Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

L'image de la femme chez Diderot

par

Ginette Kryssing-Berg

Le symbole des femmes en général est celle
de l'Apocalypse, sur le front de laquelle
il est écrit: MYSTERE.

Diderot, "Sur les Femmes"

Par la force des lois, des coutumes et de l'éducation, les femmes sont sans rang, sans état et sans occupation. Nous devons juger qu'elles y gémissent sous le poids de l'inaction, de la soumission, de l'avilissement.

Mme de Coicy, Les Femmes comme il
convient de les voir

Le discours pluriel de Diderot sur les femmes présente une constante indéniable: il est féministe selon le sens donné par Fourier, qui, créateur du mot au XIXe siècle, a défini le féminisme comme une "doctrine ayant pour objet l'extension des droits, du rôle de la femme dans la société".

Mais ce féminisme va plus loin lorsqu'il met en jeu la nature de la femme. Le discours du philosophe se fait alors très ambigu. Cette ambiguïté inhérente à la difficulté des relations homme/femme, tant sur le plan du vécu et du personnel que sur le plan du social et du politique, est d'autant plus inévitable qu'elle est renforcée par les interdits sur la sexualité, interdits le plus souvent intériorisés. Pourtant, chez Diderot, cette ambiguïté est plus subtile, les contradictions textuelles s'affirmant lorsque le discours du philosophe intègre le discours médical de l'époque.

Mon propos est de montrer qu'à travers ces contradictions se révèle une compréhension originale de la féminité, tantôt se rapprochant, tantôt s'éloignant de notre propre compréhension, mais au fond toujours positive. Nous sommes bien loin du féminisme diderotien défini par Paul Hoffmann comme "une histoire pathétique, visionnaire de la femme" (1977, p. 536).

Dans un discours sur les femmes, Diderot a engagé toute sa personnalité,
personnalité complexe aux oppositions marquées de caractère et de pensée.

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Aussi m'a-t-il paru pertinent d'utiliser un corpus hétérogène montrant les différentesfacettes
de cette personnalité afin d'éclairer le rôle de la femme dans
une œuvre aux genres si divers.

L'article "Réflexions sur le Courage des Femmes", paru dans le Mercure de France en mars 1745, révèle un Diderot nettement féministe, sans aucune ambivalence. C'est que le discours médical est absent de ce texte. Celui-ci, bien que le philosophe y manifeste déjà une certaine indépendance de pensée, reflète l'idéologie des cercles qu'il fréquentait alors. Dans ces cercles de modernistes érudits circulaient entre 1725 et 1760 une quantité d'ouvrages favorables aux femmes, véritables apologies des "mérites des dames" qui provoquaient le sexe masculin en l'affrontant avec l'autre sexe dans une sorte de duel où qualités et défauts servaient d'armes. Ces néo-féministes cartésiens inspirés par Poulain de la Barre attribuaient aux femmes des "vertus" indéniablesl.

Parmi ces vertus, le courage occupe une place de choix. Nombreuses sont les listes de femmes courageuses mentionnées dans ces apologies, exemples hétéroclites glanés pêle-mêle dans la Bible, l'histoire, la mythologie. Diderot n'échappe pas à cette pratique dans son article du Mercure de France. Le thème majeur, comme son titre l'indique, en est justement le courage, pivot de ,toute l'argumentation féministe qu'il contient. Cette qualité, distribuée également aux deux sexes par la nature, est soumise aux manipulations misogynes. Les hommes ne se contentent pas d'étouffer cette vertu chez les femmes par la carence de l'éducation:

On les tient dans l'ignorance de tout ce qui pourrait élever, fortifier, étendre leur âme,
(...). Le Courage ainsi que toutes les autres Vertus a besoin d'être encouragé, (p. 64)

Ils vont même jusqu'à la leur refuser:

nous avons poussé l'abus du droit du plus fort jusqu'à leur interdire certaines Vertus
(...). Parmi ces Vertus interdites aux femmes le Courage est celle qui est le plus généralement
reconnue pour n'être pas de leur ressort, (p. 56)

