Revue Romane, Bind 20 (1985) 1

Le paradoxe du JE-narrateur Approche narrât o logique de l'Etranger de Camus

par

Nils Soelberg

1. Remarques préliminaires

Pour oser aborder encore une fois ce pauvre Etranger, qui, sans doute, a eu presque autant de commentateurs que de lecteurs, il faut avoir une intention assez particulière. Cette intention, la voici: Dans son Nouveau Discours du Récit (1983), Gérard Genette suggère à la narratologie un but proprement synthétisant qui consiste à rendre compte de la narrativité à partir des procédés narratifs principaux et de leurs multiples combinaisons, déjà pratiquées ou simplement possibles. A ce propos, Genette voit dans l'Etranger l'exemple concret d'un procédé narratif pour ainsi dire contre nature: dans un récit à JE narré (homodiégétique), ce JE ne peut pas être vu seulement de l'extérieur (focalisation externe) puisqu'il est lui-même le narrateur. Tel est néanmoins le cas dans l'Etranger, dans ce sens que Meursault nous raconte ce qui lui est arrivé sans jamais (ou presque) nous dire ce qu'il en pense — ou plutôt: sans nous dire s'il en pense quelque chose. Les faits sont donc là: la narration "homodiégétique à focalisation externe" existe, et la narratologie doit en tenir compte (op. cit. p. 83-89. Pour plus de commentaires, je renvoie à mon compte rendu, Revue Romane, 19,1, p. 117-29).

On peut objecter à Genette que les "je pensais que...", "j'ai eu l'impression que...", etc., incompatibles avec la focalisation externe, sont en fait assez fréquents dans l'Etranger, et que le silence du narrateur concerne la seule valorisation (cf. plus loin: 3.1), mais restons-en pour le moment au principe implicite de sa démonstration: la narratologie étudie les procédés narratifs, et son objectif est d'ordre synthétisant, allant de l'occurrence particulière à la narrativité en général. Objectif dont l'évidence se passe de commentaires, mais qui implique, du côté de l'analyse pratique, un sacrifice dont il faut à tout prix préciser la portée: dans la mesure où elle cherche à établir la synthèse des procédés narratifs présents et futurs, la narratologie perd sa fonction analytique.

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II s'agit là de deux attitudes qui vont de pair jusqu'à un certain point, mais qui finissent par se séparer radicalement. Pour apprécier le procédé narratif particulier, l'analyste s'appuie sur les normes définies par la narratologie synthétisante, mais le procédé transgressant la norme suscite des réactions diamétralement opposées: pour une attitude synthétisante, il faut intégrer le cas particulier en modifiant la norme, tandis que l'attitude analytique consiste à interpréter la transgression comme telle en se référant à la norme.

Si l'Etranger va faire ici l'objet d'une nouvelle analyse, c'est que dans l'ouvrage de Genette ce roman a fourni du matériau à la narratologie synthétisante. Comme il est à mon avis extrêmement important de garder présente à l'esprit la fonction proprement analytique, j'essaierai de présenter de ce même roman une lecture dont la narratologie aura fourni les moyens. Par conséquent, la présente étude commencera par rendre compte de l'analyse littéraire sur la base narratologique: dans quel domaine opère-t-elle, sur quelles prémisses, avec quels moyens, et, surtout, avec quel objectif? — Ensuite, nous nous pencherons sur la narration assumée par Meursault, sur ces fameuses équivoques qui ont frappé maints et maints lecteurs. Simplement, notre propos sera d'ordre analytique: quel est le sens créé par un procédé narratif dont le caractère "impossible" ne saurait passer inaperçu?

2. La narratologie: instrument d'analyse

2.1 Son domaine

Comme chacun le sait, le récit fictif se distingue de son homologue non-fictif par le critère de la vérification: est fictif tout récit qui ne prétend pas à la vérité, et vice-versa. Il ressort de cette distinction, d'un point de vue analytique, que le récit fictif nous met d'emblée devant un choix de perspective que la nonfiction ignore. En effet, si la non-fiction renvoie à une seule origine, à un auteur qui écrit (et par là: raconte) ce qu'il sait, la fiction peut toujours être considérée soit comme un produit imaginaire soit comme l'objet d'une narration. Dans le premier de ces deux cas, il s'agit d'un processus Récriture: un auteur réel qui invente en écrivant; dans le deuxième, d'un discours narratif: un narrateur qui raconte ce qu 'il sait.

Afin de préciser la portée de ce choix entre deux perspectives analytiques, nous allons brièvement indiquer les données de part et d'autre. Pour une analyse portant sur l'écriture, il s'agit de remonter à la réalité de la production textuelle, soit (attitude classique) à la réalité vécue par l'auteur et aux influences subies avant ou pendant le travail scriptural, soit à une certaine conception de la réalité que l'auteur aurait transformée en fiction, donc ce qu'il a voulu dire, —

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soit encore (attitude résolument moderne) à la réalité du langage même, c'està-direà l'interaction entre le travail scriptural et son produit. Quoi qu'il en soit, toute analyse située dans la perspective de l'écriture repose invariablement sur le caractère fictif du texte analysé; pour expliquer tel ou tel élément textuel par autre chose que son signifié, il faut nécessairement partir du fait que ce signifié est imaginaire et, partant, facultatif. — Autrement dit, l'analyse scripturale étudie les modalités de la création imaginaire: comment cette histoire a-t-elle été inventéel - d'où il s'ensuit que la narratologie, ensemble de concepts propres à rendre compte des modalités de la narration, n'y a strictement rien à faire.

Si l'analyste choisit la perspective du discours narratif, il souscrit tacitement au pacte de la fiction, pacte selon lequel un narrateur implicite raconte une suite d'événements qu'il connaît avant d'en entamer la narration. Il s'agit là, bien entendu, d'une image, car ce narrateur n'est ni l'auteur ni un personnage, mais une instance narratrice dont l'existence se déduit du seul fait que l'histoire nous est narrée. Je précise une fois pour toutes qu'il ne sera pas question dans la présente étude du narrateur qui est aussi personnage narré (le principe de l'histoire dans l'histoire), mais uniquement du narrateur implicite. Conformément à l'image suggérée ci-dessus, ce dernier se trouve devant une suite d'événements qu'il connaît dans sa totalité et qu'il nous transmet. Il n'a, par conséquent, aucune influence sur lesdits événements, mais il peut choisir entre plusieurs manières de les présenter, ce qui lui laisse évidemment une liberté considérable pour façonner le narré à sa guise. Dans cette gamme de procédés narratifs, avec les modifications que chacun d'entre eux entraîne dans la transmission des événements préalables, se trouve l'objet proprement dit de la narratologie.

