Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Tirso girardien? Pour une nouvelle lecture du Condenado por desconfiado

par

Paul Pelckmans

Les théories anthropologiques avancées ces dernières années par René Girard prétendent découvrir leurs amorces à tous les sommets de la littérature universelle. Les plus grands parmi les romanciers et les dramaturges auraient pressenti, voire dégagé, tout ce dont l'hypothèse du désir mimétique proposerait, de nos jours, une transcription enfin discursive. Pareille herméneutique témoigne, diront certains, d'une inqualifiable outrecuidance; ce serait oublier qu'elle rejoint une constante du dialogue entre la littérature et les sciences humaines. Balzac, pour la sociocritique, Sophocle, Shakespeare et Ibsen, chez Freud, sont admirés d'avoir préludé, à leur insu, au marxisme ou à la psychanalyse. Résignons-nous donc à ce qu'au moment de relire de grands textes nos théories doivent se considérer elles-mêmes comme le point d'aboutissement des percées les plus géniales du passé. Dans le langage plus "froid" des sciences positives, cela revient à admettre qu'une hypothèse ne peut se vérifier qu'à condition de se soustraire chemin faisant, en qualité d'hypothèse de travail, à toute discussion.

La présente étude voudrait suggérer que le théâtre du Sigio de oro vaut, comme celui de Shakespeare ou de Racine, d'être confronté à l'anthropologie récente. Si personne, à ma connaissance, ne s'est encore avisé de ce dialogue, c'est sans doute que les comédies des Lope et des Calderón passent, à juste titre d'ailleurs, pour se dérouler dans un monde où les certitudes essentielles ne sont jamais entamées:

Sur ce théâtre (...) règne un ordre rigoureux, en dépit de toutes les aventures et de tous les miracles (...). Il y a des passions et des conflits, mais pas de problèmes. Dieu, le roi, l'honneur et l'amour, le rang et la conduite qu'il requiert sont des réalités immuables et incontestables.l

Ce foncier conformisme ne prédispose guère ses adeptes à dévoiler des choses
cachées depuis la fondation du monde...



1: Erich Auerbach: Mimesis. La Représentation de la Réalité dans la Littérature occidentale, Paiis, Gallimard, 1968, p. 337.

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Reste que l'agencement des intrigues peut quelquefois déborder leur message théologique ou les casuistiques du point d'honneur. C'est ce que j'aimerais insinuer ici au sujet du Condenado por desconfiado (1614-15), que beaucoup considèrent, juste après le Burlador, comme le second chef-d'œuvre de Tirso de Molina.

Comme le titre l'indique, la pièce traite du péché de desconfianza: ermite devenu bandit, Paulo est finalement damné parce qu'il se refuse à croire que Dieu pourrait encore gracier son âme maculée de trop de péchés mortels. Cette désespérance, on s'en doute, ne va pas sans étapes préparatoires. Au début de la pièce, l'ermite Paulo, effrayé par un songe où il s'est vu damné, vient à craindre pour son salut et demande à Dieu de le rassurer par un signe; l'angoisse et la question attestent un premier vacillement de sa foi. Le diable est dès lors autorisé à aggraver la tentation: il se montre à Paulo sous la figure d'un ange, se dit chargé de la réponse divine — et apprend à l'ermite angoissé que son sort éternel est indissolublement lié à celui d'un certain Enrico. Or, à la grande surprise de Paulo, ledit Enrico s'avère être le pire des spadassins; convaincu désormais de sa damnation, Paulo jette le froc aux orties et décide de mériter au moins l'Enfer en menant une vie aussi criminelle que celle de son "double".

Curieux argument - qu'il serait vain de jauger sur sa vraisemblance. La
dramaturgie tirsienne se veut monstration d'un ordre chrétien et dédaigne
les plausibilités anectodiques:

C'est le pourquoi qui règne dans son théâtre, et non le comment. Dès lors, la psychologie
est alibi illusoire, et les fausses apparences de la vraisemblance en sont exclues. Le
vrai est atteint directement sans passer par la vraisemblance.2