Agir ainsi, c'est agir contre la nature, ce qui est fortement reprehensible en
ce siècle où la philosophie militante (et Diderot en particulier) accorde une
réelle suprématie au droit naturel:

Nous l'avons (ce sexe que nous adorons) écarté des emplois et des dignités, souvent
même des biens que la Nature lui a destinés, (p. 55-56)

La nature est maintes fois évoquée dans ce texte, une nature présentée, selon
la conception dominante en cette première moitié du XVIIIe siècle, comme



1: A ce propos, cf. mon article "Parole de femme au 18e siècle", in Actes du VIIIe Congrès des Romanistes Scandinaves, Odense University Press, 1983.

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une puissance créatrice abstraite, dispensatrice généreuse de vertus. Mais Diderot insiste sur le fait que cette nature ne départage pas les deux sexes. S'il rejoint ainsi les féministes de l'époque2, il s'en éloigne pourtant par la subtilité de son analyse.

La démarche des pionniers du siècle des Lumières débouchait sur une contradiction. Leurs apologies se proposaient d'exalter la supériorité féminine. En réalité, la femme idéale jaillissant de leurs écrits était une femme virilisée, cherchant à égaler l'homme. Diderot échappe à cet écueil:

et ne pouvant ôter à certaines la réputation de courage qui leur est due, nous disons que
ces femmes avaient la fermeté des hommes, l'esprit, le Courage mâles, (p. 57) (Je souligne.)

Dans ce "nous disons" pointe un reproche, un certain refus à ce féminisme d'identification auquel aboutissaient les autres écrits. Diderot n'arrive pas à accepter un féminisme tributaire du modèle masculin, ratifiant la place de l'homme dans le social. Le "nous" de renonciation, récurrent dans l'article du Mercure de France, ne signifie pas une adhésion passive. Une certaine désolidarisation se montre aussi grâce à l'emploi d'un "ils" accusateur:

De tout temps et en tout Pays les femmes sont soumises aux hommes; ceux-ci sont
les plus forts, ils ont fait les lois et se sont adjugé la supériorité, (p. 55)

Dans Le Rêve de d'Alembert, rédigé en 17693, Diderot revient sur le rapport homme/femme, mais dans un contexte avant tout biologique. Entre-temps, en vue de la rédaction de Y Encyclopédie, il a suivi intensément le mouvement de la pensée médicale (surtout de 1754 à 1769). Dans ce texte est proposée une identification entre les deux sexes, identification non contraignante, libératrice

Le discours du Rêve, en effet, fait surgir une théorie de la bisexualité inspirée
par les idées buffoniennes sur l'identité physiologique de l'homme et de la
femme. Cette théorie est énoncée par Bordeu:

un fœtus femelle ressemble à s'y tromper à un fœtus mâle. (p. 57)4



2: Citons, entre autres, une phrase de Mme de Puisieux dans La Femme n'est pas inférieure à l'Homme, Londres 1750: "La nature a mis une égalité parfaite entre les deux sexes." Mme de Puisieux eut une liaison avec Diderot de 1745 à 1749.

3: D'après Jean Varloot {Le Rêve de d'Alembert, Editions Sociales, Paris 1971, p. LIV, LV), la publication des dialogues se fit dans La Correspondance littéraire d'août 1782 sous forme restreinte. Ils ne furent édités intégralement qu'en 1830.

4: A ce propos, cf. l'article "Homme" de l'Encyclopédie dans lequel Diderot écrit: "Les femmes ont plus de mamelles que les hommes, mais l'organisation de ces parties est la même dans l'un et dans l'autre sexe" {Œuvres complètes de Diderot, Hermann éditeurs, tome 7, p. 420, Paris 1977).