Le choix analytique entre la perspective de l'écriture et celle du discours narratif est à mon avis à prendre rigoureusement au pied de la lettre, — pour la simple raison que les deux s'excluent mutuellement. Si l'on choisit de remonter à l'auteur réel, la notion d'un narrateur distinct de celui-ci n'a plus aucun sens, car dans la production de la fiction, écrire, inventer et raconter se confondent en une seule activité. Si, par contre, on situe le signifié en produit d'une narration au sens propre de ce terme, l'idée d'un auteur qui invente se trouve du même coup écartée: le narrateur n'invente rien, il sait.

Le domaine de la narratologie étant ainsi défini comme la perspective du
discours narratif, nous pouvons maintenant déterminer de manière plus détaillée
l'objet et les moyens d'une analyse narratologique.

2.2 Le choix de procédés narratifs

L'objet d'une analyse narratologique est la manière dont le récit fictif est raconté.Pour
transmettre le déroulement qu'il connaît déjà en entier, le narrateur

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implicite applique un certain nombre de procédés narratifs, repérables dans le texte, et le travail analytique consiste à remonter de ces procédés à la conception d'ensemble qui en a motivé la sélection. Deux précisions sont ici nécessaires: Premièrement, ce savoir du narrateur est inexplicable et injustifiable: s'il connaît l'histoire à raconter, ce n'est pas qu'il l'ait vécue, ni qu'il l'ait apprise, — il la connaît tout simplement, et le pacte de la fiction nous enjoint d'accepter ce savoir sans poser de questions. Deuxièmement, le déroulement à transmettre est pour ainsi dire à l'état brut, n'ayant encore subi ni structuration, ni sélection, ni valorisation. Pour le transformer en récit, le narrateur choisit, conformément à sa propre conception, les procédés narratifs les plus adéquats. C'est ainsi dans et par sa manière de raconter que le narrateur révèle ce qu'il veut raconter.

Il va de soi que ce déroulement brut est une entité purement théorique dans ce sens que pour parvenir à une conscience humaine, tout déroulement se trouve forcément structuré d'une manière ou d'une autre. Nous trouvons toutefois dans l'Etranger, lors du procès, une opposition assez caractéristique entre un déroulement quasiment brut et une narration structurée. Pour raconter le meurtre, Meursault et Raymond n'ont qu'un mot à la bouche:

[Le procureur a demandé] si j'étais retourné vers la source tout seul avec l'intention
de tuer l'Arabe. "Non," ai-je dit. "Alors, pourquoi était-il armé et pourquoi revenir
vers cet endroit précisément?" J'ai dit que c'était le hasard. (1188)

Raymond a dit que ma présence à la plage était le résultat d'un hasard. Le procureur
lui a demandé alors comment il se faisait que la lettre qui était à l'origine du drame
avait été écrite par moi. Raymond a répondu que c 'était un hasard. (1193)

(La pagination renvoie à l'édition de la Pléiade, Gallimard 1962. — Sauf contre-indication,
c'est moi qui souligne)

Si Meursault est condamné à mort, c'est (entre autres) parce qu'il refuse de narrer le déroulement préalable selon une conception déterminée (son avocat fera des efforts désespérés dans ce sens) et qu'il se contente de le livrer tel quel, substituant le hasard à toute relation de cause à effet. A ce scandaleux non-sens, le procureur, narrateur par excellence, oppose un récit dont Meursault doit approuver la cohérence et la clarté :

II a résumé les faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l'ignorance où j'étais de l'âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la rentrée avec Marie. (...) Ensuite, il en est venu à l'histoire de Raymond. J'ai trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu'il disait était plausible. J'avais écrit la lettre d'accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d'un homme de "moralité douteuse". J'avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J'étais revenu seul pour m'en servir. ... (1195-96)

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Plus de hasard, mais un récit solidement structuré selon une conception particulièrement nette: le meurtre prémédité. Sélectionner dans un déroulement brut un certain nombre d'éléments et leur conférer, par la narration, un sens qu'ils n'ont pas en eux-mêmes, telle est précisément la tâche du narrateur, qu'il soit présent dans l'histoire, comme dans l'exemple cité, ou implicite, assumant la narration du récit en entier. Voyons maintenant les procédés narratifs dont il dispose.

Dans son Discours du Récit (1972), Gérard Genette répartit les procédés narratifs en trois catégories principales: Temps, Mode, Voix. Comme cette répartition me semble de loin la plus claire et la plus opératoire, nous allons partir de là pour essayer de déterminer une attitude analytique adéquate devant les multiples modalités de la narration. Voici d'abord, pour mémoire, un résumé succinct des définitions de Genette:

Dans la catégorie temporelle se situent les rapports entre le temps de la narration (en fait: l'étendue textuelle du récit) et le temps narré, c'est-à-dire la durée de l'histoire racontée. On peut envisager ces rapports temporels sous trois aspects. Du point de vue de Xordre (ou: de la chronologie), on compare l'ordre dans lequel les événements se sont succédé à l'ordre dans lequel ils sont racontés. Partant de la notion, plutôt théorique, d'une concordance chronologique parfaite, on étudie les achronies (analepses, prolepses) et leur impact sur la présentation du narré. — Du point de vue de la vitesse, on compare la durée de la narration (en fait: le nombre de pages ou de lignes) à la durée du narré. Partant d'une durée parfaitement égale, qui se manifeste dans les paroles rapportées au style direct, on va vers la rapidité extrême (cinquante ans racontés en une ligne), ou vers la lenteur excessive (cent pages pour raconter une heure). — Du point de vue de la fréquence, on compare la répétition éventuelle d'un même événement dans la narration et dans l'univers narré. Partant du récit "singulatif" (raconter une fois ce qui s'est produit une fois), on peut aller soit vers le récit itératif (raconter en une fois ce qui s'est produit plusieurs fois), soit vers le récit répétitif (raconter plusieurs fois ce qui s'est produit une fois).