Cette propension même à tout réduire à ses linéaments essentiels nous impose toutefois un autre problème, économique si l'on veut. La ruse du diable paraît en effet inutilement compliquée: à la rigueur — et cette rigueur est le régime ordinaire de Tirso — le faux émissaire de Dieu aurait pu dire sans plus à Paulo que toutes ses macérations ne lui serviraient de rien. Il est vrai qu'au dernier acte le salut paradoxal d'Enrico, finalement plus "confiant", rendra plus saisissantela catastrophe de Paulo. N'empêche que le texte aurait pu juxtaposer les deux destinées sans les lier si intimement: le souci d'unifier l'action, qu'on invoquerait volontiers pour une pièce française qui serait de deux ou trois décennies postérieure, n'était certes pas, dans l'Espagne du début du siècle, un impératif contraignant. De même, ce serait un peu court de dire qu'assenée



2: Serge Maurel: L'Univers dramatique de Tirso de Molina, Poitiers, Publications de l'Université de Poitiers, 1971, p. 479.

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tout de go la fausse prophétie serait trop absurde pour être crue: d'un point
de vue chrétien, le jumelage arbitraire, pour le meilleur et pour le pire, de deux
âmes semble à peine moins aberrant.

Aussi aimerais-je croire que, prêtant à son diable un expédient aussi laborieux, Tirso appréhende ce que René Girard décrit comme l'aberration essentielle du désir humain. Enrico, en ce cas, serait le médiateur de Paulo. Nous verrons, du moins espérè-je le montrer, que bien d'autres éléments inutiles au dessein édifiant de la pièce prennent sens dans cette perspective.

Notons d'abord que le propos théologique lui-même était éminemment favorable à l'émergence d'une telle problématique. Le désir mimétique, on l'oublie bien souvent, est essentiellement désir métaphysique. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que René Girard, très explicite à ce sujet dans Mensonge romantique et vérité romanesque*, ne l'oublie quelquefois lui-même. Depuis qu'avec La violence et le sacré* sa théorie unit une psychologie de l'homme moderne à une anthropologie des sociétés "traditionnelles", il me semble en effet y avoir, entre ces deux versants de l'œuvre, une curieuse discontinuité jamais thématisée comme telle. Dans la psychologie, tout se ramène en dernière analyse à un rêve d'autodivinisation, qu'on tâcherait de réaliser en essayant de participer à la transcendance illusoire de l'Autre médiateur. Côté anthropologie, nous avons plutôt affaire à une prophylactique de la violence: mythes, rites et interdits cherchent à contrecarrer les automatismes d'une prolifération incontrôlable des conflits. René Girard, autrement dit, parle tantôt ordre, tantôt valeur; pareil changement de registre est pour le moins surprenant.

La solution, je crois, serait de supposer qu'outre leur fonction pragmatique dans la raréfaction des violences, mythes, rites et interdits satisfaisaient aussi un désir de valorisation, que leur effritement aurait dès lors, tout au long de notre modernité, irrémédiablement frustré. Réduite à son expression la plus élémentaire, la "valeur", pour l'homme, n'est autre chose que la conviction de dépasser sa propre contingence; la certitude d'être encastré dans un ordre du monde, que les mythes affirment être un cosmos aménagé par des Volontés supérieures, a donc dû être profondément gratifiante. Où nous ne voyons guère qu'entraves imposées, pour le bien commun, à la liberté de tout le monde, il y avait ainsi une confirmation viscérale - qui dispensait un chacun de s'aventurer dans les décevantes surenchères du désir mimétique moderne.



3: Paris, Grasset, 1961.

4: Paris, Grasset, 1972.

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Or, au-delà de ses liens avec l'actualité the'ologique du temps (Louis de Blois), le motif de la desconfianza côtoies l'affaissement de cette certitude intime. Ala première scène de l'Acte I, nous voyons l'ermite Paulo rendre grâce à Dieu de ce qu'il peut être sûr de son salut. Son assurance n'a rien de présomptueux: elle est jubilation sur un don immérité, enchantement devant un monde où l'on est bien à sa place — où, à sa place, on est bien. Ecoutons ce premier Paulo:

Je suis assuré, Seigneur, que vous me voyez du trône inaccessible, du trône étincelant (...). Je veux vous rendre mille grâces pour les faveurs que vous m'octroyez sans que je puisse rien vous rendre (...). Quand, Seigneur divin, mon indignité pourra-t-elle vous témoigner sa reconnaissance de m'avoir mis sur le chemin qui, si je ne l'abandonne pas, me conduira sûrement devant vous... (p. 163-64/454).*