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Diderot pressent ainsi les affirmations freudiennes:

Elle [la science] vous fait observer que certaines parties de l'appareil sexuel mâle se
trouvent aussi chez la femme et inversement. (Freud 1981, p. 149)

Cette égalité biologique se complète d'une égalité dans la jouissance sexuelle. Lorsque Bordeu mentionne, dans le troisième volet de la Trilogie, "les suites funestes d'une continence rigoureuse" (op. cit., p. 96), il pense aussi bien aux femmes qu'aux hommes.

Diderot se joue ici de tout interdit sur la sexualités. Le texte ne se place sur un plan moral qu'en apparence et le discours médical de Bordeu, provocateur à souhait, reste extérieur à la morale et à la religion, sauf pour les critiquer. Mademoiselle de Lespinasse, malgré son attitude de pudeur offensée, approuve les propos hardis du docteur. Cette approbation n'est pas à négliger, Mademoiselle de Lespinasse apparaît dans les dialogues comme une figure féminine de poids, faisant intervenir son vécu de femme intelligente, et Bordeu tient à la convaincre.

"Je veux qu'on se porte bien", affirme-t-il, et, pour cela, il faut suivre les impératifs de la nature qui "ne souffre rien d'inutile" (p. 96-97). Il faut donc jouir de son corps et, le "plus grand bonheur qu'on puisse imaginer" (p. 97) étant une ivresse commune, la réalité du plaisir féminin est pleinement reconnue, reconnaissance hautement subversive au XVIIIe siècle.

L'article "Jouissance" de Y Encyclopédie se présente aussi comme un hymne à la jouissance partagée. Il me paraît très utile de rapprocher ces deux textes diderotiens afin de mettre en évidence la difficulté à constituer un discours unique sur la sexualité à cette époque. Dans cet article sont d'abord chantés les désirs réciproques de l'homme et de la femme se rejoignant dans une volupté mutuelle. L'identification des deux sexes sur le plan charnel ressort nettement du choix sémantique:

Entre les objets que la nature offre de toutes parts à nos désirs, (...) y en a-t-il un plus digne de notre poursuite, dont la possession et la jouissance puissent nous rendre aussi heureux, que celles de l'être qui pense et sent comme vous, qui a les mêmes idées, la même chaleur, les mêmes transports (...).(Hermann, tome 7, p. 575-576) (Je souligne.)

Diderot devance notre siècle. La résonance de ces mots, datant de 1762, se
retrouve dans le discours d'une féministe d'aujourd'hui. Annie Leclerc décrit
avec autant d'entousiasme le même élan, le même désir entre deux êtres:



5: A propos du troisième dialogue, Diderot écrit à Sophie Volland: "J'y ai ajouté après coup [au deuxième dialogue] cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse, aussi ne les verra-t-elle jamais." (Lettre du 11 septembre 1769, Roth, tome IX, p. 140, Minuit 1963.) Il ne pensait donc pas publier la Trilogie.

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Rien n'ouvre à la parole, ne force à la pensée que la jouissance où vient se confondre
ce qui était distinct, à se mêler ce qui était séparé. (1976, p. 26) (Je souligne.)

Le droit féminin à la jouissance est non seulement reconnu mais exalté dans l'article de Y Encyclopédie. La femme participe à ce "charme inexprimable", elle ressent "l'attrait" du plaisir sexuel (p. 576). Ce plaidoyer en faveur de la volupté est très audacieux pour la pensée du temps et aussi pour celle des temps suivants. Aussi Diderot restreint-il l'impact de la jouissance en lui assignant une finalité. Elle devient "la volupté qui perpétue la chaîne des vivants" (p. 575). La portée des "caresses" est limitée puisqu'elles "seront suivies de l'existence d'un nouvel être" (p. 576).

