Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Réponse à Birger Munk Olsen

Lene Schøsler

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Je remercie Birger Munk Olsen pour ses remarques fort pertinentes. Ses observations gravitent en effet autour d'une question délicate qu'on peut résumer ainsi: jusqu'à quel point les manuscrits, qui nous ont conservé les textes d'ancien français, reflètent-ils la langue de l'époque? Je tiens pourtant à préciser (cf. ma réponse à Morten Nojgaard) que je n'ai aucunement prétendu décrire la langue parlée du moyen âge, puisque mon étude concerne exclusivement la langue écrite.

BMO présente très clairement les problèmes auxquels je me suis heurtée: la langue des textes littéraires est presque toujours hétérogène, parce que ces textes ont été copiés, parfois à plusieurs reprises, dans un dialecte qui diffère de celui de l'original. A cette première complication s'en ajoute une autre: la fidélité avec laquelle travaillaient les copistes est fort inégale — il existe des manuscrits qui, à mon avis, font preuve de grande fidélité envers leurs originaux (par exemple les Miracles de Notre Dame par Personnages), alors que d'autres semblent avoir rajeuni considérablement la langue de leurs textes. Ces faits expliquent l'exclusion des textes qui ont été copiés loin de leur pays d'origine et longtemps après leur composition (cf. le paragraphe 0.4. de ma thèse). Néanmoins, pour couvrir convenablement toute la période en question, j'ai dû inclure quelques textes non conformes à l'idéal que je m'étais proposé. BMO a relevé ces textes (Renart le Contrefait, le Roman dou Lis etc.), mais je note, justement à propos des rares textes de ce type, qu'il ne faut pas y attacher trop d'importance si leur langue est peu conforme à ce qu'on pourrait attendre (voir par exemple p. 192). Dans ce domaine complexe, où fourmillent des renseignements contradictoires, je suis très heureuse qu'un véritable spécialiste tel que BMO ne rejette aucune de mes localisations et datations des nombreux textes étudiés ou consultés, mais qu'il se limite à en qualifier quelques-unes de "peu sûres".

Comme l'admet BMO, mon analyse dialectale, et surtout l'étude comparative des versions d'un même "texte" rédigé dans des dialectes différents, prouve que le recul de la déclinaison bicasuelle est nécessairement lié aux différences d'ordre dialectal et qu'il présuppose un recul réel de la déclinaison dans la langue de l'époque. Par conséquent, il ne peut pas être lié à des phénomènes non-linguistiques, que ce soit au niveau culturel en général ("populaire" ou "littéraire", comme le pense Titz, voir p. 184) ou aux différences dues aux genres littéraires. Les théories de Jacques Chaurand et de Christiane Marchello- Nizia que cite BMO sont écartées de mon étude, justement parce qu'elles sont non-linguistiques (voir les paragraphes 0.1. et 8.2.4. et ma réponse à Morten Nojgaard à propos de sa théorie concernant la variation stylistique).

Il m'a été possible d'expliquer de façon purement linguistique l'état de la déclinaison
bicasuelle dans la presque totalité des textes examinés. Si quelques textes se sont écartés

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de l'image dialectale autrement claire, cela est dû soit aux écarts dialectaux ou chronologiquesque je viens d'évoquer (Renart le Contrefait, le Roman dou Lis), soit à quelques cas manifestes de "purisme". Bien des philologues ont utilisé sans discernement le terme de "purisme". Je l'ai admis seulement pour expliquer un usage "correct" de la déclinaison bicasuelle, qui dépasse la moyenne à l'intérieur d'une même couche chronologique d'un même dialecte (p. 216). J'ai pu constater (p. 206) qu'un tel usage "correct" inattendu s'accompagne par des "fautes inverses", qui sont au fond des phénomènes d'hypercorrection.Ce fait distingue justement l'usage "inattendu" d'un usage "correct", conforme à la "norme" du dialecte. Cette différence me semble fondamentale, elle permettra de distinguer les deux phénomènes essentiellement différents: l'usage correct "normal" (Chrétien de Troyes, Rutebeuf) du purisme (Froissart).

Si je me suis très peu attardée sur les dialectes de l'Ouest, c'est parce que cela m'a paru relativement superflu: tous les textes étudiés ou consultés ainsi que les témoignages provenant d'autres études (Eggert, Pope, G0eb1...) concordent pour présenter la même image d'un dialecte qui, déjà vers 1200, ne respecte que partiellement les anciennes règles de la déclinaison bicasuelle. Si l'œuvre de Wace s'écarte de cette image, du moins à en juger d'après certains manuscrits, cela est peut-être dû à deux faits: à une tradition manuscrite très complexe et à une influence francienne sur la langue de Wace. On sait en effet que Wace a vécu longtemps en Ile-de-France, notamment pour y continuer ses études (voir l'édition Holden, 111, p. 15) et, comme l'affirme l'éditeur, la langue de Wace s'écarte justement de celle de ses compatriotes sur le point qui nous intéresse: "elle [la langue de Wace] est remarquable par sa grande régularité, par l'absence des flottements et des hésitations si fréquents à l'époque..." (op. cit. p. 38). Qu'il me soit permis de corriger BMO sur un point: selon lui, mes citations du Roman de Rou, qui comportent justement des "fautes" contre la déclinaison bicasuelle, proviendraient "de la Deuxième partie, qui n'est transmise que dans un manuscrit du XVIIe siècle, lequel remonte à son tour à une autre copie du XIVe, maintenant perdue". Or, selon Holden, il s'agit d'une copie du XVIIe siècle, d'après un original du XIIIe -et bien d'une copie tardive, "mais qui semble reproduire avec fidélité un modèle ancien" (Le Roman de Rou, I, p. viii). Je présume que ces précisions rendent mes citations - et mon évaluation des dialectes de l'Ouest - moins suspectes que le laissent supposer les remarques de BMO.

Une dernière observation: BMO a mal interprété mes réflexions sur Robert de Clari (p. 198 de ma thèse); je n'ai pas eu l'intention de m'engager dans la discussion concernant la langue "populaire" ou "littéraire" de Robert de Clari - j'ai simplement voulu attirer l'attention sur une contradiction patente: d'après l'éditeur, la langue de RC est le reflet d'une langue "populaire". Comment jouxter cela avec la parfaite conservation de la déclinaison bicasuelle, phénomène "littéraire", toujours selon l'éditeur? Pour moi, les remarques concernant RC montrent de façon exemplaire à quel point bien des philologues ont répété les mêmes idées préconçues sur la déclinaison bicasuelle sans remarquer les contradictions que cela risquerait d'impliquer.

Pour ce qui est du dialecte anglo-normand, je renvoie à ma réponse à Palle Spore

Odense