Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Morten Nojgaard

Morten Nojgaard

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La thèse de Lene Schosler (LS) se propose de répondre à deux questions: la fonction syntaxique de la déclinaison bicasuelle (db) et les causes de sa disparition. Les 200 pages consacrées à la première question apportent une réponse sans doute définitive, qui peut se résumer en peu de mots: la db n'avait pas de fonction syntaxique nécessaire en ancien français! La thèse est hardie, mais la démonstration convaincante. Seule elle explique les quatre traits, pour le moins étonnants, qui caractérisent le statut de la db dans l'ancienne langue:

Io Les plus anciens textes sont déjà "irréguliers" (ne respectant pas entièrement la db).

2° Les textes réguliers apparaissent tard: le premier texte qui respecte la db à 100%
est le Perceval de Chrétien dans un ms du XIIIe s. (LS 102).

3° Les textes ignorant totalement la db sont pratiquement contemporains des premiers textes réguliers, le premier Miracle de Saint-Louis, quina qu'un seul es, étant d'env. 1300 (v. LS 109) et les chartes de l'ouest rédigées entre 1266 et 1300 (LS 197) ne connaissant quelques rares es qu'à l'état de formes figées.

4° Jusqu'à la disparition définitive de la db les "fautes inverses" (c'est-à-dire es pour cr) restent pratiquement inconnues. C'est un des grands mérites de LS d'attirer l'attention sur ce phénomène qui prouve sans réplique que, dès les premiers textes, le sens de l'évolution reste établi dans le système de la langue: le cr est senti comme le cas extensif, et si l'on devait "fauter", on pouvait remplacer le es par le cr, mais non inversement.

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Si l'on comprend qu'une catégorie flexionnelle qui, dans le corpus de LS, n'assure l'identification actantielle entre le sujet et l'objet que dans quatre cas parmi les très nombreux exemples recensés par LS avant 1200 (LS 111), n'assume pas de fonction syntaxique essentielle, il demeure en revanche mystérieux non pas qu'elle ait disparu, mais qu'elle ait survécu du IXe jusqu'à la fin du XIIIe siècle! En d'autres mots: quel a bien pu être le rôle que la db a dû jouer dans la langue pendant cette période plutôt longue? Là-dessus, malheureusement, LS ne nous renseigne guère. Elle s'en tient à prétendre que la langue écrite a dû être le reflet de la langue parlée, en ce qui concerne la db. Pour ma part, je verrais plutôt la db comme un ornement stylistique particulier à la langue écrite, ayant donc un statut parallèle à des phénomènes modernes comme le passé simple ou le nombre marqué par-s(-x).

En effet, si la db n'est qu'un ornement stylistique, il est normal que sa présence varie à la fois de texte à texte et d'époque en époque, selon les modes du temps et des milieux culturels. LS se contente d'enregistrer ces variations, ce qu'elle fait d'ailleurs avec une grande finesse. Le terrain est ainsi déblayé pour l'étude stylistique qui s'impose. Seule une interprétation stylistique peut expliquer comment une régularisation rigoureuse (Chrétien, les chroniqueurs) a pu accompagner un mouvement exactement inverse chez des auteurs qui renonçaient toujours davantage à orner leurs discours de es. (chartes, Miracles). Cette interprétation est corroborée par la découverte importante de LS (p. 118): les textes réguliers montrent la même progression de la "série 3", c'est-à-dire des actants pronominaux (il - le, etc.), que les textes parfaitement irréguliers. Le fait prouve que l'évolution des catégories syntaxiques de base se poursuit indépendamment de celle de la db, phénomène parfaitement naturel, du moment que la db reste un ornement sans incidence sur la structure fondamentale de la phrase.

Le meilleur argument contre l'hypothèse stylistique, qui rejoint finalement celle de la tradition philologique, est sans doute la "régularité" dialectale de la disparition, allant de l'ouest vers l'est. LS a consacré beaucoup d'efforts à prouver ce mouvement dialectal, tout en convenant elle-même (p. 216) que les faits dialectaux — pour autant qu'ils soient connus - sont très difficiles à interpréter: dans quelle mesure les textes reproduisent-ils fidèlement les parlers locaux du moment? Quelle est l'influence des ateliers, des traditions scripturales, etc., etc.? Notons, par exemple, que selon Pope le -s (et le -t) final se serait affaibli d'abord dans le sud du domaine d'oïl (Maine, Anjou), et aurait résisté le plus longtemps dans le nord (Picardie). D'après les données de Pope, on s'attendrait donc plutôt à un mouvement allant du sud vers le nord. Dans l'état actuel de nos connaissances, l'argument dialectal ne me paraît pas concluant.

LS ne consacre qu'une trentaine de pages à la deuxième question: les causes de la disparition de la db. Aussi bien est-ce, sans aucun doute, cette partie qui suscitera le plus de critiques. A juste titre, car LS a ici voulu faire trop - et trop peu. L'hypothèse est vaste et audacieuse (voir le résumé de Palle Spore) et nécessiterait une analyse exhaustive de phonétique, de phonologie et de morphologie pour tout ce qui touche de près ou de loin au statut de -s en ancien français. Comme on ne nous la donne pas, l'hypothèse reste une simple idée.