Mais ces remarques n'arrivent pas à effacer le lyrisme du discours sur l'infinie
jouissance partagée:

les membres tressaillent; (...) des torrents d'esprits coulent dans les nerfs, les irritent,
(...) La vue se trouble, le délire naît, (...). (p. 576)

C'est pourquoi l'on s'étonne que Georges Benrekassa, dans le commentaire, d'ailleurs
excellent, qu'il fait de cet article, souligne le côté procréateur de l'acte sexuel:

Tout se passe comme si la réalité du sexe, évoquée ici à travers la dualité très biblique
de la mère et de Vépoux, devait rester, à sa manière, mystérieusement éloignée, tenue
à distance. (1980, p. 19)

II me semble, au contraire, que "la réalité du sexe" éclate dans une égalité
charnelle. Jacques Proust n'en est pas dupe lorsqu'il affirme: "L'article est
en réalité un véritable dithyrambe erotique" (1962, p. 307).

Le lyrisme de la langue dévoile la pensée intime de Diderot. Mais il est obligé de recourir à un double langage imposé par l'espace discursif dans lequel s'inscrit son texte. Pour que le discours encyclopédique fonctionne, il doit respecter les discours théologique et juridique, à l'immense pouvoir répressif, les interdits civils reflétant les interdits religieux. Sont considérées comme crimes dans ces discours toutes les pratiques sexuelles ne servant pas à la procréation6.

Les textes étudiés jusqu'ici révèlent un Diderot féministe, prônant l'égalité de la femme sur les plans social, biologique et sexuel, un Diderot libéré des préjugés de son temps, capable de rejeter le mythe ancestral de l'infériorité féminine. Aussi est-on plongé dans Fétonnement en lisant l'essai "Sur les Femmes", publié en 17727.



6: A propos du rôle essentiel joué par "l'acte de la génération", cf. par exemple, les articles de l'Encyclopédie: "Coït", tome 3, 1753 et "Mariage", tome 10, 1765. A propos de la répression sexuelle, cf. les manuels des confesseurs jésuites.

7: Cet essai fut publié dans La Correspondance littéraire comme un compte rendu polémique de l'Essai sur le caractère, les mœurs et l'esprit des Femmes, écrit par un certain Thomas.

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Que reste-t-il de l'audacieux discours diderotien dans ce discours pluriel,
parfaitement déconcertant? Au niveau de l'écriture, les antonymes sur la femme
abondent. En voici quelques exemples:

être extrême dans sa force et dans sa faiblesse.(p. 251)
Les femmes étonnent, belles comme les séraphins de Klopstock, terribles comme les
diables de Milton. (p. 252)
La femme dominée par l'hystérisme éprouve je ne sais quoi d'infernal ou de céleste,
(p. 256)

Qui parle ici? Serait-ce un misogyne convaincu? On pourrait le croire, mais heureusement se dégage petit à petit le discours d'un philosophe appuyant sa conception de la femme sur les données concrètes de la science. Ce côté infernal est imposé à la femme parla réalité physiologique de son corps:

La femme porte au-dedans d'elle-même un organe susceptible de spasmes terribles disposant d'elle, et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce. (...) C'est de l'organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires, (p. 255)

Diderot ne s'inspire plus de Buffon comme dans Le Rêve de d'Alembert, il adopte le discours médical le plus moderne de l'époque, celui de l'Ecole de Montpellier. Pour les docteurs de cette Ecole, les femmes sont sujettes à des "sollicitations utérines" auxquelles elles ne peuvent résister. Le comportement féminin s'explique par un déséquilibre de l'organisme dû à l'énergie considérable dont est chargé l'utérus.

Alors que le discours médical garde un ton neutre, Diderot en fait un discours
passionné où la femme apparaît avant tout comme victime de la cruauté de
la nature. Il est vrai qu'il écrit:

J'ai vu l'amour, la jalousie, la superstition, la colère, portés dans les femmes à un point
que l'homme n'éprouva jamais. Le contraste des mouvements violents avec la douceur
de leurs traits les rend hideuses; elles en sont plus défigurées, (p. 252)

Mais, en même temps, il déculpabilise la femme en la montrant soumise à la dictature de sa matrice. Cette attitude est récurrente. Par exemple, tout en insistant lourdement sur l'hystérie féminine, il dévoile son ambivalence. Cette hystérie rend la femme capable des actions les plus hautes comme des actions les plus basses.