Dans la catégorie modale se situe la régulation de l'information narrative, c'est-à-dire soit la quantité soit la qualité des informations fournies. Du point de vue de la quantité, le couple mimesis/diegesis (montrer vs raconter) manifeste les deux extrêmes, la mimesis pure n'étant possible que dans le discours direct, tandis que la diegesis va jusqu'au plus bref des sommaires. Du point de vue de la qualité, la question est de savoir qui perçoit et/ou qui sait ce qui est raconté. Dans le cas du narrateur classique, "omniscient", on parle de focalisation zéro.

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Si toute l'information passe par la conscience d'un seul personnage, la focalisationest
interne. Elle est externe si nous n'apprenons que ce qu'un spectateur
non-initié aurait pu voir.

La cate'gorie vocale comprend les questions relatives à l'identité du narrateur. Du point de vue de la personne, le choix est entre récit à JE narré (homodiégétique) et sans JE narré (hétérodiégétique). Du point de vue du niveau narratif, on distingue entre narrateur implicite (extradiégétique) et narrateur explicite (intradiégétique: sa narration est elle-même racontée). Enfin, la distance temporelle entre narration et histoire va de l'indéfinissable (le récit au prétérit sans présent narratif) à la narration intercalée (le principe du journal intime), en passant par l'évocation d'un passé personnel (un JE-narrateur racontant ses souvenirs).

Pour ma part, j'ajouterais volontiers à ces catégories celle de la valorisation qui, certes, est moins facile à définir à cause d'une manifestation textuelle peu commode. Ou bien, elle ressort de commentaires qui se situent en quelque sorte hors narration (cf. les fameuses digressions balzaciennes); ou bien, elle est un sous-produit des autres procédés, résultant, par exemple, de la combinaison du niveau narratif et de la focalisation. S'il peut dont être malaisé de désigner dans le texte un procédé proprement valorisant (sauf pour le commentaire), il me semble par contre incontestable que le récit présenté au lecteur est valorisé, tandis que le déroulement brut ne peut pas l'être. D'où il s'ensuit que la valorisation est un produit de la narration.

Devant l'ensemble des procédés narratifs, le narrateur jouit d'une liberté totale. Il s'agit réellement d'un choix dans ce sens que le déroulement brut ne signifie rien en lui-même, ne représente aucune valeur, ne commande aucune narration particulière: il est simplement là. C'est le narrateur qui s'en fait une certaine idée globale et qui raconte de manière à mettre cette idée en valeur. Si le déroulement en question comporte un homme nommé Meursault qui, à un moment donné, a tué quelqu'un, le narrateur attribue à cet acte une importance et un sens en fonction desquels il décide ...

a. de le raconter au début, au milieu ou à la fin (Temps: ordre)
b. de le raconter en deux mots ou en dix pages (Temps: vitesse)
c. de le raconter une fois ou d'y revenir n fois (Temps: fréquence)

d. de le montrer "comme si on y était": illusion de mimesis, — ou d'en donner
un résumé succinct: diegesis.(Mode: quantité d'informations)

e. de le montrer du point de vue de Meursault, de la victime, d'un tiers ou d'un
point de vue "olympique" (Mode: focalisation).

f. de le raconter de manière anonyme ou de s'identifier à l'un des personnages
en l'appelant JE (Voix: personne)

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g. (si ce meurtre est déjà raconté) d'en assumer la narration lui-même ou de
la laisser à son narrateur initial (Voix: niveau)

h. de le raconter à un moment indéfinissable ou de situer le moment narratif
par rapport au narré (Voix: distance temporelle)

i. de le présenter comme un crime sordide, comme un acte héroïque ou comme
un événement quelconque (Valorisation).

Le point le plus difficile à accepter sera probablement le point f: personne, où l'on aurait peut-être plutôt tendance à considérer le JE narratif comme une obligation, le narrateur racontant ce qu'il a vécu lui-même. Cette tendance relève à mon avis d'une confusion avec l'autobiographie authentique, où l'auteur réel raconte sa vie, mais dans la perspective du discours narratif, il n'y a pas a priori du vécu, il n'y a que du narré. Le JE narratif est un procédé par lequel le narrateur choisit de s'identifier à un personnage et de conférer au narré un aspect de vécu. C'est exactement ce qui ressort d'un petit détail raconté au cours du procès dans l'Etranger:

La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. A un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait: "II est vrai que j'ai tué. " Puis, il a continué sur ce ton, disant "Je" chaque fois qu'il parlait de moi. J'étais très étonné. Je me suis penché vers un gerdarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté: 'Tous les avocats font ça." (1198)

L'aspect artificiel est ici poussé à l'extrême puisque l'avocat accapare une identité qui, selon le niveau supérieur, n'est pas la sienne, mais le principe est exactement le même que celui qui fonctionne implicitement dans tout récit à JE narré: ce JE est un procédé narratif à la disposition du narrateur. — La distinction peut paraître bien théorique, et elle est rarement pertinente dans l'analyse pratique. Comme on le verra, je parlerai plus loin de la narration assumée par Meursault sans revenir sur la question traitée ici. Si je tiens toutefois à exprimer cette distinction dans la théorie de l'analyse narratologique, c'est pour maintenir le narrateur comme une entité déductible du seul narré. Il ne dit pas JE parce qu'il raconte son propre passé (dans ce cas, il existerait indépendamment de sa narration); c'est parce qu'il dit JE que le narré revêt l'aspect de vécu.

Si le déroulement brut ne contraint en rien le narrateur à retenir telle manière de narrer plutôt que telle autre, le premier choix de procédé narratif va limiter sérieusement le choix par ailleurs. D'une part, certaines catégories se recoupent: se rapprocher le plus possible de la mimesis revient à réduire la vitesse, par exemple. D'autre part, et c'est là le plus important, adopter tel procédé dans une catégorie donnée revient à en exclure tel(s) autre(s) dans une autre catégorie.

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Comme notre objet d'analyse sera un récit à JE narré, il est préférable de s'en
tenir aux conséquences entraînées par le choix du JE narratif.

Premièrement, désigner un personnage par JE revient à instituer un JEnarrateur qui aurait déjà vécu ce que le JE narré est en train de vivre. Ce choix dans la catégorie de la Voix implique donc un choix de focalisation: le JEnarrateur ne peut raconter que ce qu'il savait alors ou, à condition de le préciser, ce qu'il a appris depuis. Il ne peut, sauf transgresssion, raconter ce qu'il ne peut savoir en tant que personnage. Comme le dit Genette (1983, p. 52), le récit homodiégétique est pré focalisé.