Je pense que le problème tient en partie à ce que LS reste tributaire de la tradition philologique attribuant une importance excessive à l'amuïssement du -s. Elle démontre sans réplique que le rendement fonctionnel de la db est quasi nul pendant toute la période de l'ancien français. Par conséquent, il lui faut un autre facteur qui ait pu déclencher la

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disparition du système casuel. Ce serait là le rôle du -s final. Or cette idée ne résiste pas à l'analyse. Il suffit de penser à la situation de la catégorie du nombre en français écrit moderne, telle qu'elle s'est établie depuis le XVe siècle. La marque du pluriel est un -s qui non seulement ne se prononce plus (sauf en liaison), mais qui n'a jamais été prononcé depuis qu'il est devenu exclusivement une marque de nombre (et non plus aussi de cas)! L'amuïssement de -s ne constituerait donc aucun argument pour l'abandon de la db.

En fait, LS néglige de considérer l'amuissement des autres consonnes finales, puisque cette évolution générale a une importance évidente pour toutes les flexions nominales. En effet, le phénomène de base qui fait bouger tout le système morphologique des langues romanes est l'affaiblissement phonique de la fin consonantique de la dernière syllabe du groupe phonique, et cela dès le latin parlé à l'époque classique. Ce mouvement a été particulièrement fort et a duré particulièrement longtemps dans le domaine gallo-roman.

Une des conséquences de cette évolution phonétique est de déplacer les marques de flexion vers la partie initiale du syntagme nominal. C'est ainsi que les déterminatifs du nom sont appelés à assumer de nouvelles fonctions flexionnelles, les flexions nominales ne persistant qu'à l'état de marques uniquement écrites ou de vestiges clairement archaïques de systèmes flexionnels défunts (canal - canaux, etc.).

De ce point de vue aussi, ce n'est pas la disparition, mais la conservation de la db qui
fait problème, puisque la survie d'une forme telle que le cas sujet marquée par une consonne
finale en voie avancée de disparition apparaît bien comme une anomalie.

Dans ces conditions, le véritable problème, en ce qui concerne la disparition de la db, n'est donc pas le sort spécifique du -s, mais la question de savoir si la langue réussit à transporter les marques casuelles de la partie finale du mot à la partie initiale du syntagme nominal, c'est-àdire à baser la flexion nominale sur la flexion des déterminatifs. LS a fort bien vu le problème (malgré son idée fixe concernant -s), puisqu'elle discute p. 223 sqq. la possibilité d'un "paradigme II", c'est-à-dire un état hypothétique de la langue où les noms ne connaîtraient que le nombre alors que les déterminatifs (masculins) exprimeraient le cas (basé sur l'alternance vocalique -/a). On peut constater qu'un tel paradigme n'a jamais été généralisé: seul le nombre a réussi à s'affirmer comme flexion determinative basée sur l'alternance vocalique (a (et autres voyelles)/e). La question de savoir pourquoi le cas n'a pas pu suivre la transmigration du nombre reste enveloppée dans un épais mystère, aussi après la thèse de LS.

Une valeur fondamentale du travail de LS est la richesse des analyses de détail. Il abonde en commentaires d'exemples judicieusement choisis, en statistiques instructives et en aperçus stimulants. Ainsi l'intérêt qu'il suscite dépasse de très loin la question de la db. Je n'en veux pour exemple que le chapitre de l'ordre des mots en ancien français (p. 122 sqq.)- LS renouvelle nos connaissances sur l'ordre respectif du sujet, du verbe et de l'objet et ses statistiques constitueront un instrument de travail qui sera indispensable à toute étude future de l'ordre des mots en français. Par exemple LS peut prouver, chiffres en main, le caractère exceptionnel de l'ordre VSO, observation extrêmement importante pour qui veut comprendre la continuité de l'évolution. En effet, si le français moderne n'admet plus que l'ordre SVO (quand les membres sont nominaux), l'ancien français connaît aussi l'ordre SOV. Or, l'élimination de l'ordre VSO comme ordre possible en ancien français permet de voir que le français a moins changé qu'il n'y paraît, puisque le rapport entre S et V est resté constant par rapport à O: le sujet reste de toute façon à l'extérieur du noyau constitué par V et O, quel que soit l'ordre respectif de ces deux éléments. LS a relevé en tout et pour tout 11 exemples de VSO: il faudrait soumettre ceux-ci à un examen critique.

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La thèse de LS est riche de ce genre d'observations inspiratrices d'autant plus qu'elle se base toujours sur une documentation philologique solide, de première main. La chronologie des circonstances dans lesquelles la db a disparu pourra peut-être être approfondie et nuancée, mais je ne vois pas comment on pourrait mettre en doute les grandes lignes de la démonstration de LS. En revanche, je ne pense pas que le dernier mot soit dit sur l'énigme de la disparition de la db: nous attendons avec impatience les résultats de l'enquête en cours à Amsterdam sur le sort de -s en ancien français.

Odense