Nous sommes loin de tout orgueil: le mérite lui-même, ici, est accueilli comme un don gratuit. Dira-t-on pour autant que ce chant de grâces traduit la sécurité des sociétés "traditionnelles"? Il s'agit après tout d'un ermite, personnage par définition exceptionnel. J'y répondrais que le protagoniste d'un drame édifiant s'appelle toujours un peu Jedermann — et que, dans notre perspective girardienne, le recours à l'ermite est à sa façon éloquent: le reclus volontaire est exemplairement étranger à la fascination stérile par l'Autrui médiateur...



5: Je choisis à dessein ce terme vague. La question girardienne que je voudrais suggérer au sujet des classiques espagnols comporte une dimension historique évidente — que, pour cette étude préparatoire, j'ai préféré mettre entre parenthèses. L'actualité du thème de la desconfianza dans la littérature théologique de l'époque n'est sans doute pas due au seul hasard; lui fait au moins écho, dans une littérature moins spécialisée, le motif baroque du desengano. Bien des Espagnols de la seconde moitié du Siglo de oro ont cru vivre la fin d'un monde; il s'agirait même, au dire de l'historien Bartholomé Benassar, de la première (décadence) en Europe à être (...) construite et vécue "de l'intérieur" depuis la chute de l'Empire romain. (Un Siècle d'Or espagnol, Paris, Laffont, 1982, p. 312) Un tel contexte de crise représente un bon terroir pour une première prolifération du désir mimétique: visant une assurance de rechange, celui-ci présuppose l'effondrement d'une sécurité traditionnelle. On comprendrait ainsi pourquoi Don Quichotte, qui est un peu le héros éponyme de Mensonge romantique..., devait être espagnol. Plus largement, la question serait de savoir si ce second versant du Siglo de oro ne serait pas comme une première modernité; elle aurait été court-circuitée, l'lnquisition aidant, par le repli sur un traditionalisme d'autant plus intransigeant qu'il relevait en profondeur de l'aveuglement volontaire. Ces questions, on l'admettra, dépassent les limites d'un article.

6: J'emprunte mes citations, pour plus de commodité, à la vieille traduction de Marcel Dieulafoy (in Le Théâtre édifiant, Paris, Bloud, 1907, p. 159-269). Dans les références, le second chiffre renvoie au texte original tel qu'il est fourni dans Tirso de Molina, Obras dramáticas completas, Madrid, Agular, 1962 (éd. Blanca de los Rios), t. 2, p. 454-503.

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La ruse du diable, dès lors, n'est qu'apparemment laborieuse: il emprunte un sentier battu. Au moment où Paulo vient à douter de tout ce qui, jusque-là, lui avait paru évident et positif, il est, si l'on me permet un mot un peu expéditif, mûr pour le de'sir selon Autrui. Que le diable ne lui annonce pas sa damnation va alors de soi: tout désir mimétique commence par l'illusion qu'à suivre l'exemple de tel Autre prestigieux on gagnera le ciel:

Le bienheureux Enrico (...) doit être un grand saint! Mon âme connaît enfin l'allégresse,
(p. 171/458)

Subsiste néanmoins un décalage essentiel. Le désir, en principe, choisit son médiateur en vertu de la supériorité qu'il croit lui reconnaître; le texte de Tirso ne suggère rien de tel puisque le diable y désigne Enrico à Paulo, qui ne l'a seulement pas vu. C'est ici que le second tableau de l'Acte I prend toute sa portée. Le spectateur y fait, avant Paulo, la connaissance d'Enrico et mesure ainsi la déception qui attend l'ermite; il n'était pas indispensable d'en avertir le public. Cela paraît même d'autant plus inutile que, lors de son arrivée, Paulo surprendra Enrico en train de se vanter de ses crimes; le portrait qui en résulte sera nettement plus accablant que celui qui ressort du second tableau, où le spadassin se contente de gruger une coquette et de battre deux petits marquis importuns. Jactance de matamore, à tout prendre fort vénielle7.