Deuxièmement, le moment narratif peut être plus ou moins explicite, mais il n'est jamais complètement indéfinissable puisque la narration et le narré ne peuvent être séparés, au maximum, que par la durée d'une existence humaine. C'est dire que la distance temporelle est toujours significative, le JE-narrateur contemplant son passé à travers un espace de temps plus ou moins important.

Ces normes sont solidement ancrées dans la tradition narrative, certaines parce qu'elles correspondent à un souci de vraisemblance, d'autes parce que "cela a toujours été comme cela", mais le problème qui doit nous occuper ici concerne la portée des transgressions au niveau de la lecture ou de l'analyse. Si, par exemple, un JE-narrateur se met à raconter des faits qu'il n'a jamais pu apprendre, ce qui est probablement la transgression la plus fréquente dans la fiction, — ou si le moment narratif se situe tantôt un an après le narré, tantôt le même jour (c'est le cas de l'Etranger), la critique peut adopter en gros trois attitudes:

1) Une attitude proprement restrictive: un roman qui pèche contre les règles les plus élémentaires de la vraisemblance est de ce fait mauvais. Ou bien, en termes plus indulgents, mais suivant le même principe: ces défauts sont pardonnables puisque le roman comporte d'autres qualités. On sait que l'Etranger a suscité d'innombrables réactions de ce type.

2) Une attitude respectueuse: ce n'est pas aux théoriciens de tracer la frontière entre norme et transgression, car on ne peut déclarer impossible ce que fait effectivement le récit (cf. Genette, 1983, p. 108-09). Si le narrateur transgresse la focalisation ou le moment narratif adoptés, il est simplement temps de réviser la norme.

3) Une attitude interprétative (la mienne): la transgression est un procédé spectaculaire,apte à signaler une conception particulière du déroulement préalable. Si la narration s'en tient aux normes acquises, elle passe en principe inaperçue, mais si elle transgresse ces normes, elle signale leur insuffisance par rapport à la conception à transmettre. Pour l'analyse narratologique, l'importance de la

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fameuse frontière entre norme et transgression tient au fait que c'est en connaissantla norme qu'on repère les endroits où la narration attire l'attention sur elle-même. Le surplus de sens produit par la transgression consiste à signaler au lecteur que la norme transgressée est le seul procédé qui puisse traduire la conception globale selon laquelle le déroulement préalable est transmis.

On peut objecter à cette attitude interprétative que les normes narratives changent trop vite pour constituer une base analytique assez stable: la transgression d'aujourd'hui sera la norme de demain! — Eh bien non! Une très bonne partie des normes narratives décrites par Genette - et résumées ci-dessus — remontent en fait à Homère. Il est vrai qu'on en a ajouté d'autres depuis, mais sans pour autant altérer les anciennes. Il est à ce propos remarquable qu'après l'apogée du Nouveau Roman, dont les auteurs ont sabordé pour des raisons diverses toutes les normes narratives possibles et imaginables, les années 1980 ont vu revenir sur l'avant-scène littéraire des récits racontés selon les conventions traditionnelles. On peut en conclure, me semble-t-il, que les normes narratives sont sorties inchangées de l'épreuve et qu'il n'a peut-être jamais été question de les changer, mais d'avoir recours, parfois, à une norme transgressée comme à un procédé apte à traduire une conception particulière. Ceci nous amène directement à l'objectif de l'analyse narratologique.

2.3 Une recherche de cohérence

Si nous avons affirmé que tout procédé narratif reflète en principe la conception générale que le narrateur entend transmettre, il faut préciser que le procédé normal, celui qui n'attire en rien l'attention, n'est pratiquement d'aucun secours pour une analyse narratologique — à moins, bien sûr, de mettre en relief une transgression voisine. Cela signifie qu'une narration qui paraît de prime abord parfaitement structurée et qui se déroule sans heurts ni failles ne se prête guère à une analyse narratologique. L'objet de celle-ci est le récit qui, d'une manière ou d'une autre, semble perturbé, c'est-à-dire que la narration éveille des doutes sur son objet: où veut-elle en venir?

Il faut entendre ce terme de récit perturbé dans un sens très large, allant d'une narration complètement décousue, comme dans certains nouveaux romans, au petit détail apparemment inutile, comme dans la description balzacienne, - en passant par l'histoire obscure sur un ou deux points spécifiques, mais parfaitement claire pour le reste, comme c'est le cas pour l'Etranger. Quoi qu'il en soit, il y a là un manque apparent de cohérence que l'analyse narratologique se propose de tirer au clair, car son point de départ, très ambitieux, c'est que l'incohérence relève d'un défaut de lecture et que le récit est par définition cohérent.

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Ce point de départ, qu'on pourrait appeler le pari structuraliste, s'appuie sur le fait que tout récit, de par sa forme achevée, postule une structure, c'està-dire une cohérence qui puisse assigner à tout élément une fonction dans l'ensemble. C'est cette même notion de cohérence que j'ai exprimée par l'image du narrateur choisissant ses procédés narratifs en fonction d'une conception d'ensemble. Si l'on accepte cette image, l'analyste doit en bonne logique admettre que la cohérence est là et qu'il s'agit "simplement" de la trouver. Ainsi, l'élément pertubateur a pour fonction de déclarer fausse la cohérence présentée initialement et de contribuer par cette déclaration à mettre en évidence le vrai principe structurant l'ensemble du récit.

Par conséquent, l'objectif proprement dit de l'analyse narratologique est la recherche d'une cohérence narrative dans tous les récits où cette cohérence ne va pas de soi. Nous partons du principe que la cohérence est là, quoique dissimulée, et que toute transgression, ou perturbation, contribue fortement à la déterminer. Il s'agit donc de répondre de manière aussi exhaustive que possible à cette question à la fois très banale et très compliquée: Que raconte le récit?

Dans cette présentation théorique, j'ai laissé de côté le problème concernant l'usage qu'on pourrait faire du résultat final d'une analyse narratologique: une fois la cohérence établie (il est permis de rêver!), peut-on l'intégrer dans un système plus vaste, et lequel? L'analyse pratique de l'Etranger nous permettra peut-être de suggérer une réponse à cette question.

