Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Ruth Amossy et Elisheva Rosen: Les discours du cliché. Editions CEDES CDU, Paris 1982. 151 p.

John Pedersen

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Le langage critique habituel a pour coutume d'attacher des connotations fort péjoratives au terme cliché. Selon la conception traditionnelle, rien ne serait en effet plus éloigné du discours littéraire que la locution figée et usée. C'est que, depuis le début du XIXe siècle, l'originalité, à tous les niveaux, est classée valeur suprême dans le monde des lettres. Et pourtant, dans l'ouvrage très intéressant de Ruth Amossy et d'Elisheva Rosen, les deux auteurs établissent avec évidence que le cliché est indispensable pour une étude sérieuse du discours littéraire des quelque deux cents dernières années.

L'explication de cet apparent paradoxe c'est que le cliché, "figure de style lexicalisée et ressentie comme usée", constitue un élément de la plus grande importance pour les rapports qu'entretiennent texte littéraire et discours social. En étudiant les stratégies discursives qui caractérisent respectivement la prose lyrique, les textes "réalistes" et les récits voués à l'argumentation (du type L'Enfance d'un chef ou La Chute), les auteurs parviennent à nous convaincre du bien-fondé de leur projet. Nul doute, en effet, que cette prise de conscience de la fonction ambivalente du cliché dans le discours littéraire (il y signifie à la fois "discours de l'Autre" et critique de ce discours), ne constitue un gain dont profiteront les tendances sociocritiques aussi bien que, par exemple, les recherches sur la réception.

Les chapitres analytiques commencent par une étude du lyrisme romantique, pour lequel les auteurs dégagent comme stratégie particulière celle de l'expression personnelle. Sont analysées ici Les Confessions d'un enfant du siècle, qui illustrent bien la tension qui s'établit "entre le désir de se raconter spontanément et sincèrement, et l'usage abusif du cliché", tension qui est présentée comme constitutive d'un certain type d'écriture romantique. L'œuvre de Musset est ensuite placée entre deux pôles: René, dans lequel le cliché indiquerait le rétablissement du discours de la Loi, et Novembre, œuvre de jeunesse flau ber tienne, qui par l'intermédiaire du cliché témoigne de la crise profonde de l'écriture romantique.

La stratégie discursive qui domine le discours réaliste est celle de la représentation. Signe conventionnel, le cliché y contribue à la construction du vraisemblable. L'analyse d'Eugénie Grandet montre en outre qu'en même temps, le cliché permet une lecture de l'économique et du matériel inscrits dans le texte. De judicieuses remarques sur Madame Bovary soulignent ensuite l'importance du cliché métaphorique pour le projet critique de Flaubert.

Les romans à thèse, ou plutôt les récits fondés sur la stratégie argumentative, sont
représentés par les oeuvres déjà mentionnées de Sartre et de Camus. Dans ce chapitre,

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les auteurs montrent comment l'écriture de Sartre reprend, en partie, les procédures mimétiquesde
Flaubert alors que Camus trouve de nouvelles voies pour mettre en scène une
pratique de l'argumentation.

Un chapitre supplémentaire sur "le cliché et le jeu des mots", (qui est autre chose
que les jeux àz mots), présente d'excellents spécimens de l'emploi particulier du cliché
qu'ont fait les surréalistes et notamment Robert Desnos.

Une brève conclusion permet aux auteurs de formuler ainsi les caractéristiques du cliché: "D'une part, l'aptitude du trope lexicalisé et figé à fonder tout en les problématisant diverses pratiques discursives; d'autre part, ses propriétés de citation virtuelle (...) qui lui confèrent ses vertus critiques" (p. 143). Pour bien apprécier l'importance de ce constat, il faut lire l'ouvrage ici présenté. Il s'agit d'un travail stimulant, riche en commentaires pertinents des textes analysés et solidement ancré dans une conception cohérente des différents discours du cliché.

Copenhague