Or, l'épisode s'avère instructif au plus haut point si l'on veut bien y reconnaître, déplacée en quelque sorte, cette élection d'Enrico que l'ensemble de la fable interdisait d'inscrire telle quelle dans le rôle de Paulo. On y reconnaît alors le profond arbitraire qui caractérise toujours ce type de choix: Enrico ne paraît pas spécialement séduisant. Il ne daigne même pas recourir à quelque mensonge pour extorquer à sa Célia les bijoux que les marquesetos lui ont galamment offerts et invite de sa propre autorité toute une cohue d'amis à la collation que sa maîtresse lui offre. Tant de rudesse — voyante — donne à penser-que le vrai charme d'Enrico est peut-être dans sa désobligeance même. Auquel cas l'épisode illustrerait, par un raccourci bien tirsien, cet autre "raccourci à la fois logique et dément"B qui est au cœur de la psychologie girardienne: tout désir mimétique finit par s'éprendre de la violence puisque les dédains les plus marqués attestent, aux yeux du sujet crédule, la supériorité la plus incommensurable.

Comme pour nous enlever tout doute à ce sujet, le troisième tableau revient
à la charge. La confession vaniteuse d'Enrico, qui édifie Paulo, est en effet



7: Sur l'indulgence du public pour ce type de personnages, cf. Charles-Victor Aubrun: "La Comédie doctrinale et ses Histoires de Brigands", in Bulletin hispanique, LIX/2 (1957),p. 137-51.

8: René Girard: La violence..., p. 206.

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amenée par une joute amicale. Enrico a proposé à ses convives que chacun, pour égayer la conversation, confesse ses crimes les plus graves, après quoi on couronnera le plus criminel de tous; la proposition est acceptée "avec plaisir" (p. 189/466). Enrico remporte le prix et est donc "couronné":

- Crions tous: "Vive Enrico".
- Vive le fils d'Anareto! (p. 194/469)

Devant le désastre, Paulo, un instant, avait espéré qu'il devait attendre quelque autre Enrico: le prénom, fort commun, prêtait à méprise. Le vivat le force de se rendre à l'évidence: outre le lieu du rendez-vous, le diable n'avait fourni, pour faire repérer le bon Enrico, que le nom de son père. La coïncidence frôle un rapprochement que le texte, à ce moment, ne parvient pas à dire.

Pourquoi Paulo se fait-il bandit? La fable, cette fois, imposait une déchéance puisqu'il fallait bien, pour motiver la desconfianza finale, de quoi se faire de solides reproches. N'empêche qu'on doit s'étonner d'une si subite volte-face, qu'aucun attrait immédiat ne semble justifier. Paulo se dit bien, un bref instant textuel, que, puisqu'il ne lui servirait de rien de se refuser les plaisirs de ce monde, il peut s'en donner à cœur joie; en pratique, sa vie de chef de brigrands est faite de vols et de meurtres mais aucunement, pour ce qu'on nous en donne à voir, de jouissances. El condenado comporte même un personnage qui semble servir à prévenir tout malentendu hédoniste: l'ermitage initial hébergeait, aux côtés du principal habitant, un gracioso glouton fort nostalgique des nourritures terrestres; il devient, par la suite, le second du chef de brigands. Au dénoument, ce bon vivant sera gracié — comme si Tirso tenait à souligner que là n'était pas le péché irrémissible.

Il convient donc de prendre à la lettre les motivations, à première vue plus
rhétoriques que consistantes, que Paulo allègue lui-même:

Je prétends modeler mon existence sur celle d'Enrico; et puisque nous aurons la même fin, je compte le rejoindre dans la carrière du crime, l'atteindre et le dépasser si je peux (...). Je veux que l'on ait peur d'un homme juste qui n'en a pas moins été condamné à l'enfer. Je dois devenir la foudre du monde, (p. 197/470)

Choix mimétique, qui est un choix d'orgueil:

Aujourd'hui, bêtes féroces qui trouvez d'agréables demeures dans l'horizon et les montagnes de Naples, vous verrez que mon cœur triomphe des orgueilleux Phaétons. Aujourd'hui, forêts qui êtes les plumes de la terre, arbres sauvages aux vêtements verts, l'hôte que vous avez accueilli vous infligera de nombreux outrages. Pour conquérir la célébrité, je dois faire plus que ne fait la nature et, pour ma renommée, il me faut chaque jour donner une tête à chaque rameau, (p. 215/478)