Précisons donc, en résumé, que le domaine de l'analyse narratologique est la perspective du discours narratif, à l'exclusion de toute référence à l'auteur réel. Elle travaille sur les prémisses du pari structuraliste, selon lequel le récit est par définition cohérent. Son instrument est la connaisance détaillée des normes narratives, qui permet de déterminer la portée exacte des transgressions spécifiques. Son objectif, enfin, consiste à remonter à la conception d'ensemble qui a conditionné le choix des procédés narratifs, y compris les transgressions.

3. La narration assumée par Meursault

3.1 Des procédés déroutants

Dans la narration de l'Etranger, deux particularités ont frappé maints lecteurs et commentateurs: d'une part, l'absence quasiment totale de valorisation, d'autre part les indications contradictoires quant au moment de la narration. L'impact de ces "anomalies" est d'autant plus considérable que le roman ne ressemble en rien à une expérience sur la forme: une histoire parfaitement claire, un message sur la condition humaine ... à quoi bon brouiller ainsi les contours?

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Pour ce qui est du premier problème, rappelons qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une focalisation externe puisque le narrateur nous renseigne souvent sur ce qu'il pensait au moment narré. Mais quelles sont ces pensées? — Comme l'a bien montré Merad, Meursault est loin d'être une bête brute:

Est-il vraiment indifférent au monde, lorsqu'il nous décrit son environnement avec la
précision du romancier, la finesse du psychologue, la couleur de l'artiste? (Merad 1975,
p. 53)

Evidemment, non. L'indifférence de Meursault concerne les seuls jugements d'ordre moral. Jamais, la question du Bien et du Mal ne se pose pour lui, et si d'autres lui demandent une prise de position, il reste extrêmement évasif. Voyons, à titre d'exemple, la soirée passée en compagnie de Raymond, première partie, troisième chapitre (1,3). Après avoir raconté la bagarre avec l'Arabe, Raymond demande à Meursault ce qu'il en pense ...

J'ai répondu que je n'en pensais rien, mais que c'était intéressant. Il m'a demandé si
je pensais qu'il y avait de la tromperie, et moi, il me semblait bien qu'il y avait de la
tromperie, si je trouvais qu'on devait la punir et ce que je ferais à sa place, je lui ai

dit qu'on ne pouvait jamais savoir, mais je comprenais qu'il veuille la punir. (1147) Réponses évasives s'il en fut, mais il faudra presque tout le récit pour faire admettre au lecteur qu'elles sont strictement conformes à la vérité et que si Meursault ne révèle pas sa pensée — c'est-à-dire son jugement — c'est qu'il n'y a rien à révéler. Comme le dira plus tard le procureur: Je me suis penché sur son âme, et je n'ai rien trouvé! (1197).

Au centre de l'histoire narrée, il y a ainsi un personnage qui ne pense rien de ce qui lui arrive — fût-ce une condamnation à mort! — et dont le vide mental nous est montré par la focalisation interne. L'important n'est pas le vide en lui-même, mais le fait que le JE-narrateur nous l'expose sans commentaires. En effet, chaque fois que le JE narré exprime son indifférence, on s'attend en vain à une prise de position de la part du JE-narrateur. Tel est le premier aspect frappant de cette narration: une absence de valorisation qui nous est montrée sans commentaires, ce qui revient à dire que le JE-narrateur ne juge pas utile de la relever.

Quant au moment de la narration, la première partie du récit opère un vaet-vient entre une narration proche (ayant lieu peu de temps après le narré, cf. les "aujourd'hui", "hier", etc.) et une narration reculée (se déroulant à un moment indéfinissable, mais de beaucoup postérieur au narré). Comme ces indications temporelles se trouvent au centre de notre problème, nous allons en faire brièvement l'inventaire (pour un tableau complet, voir Fitch 1960/68, p. 15):

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Dans 1,1, le tout premier soin du narrateur est d'instituer une narration proche: "Aujourd'hui maman est morte .." (1127). Le voyage à l'asile, la veillée, l'enterrement et le retour à Alger sont d'abord racontés au futur, puis au passé. Le "aujourd'hui" initial se trouve donc démenti d'abord par le fait que les événements narrés durent jusqu'au lendemain soir, ensuite par quelques remarques qui sous-entendent assez clairement un recul temporel considérable:

— à propos des vieillards qui veillent la mère:

J'avais même l'impression que cette morte, couchée au milieu d'eux, ne signifiait rien
à leurs yeux. Mais je crois maintenant que c'était une impression fausse (1132).

— de même, vers la fin du chapitre:

J'ai encore gardé quelques images de cette journée (1137).

Si l'on convient que cette phrase n'a guère de sens que si elle est prononcée
longtemps après l'enterrement, il faut également admettre l'existence d'une
narration reculée.

Dans 1,2, le procédé est quasiment identique. Narré le lendemain de l'enterrement ("c'est aujourd'hui samedi", 1138), ce chapitre raconte les événements du samedi (rencontre avec Marie) et du dimanche (Meursault reste seul à ne rien faire). A partir du samedi soir, un recul se superpose à la narration proche: "Le soir, Marie avait tout oublié." (1139)

Dans 1,3, la narration proche est incontestée. Elle a lieu le lundi soir: "Aujourd'hui,
j'ai beaucoup travaillé au bureau" (1143) — et raconte les événements
de la journée, notamment la soirée passée en compagnie de Raymond.

Dans 1,4, la narration est de nouveau double. Elle a lieu le dimanche suivant et raconte les événements du samedi (sortie avec Marie) et du dimanche (dispute entre Raymond et sa maîtresse, intervention d'un agent de police, disparition du chien de Salamano). La narration proche est indiquée plusieurs fois: "Hier, c'était samedi .." (1150). - "Ce matin, Marie est restée .." (1151). Mais le recul est signalé tout à la fin: "Mais il fallait que je me lève tôt le lendemain ." (1154)

A partir de là, la narration proche ne se rencontrera plus. Dans 1,5,1a distance
est indiquée de manière assez explicite:

Salamano m'a dit (...) qu'il savait que dans le quartier on m'avait mal jugé parce que
j'avais mis ma mère à l'asile (...). J'ai répondu,/e ne sais pas encore pourquoi, que j'ignorais
jusqu'ici qu'on méjugeât mal à cet égard ... (1159)

— mais par la suite, la narration est reculée du simple fait qu'elle n'est pas proche: le dimanche fatal du meurtre, l'instruction, la vie dans la prison, le procès sont racontés à un moment simplement ultérieur — qui sera identifié, on le verra, au début du dernier chapitre.