Il s'établit dans le parcours du texte une relation de plus en plus ambiguë entre
la figure féminine créée par le philosophe et lui-même. Elisabeth de Fontenay la
définit ainsi:

C'est (...) en amant que Diderot écrit des femmes, non en sujet d'un savoir, en stratège
de la séduction ou en vicaire du divin censeur. (1981, p. 115)

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Oui, Diderot écrit en amant, mais l'amour se mêle de pitié, l'admiration se mêle de crainte. Le mythe de la femme destructrice et dangereuse reparaît. La reconnaissance d'une spécificité du sexe féminin ne tourne pas à son avantage. Je n'irais pas jusqu'à accuser le philosophe d'un certain phallocratisme, ni jusqu'à lui reprocher de parler "de la femme, sans quitter un instant la place privilégiée de sujet masculin", comme le fait Michèle Duchet (1977, p. 527). Car un phallocrate ne mettrait jamais l'accent sur l'injustice qui écrase la femme "nulle dans la société", soumise à "la cruauté des lois civiles", comme le fait Diderot à la page 258 de l'essai "Sur les Femmes". Un phallocrate ne dirait jamais:

Nulle sorte de vexations que, chez les peuples policés, l'homme ne puisse exercer impunément
contre la femme, (p. 258)

Pourtant l'exclamation "Femmes, que je vous plains!" (p. 260) peut être interprétée
comme une acceptation de cette infériorité féminine que le philosophe
a reniée précédemment.

Certaines de nos féministes actuelles, les plus évoluées, revendiquent cette spécificité de leur sexe. C'est le thème dominant de Parole de Femme d'Annie Ledere: "Je connais, j'affirme, je veux la différence de mon sexe" (p. 65). L'objet du discours de ces féministes est le corps biologique de la femme, non plus décrit par l'homme mais chanté par la femme, sujet de renonciation. On qualifie souvent ce discours de "discours de la matrice". Conscientes du danger caché dans ce dévoilement du lieu traditionnel de la gestation, ces "écrivaines" insistent sur la joie infinie que leur donne leur sexe:

il me faut mon corps. Tout mon corps, son sang, son lait et la gonflure extrême de
mon ventre. Car c'est ça que j'appelle vivre. (Ibid., p. 66)

Nous sommes donc bien loin d'une infériorité féminine. Dire qu'il a fallu
attendre le féminisme le plus radical du XXe siècle pour que ce mythe soit
détruit! Et encore, l'est-il? Et comment Diderot aurait-il pu y échapper?

Ce qui étonne pourtant dans l'essai "Sur les Femmes", c'est le retour à
l'idéologie virile dominante sur le manque de désir féminin. Diderot oublie
avoir exalté, dans d'autres écrits, le plaisir sexuel partagé:

Organisées tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la volupté est si
délicat et la source en est si éloignée, qu'il n'est pas extraordinaire qu'elle ne vienne
point ou qu'elle s'égare. ("Sur les Femmes", p. 252)

L'ambivalence extrême de ce texte tient sans doute à un engagement trop personnel. Les fantasmes de l'homme y trouvent un lieu privilégié au détriment des idées du philosophe. La fin du texte le montre bien, qui attribue à la femme un pouvoir non négligeable. Le "on" de renonciation est sans équivoque:

On leur adresse sans cesse la parole; on veut en être écouté; on craint de les fatiguer
ou de les ennuyer (...). (p. 262)

