Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Jacques Lerot: Abrégé de linguistique générale, Louvain-La-Neuve, Cabay, 1983.309 p.

Marianne Hobæk Haff

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UAbrégé de linguistique générale de Jacques Lerot est divisé en quatre grandes parties: les fondements de la linguistique, le phonisme, les disciplines à base sémantique, la syntaxe. Les objectifs de l'auteur, qui sont précisés dans l'avant-propos, ont été de faire "un essai de synthèse rassemblant en un système cohérent les acquis des récents développements de la linguistique". Il a également voulu donner aux non-linguistes "un guide orienté davantage sur le savoir-faire que sur l'acquisition d'un savoir encyclopédique" et aux linguistes "un projet de grammaire à niveaux multiples de description réunissant les disciplines traditionnelles de la linguistique en un modèle unique". Enfin l'auteur s'est proposé de réaliser "un ouvrage de référence efficace centré sur la précision des définitions et l'exposé de méthodes d'analyse". C'est donc un projet très ambitieux. Cet ouvrage

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n'est cependant pas tout à fait réussi à notre avis. D'une façon générale, la présentation est trop condensée, et des chapitres ou paragraphes entiers en souffrent. De même, le morcellement de l'exposé peut rendre la lecture difficile. Nous avons bon nombre d'objections,dont nous allons présenter quelques-unes seulement.

Pour voir à quel point la présentation peut être raccourcie, on n'a qu'à se reporter aux pages 8 et 21, où l'on trouve des paragraphes ne comportant qu'un titre: 4.3. "La reproductibilité des analyses du grammairien", 12.4. "Relativité de la généalogie des langues". Etant donné qu'il n'y a pas de commentaires de la part de l'auteur, c'est sans doute au lecteur d'imaginer un texte qui convienne.

L'analyse des dichotomies langue/parole et compétence/performance aurait gagné à être étoffée. A notre avis, l'auteur aurait dû préciser que langue et parole sont des concepts de la linguistique structurale, alors que compétence et performance sont des termes de la grammaire generative. Au lieu de dire que "Performance et parole sont deux aspects du même phénomène" (p. 15), commentaire peu précis, on pourrait confronter ces notions, comme le fait le Dictionnaire de linguistique de Dubois et alii: "La performance, concept de la grammaire generative, correspond au concept de "parole" de la linguistique structurale" (p. 366).

Pour Lerot, le signifié est "une image conceptuelle correspondant approximativement à la somme des sens particuliers des éléments significatifs" (p. 12, voir aussi p. 199). Mais comment une image abstraite peut-elle être "la somme des sens particuliers", ceux-ci étant souvent contradictoires et d'une multitude si considérable qu'on ne peut même pas être sûr de les avoir tous inventoriés. Nous sommes tentée de citer Gustave Guillaume: "Ces valeurs, diverses jusqu'à la contradiction, sont ce que nous appelons les valeurs d'emploi de la forme verbale dite imparfait. Leur étude, par les nuances de pensée qu'elle fait voir, est attachante. Mais par un côté elle est décevante, car on ne parvient pas, par la seule observation des faits de discours, à assigner à l'imparfait une valeur une, qui serait celle de l'imparfait même, et non pas des emplois que le discours en fait" {Leçons de linguistique 1948-1949, série A, p. 78). Selon Guillaume, la valeur une et principale que représente le signifié se définit par la position de l'unité dans le système psychique, et il illustre cette thèse d'une façon remarquable dans l'ouvrage cité.

Dans le paragraphe intitulé "Généalogie des langues occidentales", Lerot écrit que le norvégien a trois variantes: riksmâl, landsmâl, nynorsk (p. 23). C'est là une triade qui boite, cependant, car il y a deux langues officielles en Norvège, à savoir bokmâl et nynorsk. C'est en 1929 qu'il a été décidé de remplacer les dénominations riksmâl / landsmâl par bokmâl / nynorsk, langues qui ont été modifiées ensuite par une série de réformes. Riksmâl et landsmâl sont donc les noms anciens de nos deux langues officielles. En plus, le terme riksmâl désigne une forme archaïque de bokmâl, que parle une petite minorité de Norvégiens.

Selon Lerot, le linguiste prend comme point de départ des phrases réalisées (un corpus) pour arriver par voie inductive à une théorie (cf. p. 25 et suiv.). Si cette description de la méthode linguistique s'applique bien au structuralisme, elle s'applique moins bien à la grammaire generative, qui critique justement l'analyse à partir de textes réalisés, parce que celle-ci ne tient pas compte de la créativité du langage.