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En superposant ces deux types de narration, le narrateur se heurte à une solide convention narrative qui découle directement du critère de la vraisemblance et dont la transgression est forcément ressentie comme une provocation: s'il peut faire toutes sortes d'entorses à la chronologie narrée, il ne peut remonter le temps en tant que narrateur. Bien entendu, le "maintenant" narratif peut se déplacer vers l'avant (le principe du journal intime: narration intercalée), mais une fois installée dans la narration reculée, on ne peut, sans transgression flagrante, réintégrer la narration proche.

Absence de valorisation et contradiction temporelle, tels sont les deux procédés narratifs spectaculaires que, selon notre parti pris, le narrateur a sélectionnés en fonction d'une conception particulière du déroulement à transmettre. C'est cette conception qu'il s'agira désormais de déterminer.

3.2 Les prédécesseurs dans l'exégèse camusienne

Fort heureusement, ces faits n'ont pas dû attendre 1985 pour être signalés, loin de là. Si l'on n'a guère voulu considérer l'absence de valorisation dans son aspect de procédé narratif, mais plutôt comme un trait inhérent au JE narré, il existe par contre un grand nombre d'analyses narratives qui ont relevé la contradiction temporelle. Or, à mon humble avis, aucune des conclusions tirées de cette observation n'est entièrement satisfaisante d'un point de vue narratologique.

— Voici quelques exemples:

On peut classer dans un premier groupe les analyses qui attribuent cette ambiguïté temporelle à un défaut de structuration chez Camus. Ce type d'explication ne va pas nous attarder longtemps, mais comme il a été assez répandu pendant plusieurs décennies, nous allons en voir un exemple: Pour Barrier (1966, p.22-28), signes d'une narration proche ont été mis en évidence (toujours en début de chapitre), tandis que la narration reculée ne se découvre que lors d'une lecture à la loupe. Ainsi, dès le début du chapitre en question, Camus a tenu à plonger le lecteur dans l'existence et la pensée mêmes de son personnage ...

Si, quelques pages plus loin, Camus reprend la même phrase dans un contexte au passé,
qui s'en apercevra? Peut-on assurer que l'auteur lui-même s'en soit aperçu? (p. 26)

Un peu plus loin, Barrier qualifie les signes du recul temporel ("le dimanche",
"le lendemain", etc.) d'inadvertances, et il conclut ainsi:

Camus installe le lecteur dans un présent en train d'être vécu, après quoi il peut bien
oublier le départ du chapitre, l'essentiel est que le climat soit créé. (p. 28; souligné
par Barrier)

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II est évident que ni les intentions ni les éventuelles inadvertances de l'auteur réel ne sauraient intéresser une analyse narratologique, mais il faudra tout de même formuler deux objections à Barrier. D'abord, l'analyste aura beau jeu de démontrer tout ce qu'il veut s'il raisonne à partir d'une lecture différente de la sienne, c'est-à-dire en évoquant un lecteur qui ne s'est pas aperçu de ceci ou de cela. Ensuite, j'avoue pour ma part que j'ai vraiment du mal à imaginer Camus s'empêtrer trois fois dans la même contradiction temporelle (1,1 — 1,2 — 1,4) sans s'en apercevoir.

Dans le deuxième groupe, nettement plus intéressant pour notre propos, se
situent les analyses qui adoptent la perspective du discours narratif et qui,
par conséquent, attribuent les incongruités à Meursault-narrateur.

Pour Champigny (1959, p. 145-49), Meursault essaie de se placer à la fois
dans le moment narratif et dans le moment narré ...

Meursault essaie de trouver un langage qui indique correctement d'une part ce qui s'est passé, ce qu'il a pensé et senti sur le moment, et d'autre part ce qu'il sent maintenant qu'il écrit ou parle. Tantôt, il y a identité, et tantôt il y a différence. En gros, il y a identité durant la première partie du récit et il y a différence dans la seconde partie, (p. 147-48)

Comme les contradictions temporelles se trouvent uniquement dans la première partie, je crois pouvoir interpréter Champigny ainsi: Puisqu'il n'y a aucune opposition entre le MOI d'alors et le MOI de maintenant, il importe peu de savoir à quel moment je raconte. — Dans ce cas, l'effet obtenu est à l'opposé des intentions: c'est en semant systématiquement le doute sur le moment narratif que Meursault attribue à celui-ci une importance que, selon Champigny, il n'a pas. Ajoutons qu'il n'y aurait pas eu la moindre difficulté à trouver un procédé narratif qui permette de distinguer entre moment narré et moment narratif tout en accentuant la solidarité parfaite entre JE-narrateur et JE narré (l'absence de valorisation joue déjà un rôle prépondérant dans ce sens).

Pour Fitch (1960/68), qui situe le moment narratif au début du dernier
chapitre, toute l'histoire est l'effort que fait un prisonnier pour se rappeler
un passé symbolisant une vie désormais perdue ...

L'emploi des verbes au présent et au futur dans les deux premiers paragraphes du livre représente l'effort mental du narrateur pour se remettre dans son ancienne peau (...). Très tôt, comme l'effort mental (dont la transposition initiale dans le passé exige le plus) diminue, le présent cède au temps passé ... (p. 25)

II s'agit donc bien d'une narration reculée (d'accord sur ce point, j'y reviendrai),
et la narration proche correspond à un effort mental que Meursault-narrateur

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n'a pas pu soutenir jusqu'au bout. La contradiction temporelle est ainsi accidentelle,et
si Meursault en avait été capable, toute l'histoire aurait été racontée
au jour le jour.

Pour Pariente (1968), la contradiction correspond à une double rédaction: d'abord un journal intime que Meursault aurait rédigé au rythme de sa vie, c'est-à-dire au jour le jour, ensuite un récit dont il aurait entrepris la rédaction après sa condamnation. C'est à ce moment-là qu'il voit son passé sous un jour nouveau et qu'il fait de son journal un roman. Cette interprétation est approuvée par Pingaud (1971, p. 53-54). Que les traces du journal ("aujourd'hui", "demain", etc.) subsistent s'explique probablement par l'état inachevé de la transformation, mais Pariente n'est pas explicite sur ce point.