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Citons encore cet aparté, où Paulo s'adresse in absentia à son double:

Enrico, si je dois suivre ton sort et si tu dois être damné, tu peux m'amener avec toi, j'ai mérité ton voisinage et je pense toujours m'en rendre digne. Je sais de la bouche d'un ange que nous devons suivre le même chemin; du moins, quand Dieu, le Juge Eternel, nous condamnera l'un et l'autre à l'enfer, nous l'aurons bien mérité, (p. 216-17/479)

Le choix de Paulo porte bien sur la violence. Il confirme ainsi ce que nous disions sur le charme d'Enrico, "charme" qui, ici, est tout près de s'expliciter: exclu du ciel, Paulo dédaigne le confort douillet de l'homme sans qualité, il choisit au contraire une vie aussi éprouvante peut-être que ses jeûnes antérieurs; lui faisant mériter l'enfer, le brigandage le met au niveau de la seule qualification surnaturelle qui lui soit encore accessible. Déviation-type du désir métaphysique: avec deux siècles d'avance sur Byron, ce prédestiné à la damnation découvre déjà les vertus du satanisme. Avouons que, pour motiver la desconfianza, aucune tare n'aurait pu être plus adéquate.

Le salut final d'Enrico contraste avec la débâcle de Paulo. Le spectateur y est préparé dès le premier tableau de l'Acte 11, où le spadassin s'avère être aussi le plus dévoué des fils. Cette unique vertu subsistant au cœur du criminel serait pure ficelle de mélodrame si le rapport entre Enrico et Anareto ne s'opposait exactement à ce qu'il y a de foncièrement vicieux dans les fascinations du désir mimétique. Le vieil Anareto est tout le contraire d'un violent: perclus des pieds et des mains, porté à bras par son fils chaque fois qu'il veut se déplacer, il n'a pas non plus une haute autorité morale et n'en impose par aucune sévérité. Ce père qui est censé tout ignorer des déportements de son fils n'a décidément rien de surmoïque. Nous voici donc devant une affection toute désintéressée qui, ne visant aucune satisfaction métaphysique, se suffit à elle-même; telle la mère innocentée par le jugement de Salomón9, Enrico veut simplement que son père vive:

J'éprouve pour lui une telle tendresse qu'au milieu de mes désordres et en dépit de
mon inconduite, je pourvois à son entretien (...). J'apporte ici ce que je puis et je m'efforce
de prolonger une vie à son déclin, (p. 201/471)

Enrico ment à son père? Sans doute, mais pour épargner une honte à celui-ci;
son mensonge, dont lui-même ne tire aucun profit, ne fait qu'un avec son dévouement

J'ai su (...) lui éviter le dégoût que mes actes lui eussent causé, (p. 201/472)



9: Cf. l'analyse qu'en propose René Girard: Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 260-66.

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Je dirais même que cette pieuse feinte contribue elle aussi à accentuer l'e'cart qui sépare, dans El condenado, la tendresse familiale des mimétismes. Enrico vénère son père mais ne cherche nullement à se conformer à son exemple. Dévoiement regrettable certes; il atteste au moins une aisance, certaine liberté dans l'attachement. Quand Enrico, à la fin de ce premier tableau, s'apprête à commettre un nouveau crime, il fait tirer un rideau pour en dérober la vue à son père:

Mais tire la courtine; puisque la tendresse efféminé, il se peut que, ne voyant plus mon
père, je retrouve ma rigueur (...). Maintenant (...), tuons, si tel est ton désir, tuons
tous les habitants de la terre, (p. 206/474)

Le geste, une fois de plus, est parfaitement invraisemblable. Son utilité semble douteuse: si la pièce requérait un Enrico double, capable à la fois d'accabler Paulo et de mériter son pardon, un postulat de ce type ne gagne rien à trop se souligner; il n'en fallait d'ailleurs pas tant puisque, depuis le Rufián dichoso de Cervantes, ce type de personnage était familier au public. Sauf à croire à une maladresse de Tirso, cette insistance incongruelo inviterait dès lors à flairer sous le contraste conventionnel une opposition qui l'est moins, celle, suggèrerai-je, entre l'attachement et les mimétismes.