L'auteur soutient à la page 38 que "Toute unité noue avec les unités de même type
des relations paradigmatiques et syntagmatiques que l'on représente souvent par deux
axes qui se croisent". Il est vrai qu'une unité noue des relations paradigmatiques avec

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les unités de même type, mais dire que "toute unité" entretient des rapports syntagmatiquesavec les unités de même type nous semble être une déclaration beaucoup trop générale.Elle est correcte pour ce qui est des unités de deuxième articulation (les phonèmes), mais devrait être nuancée pour ce qui est des unités de première articulation. Car bon nombre de morphèmes grammaticaux, tel le morphème "imparfait", ne se laissent pas combiner entre eux, et également en ce qui concerne les lexèmes il y a des restrictions.

Le chapitre sur la phonétique contient aussi quelques imprécisions, telle la définition des sonantes: "On appelle sonantes les sons au cours de l'articulation desquels l'air peut s'échapper tout à fait librement par les cavités supraglottiques (consonnes nasales, liquides, semi-voyelles, voyelles)" (p. 61). Or sonante s'emploie en linguistique moderne pour désigner certaines consonnes, et celles-ci se caractérisent par le fait qu'elles présentent un certain degré d'obstacle, bien que très faible. Lerot utilise plusieurs fois (p. 63 et p. 70) le terme occlusives nasales, qui représente pour nous une innovation terminologique. Si c'est vraiment une création de la part de l'auteur, il aurait dû en avertir le lecteur. Quoi qu'il en soit, la dénomination occlusive nasale prête à confusion: les nasales sont définies comme des sonantes, et les sonantes s'opposent justement aux occlusives. Un son est continu "lorsque la colonne d'air n'est interrompue nulle part (et donc que l'air s'échappe de façon continue)" (p. 63), écrit Lerot. Plus loin il se contredit, cependant (il s'agit sans doute d'un lapsus): "Continu: Un son est [continu] lorsque l'air ne peut s'échapper de façon continue ni par le nez ni par la bouche" (p. 89).

L'auteur utilise le terme sème d'une façon erronée et contradictoire à la fois. On lit d'abord que "les sèmes, unités fondamentales de la sémantique, ne sont pas directement liés à une forme d'expression" (p. 162), et lors de l'analyse sémique (p. 200-202), Lerot utilise ce terme conformément à la définition donnée; le lexème femme, par exemple, se compose des sèmes "humain", "adulte" et "féminin". A la page 168, Lerot parle cependant du sème chaise: "Ainsi, le sème 'chaise' définit une classe d'objets...". Sème est donc employé avec un sens déviant par rapport à la définition de Lerot et à l'acception générale. Il aurait fallu dire le sémème ou le lexème chaise. Cette erreur est d'autant plus étonnante que de nombreux linguistes choisissent justement le mot chaise pour illustrer en quoi consiste l'analyse sémique. Ainsi, dans le Dictionnaire de linguistique (p. 433) de même que dans le Précis de sémantique française de Mariana Tujescu, par exemple, on trouve que le lexème chaise comporte les sèmes "avec dossier", "sur pieds", "pour une seule personne", "pour s'asseoir", mais pas le sème "avec bras".

Terminons ce "réquisitoire" par un commentaire sur la partie consacrée à la syntaxe. Lerot considère le prédicat comme noyau de la phrase. Cette observation mise à part, la présentation des fonctions grammaticales (p. 256-259) apporte, à notre avis, très peu d'informations sur les relations entre les syntagmes, et le résultat en est que le lecteur reste sur sa faim.

Bien que ce livre suscite bon nombre de réserves de notre part, il présente néanmoins aussi des aspects positifs. Premièrement, c'est une description riche en observations. Deuxièmement, plusieurs chapitres, tel "La pragmatique linguistique" (p. 139-159), sont clairs et systématiques et donnent une introduction excellente en la matière. Troisièmement, cet ouvrage comporte une bibliographie impressionnante, et l'index fait de Y Abrégé de linguistique générale un ouvrage facile à consulter.

Oslo

Bibliographie

Dubois, J. et alii: Dictionnaire de linguistique, Larousse, Paris 1973.

Guillaume, G.: Leçons de linguistique, 1948-1949, Série A, publiées par Roch Valin, PUL-
Klincksieck, Québec-Paris 1971.

Tujescu, M.: Précis de sémantique française, Klincksieck, Paris 1975.