On le voit: Fitch et Pariente, pour différentes que soient leurs interprétations, distinguent clairement entre ce que Meursault-narrateur aurait voulu faire et ce qu'il a effectivement fait. S'il avait été capable de fournir un effort mental continu, il aurait tout raconté au jour le jour (Fitch). S'il avait terminé sa nouvelle rédaction, toutes les traces du journal auraient disparu (Pariente). On peut encore objecter à Pariente que le Meursault d'avant le meurtre n'aurait guère eu l'idée de rédiger un journal, mais c'est là un point secondaire.

Ainsi, l'idée d'une narration en quelque sorte ratée s'est accrochée à tel point qu'aucune analyse, à ma connaissance, n'a voulu admettre la narration telle qu'elle est. C'est ici qu'intervient le parti pris de l'analyse narratologique: nous supposons d'avance que la contradiction relevée dans le texte est voulue et nécessaire, r- Pourquoi le narrateur l'a-t-il voulue? — En quoi est-elle nécessaire?

3.3 Lecture narratologique

3.3.1 Le moment de la narration

Mis devant le choix entre la narration proche (au jour le jour) et reculée (après la condamnation), les commentateurs ont tous opté pour la dernière possibilité, considérant la première soit comme un pur artifice, soit comme une rédaction antérieure, destinée à disparaître. Cette quasi-unanimité tient au fait que si deux narrations se confrontent, la plus tardive est logiquement la bonne, le maintenant narratif ne pouvant se déplacer à contre-courant. Or, ce maintenant narratif, à quel moment faut-il le situer? Cette question est de la dernière importance pour notre analyse puisque nous ne saurions déterminer ce que Meursault entend exprimer par son récit sans connaître le moment où il se fait narrateur.

Nous savons que tous les "présents" narratifs de la première partie sont
contestés par la narration reculée, qui l'emporte définitivement à partir de

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1,5. Comme le narrateur nous amène pratiquement jusqu'au seuil de sa propre mort, il faut en bonne logique s'attendre à ce que cette narration "reculée" finisse par se désigner elle-même — au présent. Or, le seul présent incontesté de tout le récit est celui qui marque le début du dernier chapitre (11,5):

Pour la troisième fois, j'ai refusé de recevoir l'aumônier. Je n'ai rien à lui dire, je n'ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tôt. Ce qui m'intéresse en ce moment, c'est d'échapper à la mécanique, de savoir si l'inévitable peut avoir une issue. On m'a changé de cellule. De celle-ci, lorsque je suis allongé, je vois le ciel et je ne vois que lui. Toutes mes journées se passent à regarder sur son visage le déclin des couleurs qui conduit le jour à la nuit. Couché, je passe les mains sous ma tête, et j'attends. (1202)

Cette série de verbes au présent (les deux passés composés se réfèrent également à la situation présente) laisse bien entendre que la scène décrite est la situation narrative. C'est ici, allongé dans sa cellule, que Meursault raconte l'aventure qu'il a vécue, depuis l'arrivée du télégramme annonçant le décès de sa mère. Dans ce cas, qu'en est-il du reste du chapitre, qui comprend notamment la prise de conscience finale devant l'aumônier? — Voyons la suite du passage cité:

Je ne sais combien de fois je me suis demandé s'il y avait des exemples de condamnés à mort qui eussent échappé au mécanisme implacable, disparu avant l'exécution, rompu les cordons d'agents. Je me reprochais alors de n'avoir pas prêté assez d'attention aux récits d'exécution. On devrait toujours s'intéresser à ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme tout le monde, j'avais lu des comptes rendus dans les journaux. Mais il y avait certainement des ouvrages spécialisés que je n'avais jamais eu la curiosité de consulter. (1202)

Par le je mereprochais alors, le passé composé précédent (je me suis demandé..) va changer d'orientation temporelle. Par rapport au début, il est une précision sur la situation présente (j'ignore maintenant s'il y a des exemples...); par rapport à la suite, il prend la valeur d'un prétérit (au moment où je me posais cette question, je me reprochais ...). Cela signifie que le je me suis demandé devient le pivot autour duquel le narré, d'abord identique au présent narratif, va basculer dans le passé. Cette indication d'un passé distinct du moment narratif est reprise à intervalles réguliers, comme pour bien isoler le présent initial du reste du chapitre:

Je me suis souvenu dans ces moments d'une histoire que maman racontait à propos
de son père ... (1203)
D'autres fois, par exemple, je faisais des projets de loi. Je réformais les pénalités. (1203)
C'est à un semblable moment que j'ai refusé une fois de plus de recevoir l'aumônier.
J'étais étendu et je devinais l'approche du soir ... (1206)
C'est à ce moment précis que l'aumônier est entré. (1207)

Avec un soin qui ne laisse rien au hasard, Meursault maintient le reste du chapitre,y
compris la prise de conscience finale, dans un passé révolu, clairement

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antérieur au moment initial. Dans la chronologie narrée, la dernière scène est
bel et bien le présent narratif.

Pour Fitch (1960/68, p. 19), qui défend cette même hypothèse, l'argument décisif est le nombre de fois que Meursault refuse la visite de l'aumônier: au début du chapitre, il la refuse pour la troisième fois (1202), tandis qu'à la page 1206, il la refuse une fois de plus, ce que Fitch interprète comme le deuxième refu.s. Si l'antériorité est à mon avis correcte, le raisonnement ne l'est pas, car l'aumônier (entré malgré ce "deuxième" refus) se fait accueillir ainsi: "Je lui ai dit que d'habitude il venait à un autre moment." (1207).

Ce n'est donc pas par le nombre de refus qu'on peut confirmer la position chronologiquement finale du présent narratif, mais par deux remarques sur la cellule occupée par Meursault. Lors de l'entretien avec l'aumônier, Meursault lui affirme avoir regardé ces murs pendant des mois sans jamais avoir vu le visage du Christ (1209), tandis qu'au début du chapitre il annonce qu'on l'a changé de cellule. Ce changement est donc postérieur à la visite de l'aumônier. — Nous reviendrons par la suite à la structure très particulière de ce chapitre; pour le moment, c'est la seule position temporelle du présent initial qui nous intéresse. A ce propos, il semble légitime de conclure qu'après sa condamnation, Meursault a refusé bien des fois la visite de l'aumônier, qui, néanmoins, est entré dans sa cellule bien des fois. La dernière visite effectuée (la seule racontée) a abouti à la prise de conscience décisive. Depuis, on a changé Meursault de cellule; il n'a plus revu l'aumônier, mais il a refusé trois fois de le recevoir, le troisième refus précédant immédiatement le présent initial du chapitre.

