Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Appendice

Les catégories du nombre et du cas en ancien français

Lene Schøsler

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Dans ma thèse sur la disparition de la déclinaison bicasuelle en ancien français, j'ai considéré de façon assez sommaire le rapport entre les catégories du nombre et des cas. Je saisis ici avec plaisi' l'occasion qui m'a été offerte par la Revue Romane pour les examiner plus dans le détail, en ajoutant quelques observations sur la catégorie du genre. (Je ne prends pas en considération les noms propres.)

1) La catégorie du nombre

La catégorie du nombre a deux fonctions, une fonction dans le texte, une autre hors du texte. La première concourt à constituer ce qu'on peut appeler "la textualité", grâce au phénomène de Yaccord. La seconde concerne le lien avec le monde extérieur (fictif ou réel). Les deux fonctions sont rendues de trois manières morphologiques: 1) par le nombre du syntagme nominal, 2) par le nombre du syntagme verbal et 3) de façon anaphorique, grâce à un pronom (souvent indéclinable en nombre, comme qui, que), qui renvoie à un antécédent déclinable en nombre, ce qui implique que 3) se laisse réduire à 1). La seconde fonction est rendue aussi de façon sémantique, pai exemple grâce aux numéraux.

2) La catégorie des cas

La catégorie des cas a deux fonctions dans le texte; la première est identique à la première fonction du nombre: constitution de la textualité. La seconde est de contribuer à l'identification actantielle, c'est-à-dire à l'identification du sujet et du complément d'objet direct. Les deux fonctions sont rendues de façon morphologique par la forme du syntagme nominal, mais - et c'est là un des points capitaux de ma thèse - la seconde fonction est également assurée de façon souvent bien plus efficace par 16 facteurs sémantiques, morphologiques ou syntaxiques.

La catégorie des cas n'a pas de fonction hors du texte, étant donné qu'il n'existe aucun rapport de fait entre les "actants" du monde réel et les actants syntaxiques. On pourrait penser que le vocatif serait une fonction casuelle hors du texte, comme en latin, mais en ancien français le vocatif n'a jamais constitué une véritable fonction casuelle.

L'extrait de texte qui va suivre servira à démontrer la pertinence des remarques précédentes. Il s'agit du Roman de Tristan en Prose (ms. T. BN fr. 772, § 1,1 ss.). Je reproduis l'édition Blanchard (Klincksieck, 1976) avec quelques corrections. J'examinerai séparément les indications du nombre et des cas. Le passage contient 19 phrases, numérotées pour faciliter le renvoi:

1 En ceste partie dist li contes que,

2 après ce que li harpierres se fu partiz de Cornoaille,
3 misire Tris(anz),

4 qui demeure avuec son oncle le roi March,
(3) se jeue et s'envoise et est assez plus liez
5 qu'il ne seult,

6 car sa dame la roine ne set estre si bien gardée

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7 qu'il n'i parolt aucune foiz.
8 Li rois Mars s'en aparçoit assez,
9 dont il est tant dolenz

10 qu'il voudroit estre mort.

11 Cil jardins estoit biax et granz

12 et avoit dedenz grant planté d'arbres de diverses manieres,
13 mes entre les autres arbres avoit .i. lorier si bel et si grant
14 qu'en toute Corneuaille n'avoit .i. plus bel arbre de lui.
15 Desouz cel arbre venoien(t) par maintes foys li dui amant
16 quant il estoit aneitié
17 et les genz se reposoient
18 et parloient iluec ensemble

19 et faisoient grant partie de leur volente.

Dans ce passage, la distinction du nombre (fonction un et deux) est assurée des quatre
manières signalées:

1) Par le nombre du syntagme nominal (y compris les participes): 1, ceste partie, H coptes, 2, li harpierres, partiz, 3, misire, liez, 4, son oncle, le roi, 6, sa dame la roine, gardée, 7, aucune foizl, 8, // rois Mars, 9, dolenz, 10, mort (forme fautive2, le sens est assuré par 2) et 3)) 11, cil jardins, biax, granz, 12, grant planté, arbres, diverses manieresl, 13, les autres arbres, lorier bel grant, 14, bel arbre, 15, cel arbre, maintes foysl, li dui amant, 17, les genz, 19, grant partie, volente.