Cette vision des choses permet en outre de préciser le rôle d'Anareto dans la conversion de son fils. Les quinze premières scènes de l'Acte 111 donnent un peu l'impression de piétiner: Enrico prisonnier puis condamné à mort y va et vient entre les velléités de conversion et les accès de colère contre ses geôliers, le gouverneur venu lui lire sa sentence, le compagnon de cellule qui lui conseille de se confesser... Finalement, Anareto réussit où tous les autres avaient échoué et convainc son fils de mourir en bon chrétien. La question est de savoir pourquoi Tirso tient tant à ce qu'Enrico se confesse; celui-ci, dans un bref monologue, déclare en effet renoncer au sacrement par confiance:

Qui pourrait se souvenir de péchés aussi nombreux et aussi anciens que les miens? Qui serait capable de recueillir dans sa mémoire toutes les offenses que j'ai faites au ciel? Il vaut mieux ne pas tenter un pareil effort. Dieu est pitoyable et grand. Je loue sa miséricorde; elle sera l'insigne instrument de mon salut, (p. 251/495)



10: Cf. aussi, dans la scène précédente, le mensonge sur le mariage: A.: Je voudrais que tu te maries. E.: Est-ce cela qui t'inquiète? Que ta volonté s'accomplisse; je compte demain m'occuper d'un mariage. (A part) Rien n'est moins vrai; mais je veux lui donner le plaisir de le croire, (p. 204/473) Conseil ni mensonge n'auront la moindre importance dramaturgique...

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Attitude surprenante mais qui n'a ici rien d'illogique: si aucune orthodoxie, que je sache, n'a jamais imputé à crime les défaillances de la mémoire, la confiance totale peut bien dédaigner les "fonctionnaires du pardon"ll. Dira-t-on qu'un Espagnol du Sigio de oro n'oserait, en fin de compte, se passer si cavalièrement du secours des Eglises? L'intervention d'Anareto serait alors comme une rétractation de l'auteur, que son goût des choix extrêmes aurait entraîné trop loin. Il n'en serait que plus curieux que cette confession si longuement discutée par les uns et les autres ne semble finalement pas avoir lieu: les exhortations d'Anareto sont interrompues par l'impatience des bourreaux - et Enrico s'achemine vers le supplice sans que le texte montre qu'il trouve encore le temps de se faire absoudre...

Tout ceci paraît moins déconcertant si l'on admet que la confession d'Enrico engage, autant que son rapport au ciel, sa présence parmi les hommes. Tout en se fiant à Dieu, Enrico pose à l'esprit fort; son agressivité, ses injures au gouverneur, le choix d'une mort au moins apparemment impie suggèrent une ultime auto-affirmation par la violence. Il en allait déjà ainsi lorsque, lors d'une première arrestation à laquelle il n'échapperait que par miracle, Enrico préférait d'abord se faire tuer en se défendant plutôt que de se laisser prendre:

Périr pour périr, j'aime mieux périr avec gloire et honneur. (Aux sbires) Enrico est ici,
que tardez-vous, lâches! (p. 211/476)

Anareto, en somme, fait renoncer son fils à sa forfanterie; à côté des arguments
théologiques, qui, à l'époque et dans un tel débat, ne pouvaient faire défaut,
ce père dit surtout que l'impénitence finale romprait aussi le lien familial:

Vous n'êtes plus mon fils, puisque nous ne suivons pas la même loi. Nous sommes étrangers l'un à l'autre (...). Si tu veux être mon fils, tu te conformeras à mes désirs, sinon - je succombe, le fardeau est trop lourd - tu n'as plus à te parer de ce titre et moi je n'ai plus à te connaître, (p. 254/496)

C'est devant cet appel à sa tendresse qu'Enrico, enfin, s'exécute:

Vous êtes bon, père chéri, et Dieu m'est le bon témoin que je souffre plus de votre chagrin que je ne suis affligé du sort qui m'attend (...). Après m'être confessé, je baiserai les pieds des assistants afin de montrer ma foi. Il suffit que vous le demandiez, père de mes yeux. (p. 255/496)

L'outrance de ces formules ferait presque soupçonner un nouveau choix selon Autrui; ce serait méconnaître la profondeur du revirement. Au moment où Anareto apprend les crimes de son fils, les deux moitiés de la vie de celui-ci, si rigidement séparées jusque-là, se rejoignent; même en deçà de toute eschatologie,le moment est décisif, il doit révéler quel aura été le vrai Enrico. Quand



11 : Serge Maurel, op. cit., p. 550.