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Peut-être peut-on éclairer davantage le discours de "Sur les Femmes" en étudiant une figure féminine issue directement de l'imaginaire de Diderot, un personnage de fiction créé par un discours purement littéraire. Dans Jacques le Fataliste, Madame de La Pommeraye apparaît comme le personnage idéal à cet effet, étant, à mon avis, la projection sur le plan narratif de l'image qui ressort de l'essaiB. En concluant l'apologie qu'il fait de Madame de La Pommeraye à un narrataire irrité, le narrateur déclare:

j'approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et
abandonné une honnête femme: l'homme commun aux femmes communes, (p. 200)

II accuse ainsi le marquis et approuve la vengeance de Madame de La Pommeraye.
Car cette femme, le narrateur la défend et l'admire:

II se fait tous les jours des actions plus noires, sans aucun génie, (p. 198)

Dans l'essai "Sur les Femmes", Diderot conclut en parlant des sœurs théoriques
de Madame de La Pommeraye:

Quand elles ont du génie, je leur en crois l'empreinte plus originale qu'en nous. (p. 262)

Le parallélisme se passe de commentaires.

Personnalité forte, autonome grâce à sa fortune, Madame de La Pommeraye ne craint pas d'aller jusqu'au bout de sa vengeance. Déterminée par son tempérament, elle est vindicative et orgueilleuse, elle se sent blessée dans son moi profond, humiliée dans sa dignité de femme qui a des "mœurs". Elle représente "la" femme consciente de la valeur de son sexe, revendiquant la reconnaissance pleine et entière de ce sexe. Le narrateur insiste sur la perfìdie et la lâcheté du marquis, sur son monstrueux cynisme, il souligne la souffrance de Madame de La Pommeraye et la morne existence qui lui est réservée après son abandon, dans un milieu misogyne, sans pitié pour "une honnête femme, perdue, déshonorée, trahie" (p. 199).

Jeannette Geffriaud Rosso, dans son livre Jacques le Fataliste, l'amour et son image, considère Madame de La Pommeraye comme un personnage "trop construit" (p. 87), qui "ne nous persuade guère" (p. 90). Il me semble, au contraire, que l'histoire de Madame de La Pommeraye démontre clairement que les préférences de Diderot vont aux femmes qui, comme elle, sont capables d'assumer leur personnalité en agissant à contre-courant, en transgressant toutes les normes, bref, en osant être "infernales".

Pourquoi la vengeance échoue-t-elle? objectera-t-on. Ne serait-ce pas parce
que Diderot veut prouver qu'une femme, même exceptionnelle, ne peut qu'être



8: Jacques le Fataliste et l'essai "Sur les Femmes" sont contemporains dans l'écriture de Diderot. La genèse du roman s'étend sur une période de vingt ans, de 1765 à 1784.

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vaincue dans un contexte socio-culturel aussi contraignant pour son sexe? Ce thème du ressentiment de la femme bafouée revient d'ailleurs plusieurs fois dans l'œuvre du philosophe, révélant une originale compréhension de la condition féminine au XVIIIe siècle.

Pour achever ce parcours diderotien, il me paraît pertinent de faire intervenir le rapport homme/femme dans le vécu de Diderot, grâce à l'analyse de certaines lettres adressées à Sophie Volland au cours de l'été 1762. Il y soumet à sa maîtresse deux cas de conscience très suggestifs concernant les femmes.

Je ne prétends pas que le Diderot de la Correspondance soit plus vrai que le Diderot des autres écrits, car il se trouve engagé comme amant écrivant à une femme très aimée, donc comme sujet très personnel de renonciation. Il joue un jeu, c'est certain, mais, dans ce jeu, il se met subtilement en scène et le langage de l'amant est plus proche de l'"être" que celui du philosophe. D'autant plus que, dans ces lettres, l'on sent un homme supportant mal l'absence, ayant constamment besoin d'être rassuré sur les sentiments de sa maîtresse, essayant de tisser des liens très personnels pour diminuer la distance dans l'espace.