2) Par le nombre du syntagme verbal: 1, dist, 2, fu, 3, feue, envoise, est, 4, demeure, 5, seult,
6, set, 7, parolt, 8, aperçoit, 9, est, 10, voudroit, 11, estoit, 12, 13, 14, avoit,
15, venoient, 16, estoit, il, reposoient, 18, parloient, 19, faisoient.

3) De manière anaphorique: 4, qui, 5, 7, il, renvoyant à misire Tristanz, 9, 10, //, renoyant
à li rois Mars. (16, il, sujet non personnel, n'est pas anaphorique.)

4) De manière lexicale, par les chiffres./. (13, 14) et dui (15).

Mise à part la forme mort (10), à laquelle je reviens, le nombre est partout signalé de façon univoque. Il appert de tous ces exemples que la catégorie du nombre est le plus souvent conceptuellement claire: il s'agit de la distinction entre un versus plus d'un. Cette opposition se trouve neutralisée dans les cas signalés àia note 1.

La première fonction de la catégorie des cas qui est parallèle à celle de la catégorie du
nombre (constitution de la textualité), est indiquée par le cas du syntagme nominal (plus
participes), mais seulement si le syntagme est de genre masculin: 1, // contes 2, li harpierres,



1: II est important de remarquer que bien des expressions adverbiales du type aucune foiz (7), maintes foys (15), diverses manieres (12), se rencontrent soit au singulier, soit au pluriel, sans différence de sens, justement parce qu'il n'y a pas de renvoi à une réalité hors du texte. La même variation de nombre se trouve souvent chez les collectifs du type grant planté (12) etgent (17).

2: Voir plus loin, à propos des complications paradigma tiques.

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partii, 3, liez, miste, 4, son oncle le roi March, 8, // rois Mars, 9, dolenz, 10, mort (voir note 2; la présence d'une forme fautive mort, au lieu de morz pourrait induire en erreur, si les relations syntaxiques étaient moins évidentes), 11, cil jardin, biax, granz, 12, arbres, 13, les autres arbres, A. lorier bel, grant, 14,./. plus bel arbre, 15, cel arbre, liduiamant.

Le cas indique la cohérence à l'intérieur d'un syntagme (cf. 13) ou il signale le réfèrent
(cf. 11). N'oublions pas que chacun des flexifs de cas est en même temps un flexif de
nombre (note 2).

La deuxième fonction de la catégorie des cas est de contribuer à l'identification du
sujet (S) et du complément d'objet direct (O). J'examinerai les divers facteurs assurant
cette identification dans le passage cité:

1) La présence d'un verbe intransitif exclut le risque d'une confusion entre S et O; c'est
le cas des phrases 2, 3,4, 9, 11,15, 16 et 18.

2) La présence d'un pronom (S/O) déclinable en cas exclut également toute confusion,
c'est le cas des phrases 3, 8, 17 (se), 5,7,9, 10, 16 (il) et 4 (qui).

3) Si S et O diffèrent en nombre et (ou) personne, le nombre (et/ou la personne) du verbe,
concordant avec le sujet, assurera l'identification de celui-ci, voir par exemple la phrase 19.

4) II existe des restrictions lexicales dans le choix de S/O. C'est ainsi que dire (1) s'accompagne souvent d'une complétive en fonction de complément, pas en fonction de S. Savoir et vouloir (6, 10) s'accompagnent volontiers d'un infinitif en fonction de complément, et S est normalement animé. Avoir, dans le sens d'y avoir (12, 13, 14), a soit S-neutre, soit S-non-exprimé, alors que O est obligatoirement exprimé.

5) Les facteurs en question assurent seuls ou en collaboration l'identification de S/O.
La déclinaison bicasuelle s'y ajoute dans les phrases 1, 2, 3, 8,11,15.