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l'affection prend le dessus sur la vanité, le condamné à mort se réconcilie aussi, pour une entente enfin harmonieuse, avec tous ceux dont, jusque-là, il tenait à triompher. Sa mort, nous dit-on, "fit l'édification des assistants" (p. 264/501); par le biais du supplice — qui lui aussi est un spectacle — Enrico réintègre le monde du théâtre édifiant.

Retournons à Paulo, que nous avions laissé à son satanisme; le recours paraît d'emblée trop désespéré pour se prêter encore à de complexes cheminements psychologiques. Aussi l'évocation de Paulo brigand ne retient-elle, outre les inutiles avertissements du pastorcillo angélique, qu'une seconde confrontation des deux protagonistes. Enrico étant tombé entre les mains des séides de Paulo, celui-ci reprend son habit d'ermite et profite de l'occasion pour tâcher d'amener son prisonnier à repentance. Enrico, qui croit pourtant sa dernière heure sonnée, se découvre, à sa surprise et pour l'effroi de Paulo, incapable de repentir. On devine ici la main de Celui qui, au dire de Y Exode, endurcit aussi le cœur de Pharaon; II empêche Paulo de déjouer la ruse du diable.

Telle est du moins l'interprétation traditionnelle; elle rejoint sans aucun doute une intention du texte. A lire de près, on s'aperçoit cependant que Paulo est en réalité confronté à deux Enrico successifs: si, au cours de l'épreuve, celui-ci rejette outrageusement tout acte de contrition, la suite de l'entretien, après que Paulo a révélé à Enrico le lien qui les unit, est d'un tout autre ton; Enrico s'y montre nettement plus disposé à la confianza. Tirso me paraît pressentir ici la psycho-logique - infernale si Ton veut — qui voue le désir mimétique à profiter si rarement d'un bon exemple: aimanté par la violence, le désir n'imite que les attitudes violentes de son modèle puisque ce sont elles qui, à ses yeux, le consacrent. Le reste, le cas échéant, peut être au-delà de ces mirages; il passe inaperçu ou semble dépourvu d'intérêt. Paulo écoute les propos confiants d'Enrico d'une oreille distraite; ils l'ébranlent tout au plus un instant mais ne marquent en rien son comportement ultérieur. Plus loin, Paulo s'égale encore à Enrico; il ne voit toujours que ses prestiges de spadassin. En témoigne ce cri lapidaire, dont toute traduction diluerait l'énergie:

Soy Enrico en las crueldades, (p. 262/500)

A ce moment de la pièce, le spectateur connaît déjà la fin édifiante d'Enrico.
Le cri n'en montre que mieux combien le mimétisme, malgré toute sa ferveur
ou à cause d'elle, peut méconnaître son modèle.

Le conseil qu'avait donné Enrico risque d'être la suggestion la plus "moderne"
de la pièce. S'y profile en effet, à travers une exhortation qui, globalement,
ne pouvait qu'inviter à la pénitence, quelque chose de tout à fait différent.

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Enrico convie son "double" à une vie commune qui, même si elle devait aboutir
à la damnation, aurait eu, en attendant, son prix:

Voyons de vivre insoucieux et dispos au cœur de cette montagne. Nous y passerons dans la joie tous les jours que, d'ici à son terme, comptera notre existence. Nous aurons la même fin. Si par malheur nous sommes frustrés de la gloire que Dieu promet aux bons, du moins nous supporterons notre malheur en compagnie, (p. 234/487)

Curieux art de vivre pour damnés! Il ne s'obstine ni au salut ni au satanisme mais s'installe dans l'incertitude pour y aménager une vie commune faite de compagnonnage plutôt que d'émulation. Le texte, on le conçoit, ne développe pas sa suggestion: elle aboutirait à des perspectives inimaginables au Siglo de oro, une morale laïque ou un paradoxal égotisme à deux. Aussi Enrico a-t-il vite fait de retrouver, dès la fin de sa tirade, une espérance moins inédite:

Mais j'ai confiance en [la] pitié [de Dieu] toujours victorieuse de la justice céleste,
(p. 234 /487)

Du moins Tirso a-t-il failli, un bref instant, imaginer Sisyphe heureux

II n'en reste rien par la suite. Enrico prisonnier ne se souvient pas de l'indifférence un moment entrevue; Paulo meurt en impie. Sa mort nous vaut un dernier indice en faveur de notre lecture. Le moribond, à sa dernière heure, paraît moins endurci qu'hésitant, tout près, dirions-nous presque, de retrouver l'espérance. On lui a raconté la fin édifiante d'Enrico; même s'il se refuse à croire qu'un tel homme pût être sauvé, il se souvient aussi, en termes quasi positifs cette fois, du jumelage qui lui a été révélé:

Dieu m'a dit: "N'espère pas de te sauver à moins qu'Enrico ne se sauve..." (p. 265/502) Tels sont les derniers mots de Paulo; le lecteur moderne, pour un peu, s'indignerait contre Dieu, qui aurait dû prolonger de quelques instants une agonie aussi prometteuse. Qui croit, comme Tirso devait le faire avec toute son époque, que le salut se décide plus d'une fois in articulo mortis, doit supposer au contraire que ces mourantes paroles renferment de quoi, définitivement, damner Paulo. La chose, au XVll^me siècle, ne faisait apparemment pas problème puisque le gracioso, seul témoin de ces minutes capitales, comprend tout de suite, encore avant l'apparition de l'ombre entourée de flammes, que son maître est en enfer:

Enrico s'est sauvé et Paulo s'en va droit aux enfers pour avoir manqué de confiance,
(p. 266/502)

Tout se passe donc comme si le timide regain d'espérance que nous devinions
dans ces derniers propos attestait, pour le tout premier spectateur de la mort
de Paulo, le manque de confiance le plus irrémissible. Abandon gratuit et total

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à la bonté divine, la confiance peut avoir n'importe quel motif "psychologique" — sauf précisément, dans le cas de Paulo, la référence à Enrico. A espérer en vertu d'un tel jumelage, Paulo, en quelque sorte, contraindrait Dieu à se conformeraux stipulations du diable... Disons, en termes moins imagés, que son vrai sacrilège est de faire d'Enrico, en lieu et place de l'Eternel, le véritable arbitre de son salut. Son péché, en ces minutes suprêmes, n'est peut-être plus tout à fait de desconfianza; il est sûrement de confiance mal placée, de transcendancedéviée — et donc de mimétisme.

Est-ce vraiment si sûr? El condenado por desconfiado comporte bien des choses inutiles au propos théologique de Tirso; il n'en pourrait guère aller autrement puisque, sur la scène, la démonstration la plus schématisée qui soit ne saurait pourtant se réduire à sa propre épure. Il n'en reste pas moins étonnant que tant de "fioritures", dont quelques-unes presque de nature à brouiller le message édifiant de la pièce, prennent sens dans une perspective à la fois proche et très différente de sa leçon officielle. La contingence radicale de toutes choses, terroir des mimétismes modernes, ne coïncide pas du tout avec la prédestination à l'enfer qu'insinue ici le diable; n'empêche que, pour une époque qui se croyait autorisée à espérer un au-delà positif, pareil écart pouvait rester assez théorique. Qu'en une telle conjoncture une pièce sur la desconfianza dégage, dans le détail de sa fable, quelques aspects majeurs de la psychologie girardienne autorise bien, je crois, à parler d'un sens second du texte.

Resterait à savoir si ce sens représente une percée isolée ou s'il suggère une
nouvelle clé pour le théâtre du Sigio de oro. La question, ici, doit rester en
suspens.

Paul Pelckmans

Anvers

Résumé

Pour mettre en garde contre le péché de desconfianza, Tirso recourt à un dispositif apparemment laborieux: au lieu de lui annoncer sa damnation, le diable fait accroire à Termite Paulo que son sort éternel est indissolublement lié à celui du ruñan Enrico. La complication paraît moins oiseuse si l'on admet qu'au-delà de son message théologique officiel la pièce appréhende, dans la facture de son intrigue, une psycho-logique très moderne, où le désir métaphysique déçu se fourvoie dans les mirages du mimétisme interhumain.