Aussi les deux cas sont-ils présentés, me semble-t-il, pour amener Sophie à se dévoiler. En même temps Diderot se dévoile lui-même. Il s'agit de deux femmes, l'une traitée comme objet, l'autre se voulant sujet. La première, mariée et pourvue d'un amant, est désirée par un homme riche et influent, lui offrant, en échange d'une nuit, une amélioration considérable de la situation de son mari. Sophie est contre ce chantage. Diderot juge en phallocrate. L'est-il vraiment? Ou bien veut-il provoquer sa maîtresse par quelques remarques osées? Il est difficile de répondre, car nous nous heurtons ici au discours masculin de l'époque. Pourtant je penche à croire à une provocation de la part de Diderot. Il n'a pas l'habitude de parler du sexe féminin aussi légèrement et ironiquement:

on lève un peu ses jupons; elle les laisse retomber, et voilà son mari de pauvre commis à cent francs par mois, Mr le Directeur à quinze ou vingt mille livres par an. Cependant quel rapport entre une action juste et généreuse, et la perte voluptueuse de quelques gouttes de fluide? (Lettre du 31 juillet 1762, Roth, p. 84) (Je souligne.)

L'autre cas est celui d'une femme de 32 à 33 ans refusant de se marier, par crainte de souffrir, mais voulant un enfant. Pour arriver à ses fins, elle choisit un homme marié, ayant une maîtresse, paraissant capable de lui donner un enfant sain et intelligent. Diderot insiste beaucoup sur cette situation. Un glissement s'effectue dans le "je" de renonciation qui devient le "je" de la jeune femme:

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je n'ai point d'amour et je n'en aurai jamais, et je n'en exige point. (...) Je ne demande
rien de vous qu'un atome de vie. (Lettre du 18 juillet 1762, Roth,p. 58-59)

Dans l'exposition de ce cas éclate la duplicité de Diderot. Il insiste malicieusement sur la loi de la nature qui assigne à la femme le destin de procréer. Il revient à plusieurs reprises sur le côté strictement biologique de l'échange. Il imagine même un dialogue entre la jeune femme et la maîtresse du père présumé:

Dites-lui [à votre maîtresse] une bonne fois pour toutes que je ne vous aime point,
et que je ne veux de vous que jusqu'au moment où vous me cesserez d'être nécessaire.
(Lettre du 29 août 1762, Roth, p. 123)

Stratégie d'un amant inquiet, s'efforçant de faire croire qu'il est l'homme concerné afin d'éveiller la jalousie de sa maîtresse? Sans doute! Cette correspondance de l'été 1762 est un vrai discours du désir. Sophie a l'air de se prendre au jeu et Diderot semble très étonné du refus qu'elle oppose à ce marché. Pour sa part, il le trouve très normal, balayant même les scrupules qu'elle éprouve devant les difficultés que peut rencontrer dans la société un enfant sans père (cf. lettre du 16 septembre 1762).

Même si Diderot, dans ce jeu amoureux, exagère son admiration pour cette manifestation de la liberté féminine, il montre en tout cas une hardiesse peu commune en prônant une union aussi peu orthodoxe. Et ses idées rejoignent celles des féministes d'aujourd'hui, revendiquant le statut de mères célibataires, statut naguère infamant et qui demeure encore scandaleux dans certaines couches de la société française. Femme/objet, femme/sujet? Ce sont là des questions toujours actuelles! Le philosophe ne décide pas, il se contente de soulever le problème. Ce n'est pas peu! Comment cette contradiction indépassable encore de nos jours aurait-elle pu être résolue au XVIIIe siècle?