La catégorie des cas contribue d'une part à établir la cohésion d'un texte, d'autre part à assurer l'identification du sujet et du complément d'objet - mais elle n'assure jamais seule les deux fonctions, car la première est également rendue par les catégories du nombre et du genre, la seconde par divers facteurs dégagés. A ceci s'ajoute le fait que la catégorie des cas ne possède pas l'univocité conceptuelle de celle du nombre: elle est opaque, elle n'a pas de sens spécifique.

La catégorie du genre, que je n'ai pas l'intention d'étudier dans le détail, est comparable à celle du nombre, en ce sens qu'elle a les mêmes fonctions (dans le texte, hors du texte); les deux fonctions sont rendues 1) par le genre du syntagme nominal, 2) par le genre des pronoms, 3) de façon anaphorique. La catégorie du genre est conceptuellement claire, du moins en ce qui concerne le genre dit "motivé".

Considérons maintenant le système morphologique qui réunit les trois catégories du nombre, des cas et du genre. Voici un paradigme simplifié (pour plus de détails, voir P. Th. van Reenen & L. Schosier: Le système des cas et sa disparition en ancien français, Vrije Universiteit Working Papers in Linguistics no 4, Amsterdam, 1983):

Le paradigme (a) englobe les noms communs masculins et féminins à un radical. C'est un
paradigme "étymologique", base sur laquelle se manifesteront les modifications ultérieures,
causées par une complication gênante à l'intérieur du paradigme. Le paradigme (a) est

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souvent, mais jamais de façon obligatoire, suppléé par le système casuel des déterminants
(l'article défini, les articles démonstratifs et certains possessifs), schématisé dans le paradigme


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Voici les faiblesses des paradigmes (a) et (b) : [aj distribution imprévisible des s et O pour les noms masc. sg. es. en e non accentué. [b] distribution complexe des autres noms masc. et fém. sg. es. [c] distribution inégale des s et O pour les masc. et fém. pi. [d] distribution chaotique des s et O du point de vue de l'identification casuelle comme conséquence de la distribution chaotique des s et O dans le es. [e] absence de la distinction du nombre dans (b) es.

Dans l'étude citée (1983), nous avons considéré les diverses possibilités de simplification du paradigme nominal, et nous avons constaté que seul le remplacement du es. par le cr. aboutirait à des paradigmes plus transparents. L'élimination des autres distinctions ne le ferait pas ou guère.

Ce qui précède aura suffi pour montrer que la position systématique de la catégorie
des cas est différente des deux autres catégories en question. L'évolution ultérieure se
laisse résumer comme suit:

Les flexifs du nombre et des cas sont liés. Si une cause "extérieure", tel l'amuïssement d'une des marques fondamentales des distinctions, comme l'est l's final (qui ne menace pas la catégorie du genre), venait à abolir une des deux distinctions, elle entraînerait inévitablement l'autre - à condition toutefois que les deux catégories soient d'importance égale.

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Comme j'ai pu prouver qu'il y a un lien de cause à effet entre l'amuïssement progressif de Vs final et la disparition de la déclinaison bicasuelle, et comme, d'autre part, le sort des deux catégories est manifestement différent malgré le point de départ morphologique identique, il faut chercher la raison de cette différence dans leur importance relative pour le système de la langue.

La catégorie des cas entre, comme on l'a vu, dans un système complexe de plusieurs
facteurs sémantiques, morphologiques et syntaxiques, dont la fonction est d'assurer la
distinction S/O. La catégorie du nombre est, par contre, essentiellement morphologique.

La déclinaison bicasuelle peut disparaître sans entraîner de confusion pour la distinction qu'elle concourt seulement à assurer. Par contre, pour ce qui est de la distinction du nombre, qui est presque exclusivement morphologique - qu'elle soit marquée grâce à Vs final ou grâce au flexif numéral antéposé qu'est l'article défini - il a fallu la sauvegarder de manière morphologique, notamment au moyen de la généralisation progressive du déterminant, à la suite de I'amuïssement de Vs. N'oublions pas, d'ailleurs, qu'il n'existait pas de possibilité de sauvegarder une distinction bicasuelle marquée par des prédéterminants — sans abolir la distinction du nombre.

Odense