le nombre? compte-t-il ou non comme morphologique l'indication du nombre à l'aide d'un déterminant? En étudiant l'extrait du Charroi examiné par PS, je n'ai relevé que trois types d'indication morphologique et un type d'indication sémantique: 1) la forme du syntagme nominal, 2) la forme du syntagme verbal, 3) le renvoi anaphoriqu e3 et 4) le nombre lexical. Le vers 21 réunit 1), 2) et 4):. iiii. saietesot libers au costé; le v. 89 illustre entre autres 3): {corn ci a longue atente) A bachelier qui est de ma jovente!

Quelle qu'ait été l'intention de PS en étudiant le Charroi, ses statistiques ne font que confirmer mon raisonnement exprimé à la page 241 de ma thèse; elles prouvent que la distinction du nombre est signalée surtout de manière morphologique (85%); il a ainsi été nécessaire de conserver une distinction morphologique du nombre, parce que - en dehors du nombre lexical - il n 'existait pas d'autre manière d'indiquer le nombre.

Odense



3: Je suis surprise que PS oublie que le pronom relatif/interrogatif véhicule le nombre (et la personne) de l'antécédent/du réfèrent, qui se manifeste dans l'accord: les lettres que j'ai écrites, les filles qui partent.

Bibliographie

Dees, A.: Etude sur l'évolution des démonstratifs en ancien et en moyen français, Groningen
1971.

-: Atlas des formes et des constructions des chartes françaises du XIIIe siècle, Tübingen
1980.

Ernst, G.: La flexion des substantifs, des adjectifs et des participes dans le Roland d'Oxford
(ms. Digby 23), Lund 1897.

Legge, M. D.: L'anglo-normand: langue coloniale? Actes du XIIIe Congrès International
de Linguistique et de Philologie Romanes, Québec 1976, p. 85-90.

Pope, M. K.: From Latin to Modem French with Especial Considération of Anglo-Norman
Manchester 1952.

-: The Romance of Horn by Thomas,Oxford 1964.

Reenen, P. Th. van et Schosler, L.: Le système des cas et sa disparition en ancien français,
Vrije Universiteit Working Papers in Linguistics no. 4, Amsterdam 1983.

Short, I.: On Bilingualism in Anglo-Norman England, Romance Philology 33 (1980), p. 467-479.

Spence, N. C. W.: A Note on the History of the French Definite Article le/la/les, Romance
Philology 29 (1976), p. 311-318.

Vising, J.: Etude sur le dialecte anglo-normand du XIIe siècle, Uppsal 1882.

Walberg, E.: Le Bestiaire de Philippe de Thaün, Paris/Lund 1930.

Waters, E. G. R.: The Anglo-Norman Voyage of Saint Brendan by Benedeit, Oxford 1928.