Les lettres de l'été 1762 confirment que le rapport de Diderot aux femmes n'est réductible à aucun discours simple. Georges Benrekassa remarque avec justesse qu'entre certains de ses textes "se dessine un espace où la femme peut occuper plusieurs places sans qu'on puisse lui en assigner une fixe" (1980, p. 33). Cette remarque peut s'appliquer à tous les textes de Diderot où la femme est présente (et ils sont nombreux!). Cette circulation de la femme, dans un discours neuf et audacieux sur elle, apparaît comme le questionnement sans cesse repris d'une pensée qui se cherche. Les contradictions de Diderot sont tout à son avantage, qui viennent de son acharnement à vouloir cerner les difficultésinhérentes au sujet même. Difficultés venant de lui-même d'abord, de son imaginaire masculin et de son propre vécu. Difficultés venant de l'extérieur ensuite. Il ne pouvait que buter contre les discours multiples sur la femme

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à cette époque où la tradition scolastique encore vivante se heurtait à de nouveauxcourants de pensée, où les mythes ancestraux triomphaient toujours. Quant à la divergence de ses conceptions sur la nature féminine, l'on ne saurait s'en étonner dans un siècle qui voyait naître les sciences humaines et où l'interrogationsur le corps de la femme était balbutiante. Certaines hésitations existent d'ailleurs encore aujourd'hui dans les discordances du discours psychanalytique.

Sur un point, en tout cas, Diderot n'a jamais varié: sa critique d'une société misogyne. Il a constamment dénoncé l'injustice des lois à l'égard des femmes, et l'asservissement auquel les soumettaient des structures mentales dépassées. Il ne paraît pas trop hardi de parler d'une idéologie de la condition féminine dans son œuvre.

Ginette Kryssing-Berg

Copenhague

Résumé

Dans un discours sur les femmes, l'homme et le philosophe sont inséparables. Aussi a-t-il fallu utiliser un corpus hétérogène, aux structures d'énonciation diverses pour démontrer la complexité du rapport homme/femme chez Diderot. L'intégration du discours médical dans certains textes augmente encore l'ambivalence du philosophe pour qui la nature féminine restera un mystère. Sur un point, Diderot ne se contredira jamais: l'injustice de la société du XVIIIe siècle envers les femmes. Il ne cessera de revendiquer pour elles un statut plus équitable.

Références bibliographiques

Œuvres de Diderot

"Réflexions sur le Courage des Femmes" in Mercure de France, mars 1745, Bibliothèque
Nationale, Paris, Fol Le2 38 A.

"Jouissance" in Œuvres complètes de Diderot, Hermann éditeurs, tome 7, Paris 1976.
Le Rêve de d'Alembert, Editions sociales, Paris 1971.
Jacques le Fataliste, Folio/Gallimard, Paris 1973.

"Sur les Femmes" in Œuvres complètes de Diderot, Assézat-Tourneux, tome 2, Paris 1875.

Correspondance, établie par G. Roth, tome 4, février 1762 - décembre 1764, Minuit, Paris
1958.

Œuvres critiques

Benrekassa, Georges (1980): "L'article Jouissance", Dix-huitième Siècle, n° 12, Garnier,
Paris.

Side 109

Duchet, Michèle (1977): "Du sexe des livres, sur les femmes de Diderot", Revue des Sciences
Humaines, n° 168, Paris.

Fontenay, Elisabeth de (1981): Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset, Paris
Hoffmann, Paul (1977): La Femme dans la pensée des Lumières, Ophrys, Paris.
Proust, Jacques (1962): Diderot et l'Encyclopédie, A. Colin, Paris.

Rosso Geffriaud, Jeannette (1981): Jacques le Fataliste, l'amour et son image, Libreria
Goliardica éditrice, Pisa.

Autres œuvres

Coicy, Madame de (1785): Les Femmes comme il convient de les voir, Londres, Bibliothèque
Nationale, Paris, R 23075-76.

Freud, Sigmund (1981): "La féminité", in Nouvelles conférences sur la psychanalyse,
Idées/Gallimard, Paris.

Ledere, Annie (1974): Parole de Femme, Poche, Paris.
- (1976): Epousailles, Poche, Paris.

Puisieux, Madame de (1750): La Femme n'est pas inférieure à l'Homme, Londres, Bibliothèque
Nationale, Paris, R 35778.