C'est donc après le changement de cellule qu'a lieu la narration de tout le récit, depuis le décès de la mère jusqu'à la fin du procès (11,4). Parvenu à ce point, Meursault fait une digression sur sa situation narrative avant de raconter sa prise de conscience décisive. Autrement dit, malgré les apparences textuelles, la narration entière a lieu après cette prise de conscience. C'est là, par conséquent, qu'il faut chercher les raisons qui ont poussé Meursault à se faire narrateur, ainsi que l'idée qu'il se fait de sa vie passée.

3.3.2 Le sens du passé vécu

Nous ne saurions préciser la distance temporelle qui sépare la scène textuellement finale du présent narratif, et nous ignorons combien de temps Meursault a mis à raconter tout ce qui précède le dernier chapitre. Mais nous avons vu que son dernier acte connu avant la narration est cette fameuse "explosion" où, devant l'aumônier, il exalte son propre passé. Pour la première fois, il sort de son indifférence pour assumer cette valorisation dont l'absence a intrigué le lecteur depuis le début. Mais en quoi consiste la valeur de son existence?

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II [l'aumônier] n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort mettant son espoir dans l'au-delà]. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. J'avais eu raison, j'avais encore raison, j'avais toujours raison. J'avais vécu de telle façon, et j'aurais pu vivre de telle autre. J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. Et après"! (...) Rien, rien n'avait d'importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j'avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n'étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu'on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m'importait la mort des autres, l'amour d'une mère, que m'importaient son Dieu, les vies qu'on choisit, les destins qu'on élit, puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il donc? Tout le monde était privilégié. Il n'y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu 'importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère? (...) Qu 'importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui? Qu'importait que Marie donnât aujourd'hui sa bouche à un nouveau Meursault?

Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir... (1210-11) Telle est la prise de conscience finale qui transforme Meursault du tout au tout. La vie absurde qu'il a menée jusqu'ici — mais sans le vouloir, car la question d'un quelconque sens de la vie ne s'est jamais posée à lui — c'est maintenant la vie qu'il veut mener. Or, il n'est plus guère question d'avenir pour lui: il veut avoir vécu comme il a effectivement vécu sans le vouloir.

Mais quelle est l'essence de cette vie dont il assume après coup l'entière responsabilité? Il le dit et le redit dans le passage cité: son manque d'importance. Jusqu'à la scène finale, Meursault a pratiqué la non-importance sans en être conscient. C'est le lecteur, et, parfois, les autres personnages qui ont relevé cette indifférence totale à tout système de valeurs. Mais maintenant, cette indifférence est devenue en elle-même une valeur: l'important de ma vie passée, c'est son manque d'importance!

Telle est très exactement la valorisation qui va mettre le JE-narrateur devant un sérieux dilemme: cette existence dénuée d'importance vaut la peine d'être racontée, non pas malgré, mais à cause de son manque d'importance. En tant qu'individu, je peux assumer la non-importance de ma vie. De même, en tant que narrateur, je peux rester solidaire de mon MOI d'alors en exposant la nonvalorisation comme allant de soi. Mais je ne peux échapper au paradoxe fondamental de cette narration, car raconter revient invariablement à attribuer de l'importance à ce qui est raconté.

D'une part, je ne peux raconter mon passé sans lui attribuer par là une importanceque,
justement, il m'importe de renier; il faut donc renier cette narration

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elle-même. D'autre part, je ne peux assumer la non-importance du narré sans en assumer pleinement la narration. Il faudra donc renier cet aspect de la narration qui attribue de l'importance au narré, tout en assumant cet autre aspect qui tient la non-importance pour essentielle. - Du coup, l'absenced'une valorisation explicite (qui correspondait si mal à la focalisation interne, cf. le début du présent article) s'explique sans trop de difficultés par la prise de conscience finale. Le véritable problème réside dans cette valorisationimplicite que nous venons de définir: raconter équivaut à valoriser. C'est dans ce contexte que l'équivoque du moment narratif revêt toute son importance. Quelles sont les caractéristiques des deux types de narration qui s'affrontent?

Pratiquer la narration proche revient à attribuer un certain intérêt au narré tel quel: quelle que soit la futilité des faits narrés, quelle que soit l'indifférence que le narrateur manifeste à leur égard, il a tout de même pris la peine de les raconter sur le vif; son indifférence n'est donc pas totale. Autrement dit, si l'on vit réellement au jour le jour, on ne raconte pas au jour le jour; on ne raconte pas du tout!

Par contre, la narration reculée permet de raconter sans contradiction des faits parfaitement anodins. Ce type de narration sous-entend que le JE-narrateur connaît la suite et qu'il révélera, tôt ou tard, en quoi ces faits étaient quand même importants.

Entre ces deux extrêmes, il existe un stade intermédiaire qui se manifeste parfois dans la narration pratiquée par Meursault, à savoir le fait narré qui, en lui-même, est porté vers l'avenir. Même raconté au jour le jour, tel ou tel fait parfaitement quelconque paraît pleinement justifié, soit parce qu'il a pour fonction <¥annoncer une suite (prise de rendez-vous pour le dimanche suivant, 1,5), soit qu'il laisse deviner une évolution ultérieure (la soirée passée avec Raymond, 1,3).

Signalons au passage que la co-existence en principe impossible des deux extrêmes définis ci-dessus se présente de manière radicalement différente dans la perspective de l'écriture. Noyer-Weidner (1980), qui cherche à déterminer les intentions de Camus, y voit le rapport paradoxal entre absurdité et narration raisonnée (pp 73, 83), le non-sens de la première partie étant transformé en sens par l'instruction et le procès dans la deuxième. Si tel avait été le propos de Meursault-narrateur, il aurait pu adopter la simple narration reculée, mais dans la mesure où la non-importance est totale, il doit appliquer les deux procédés, en les neutralisant l'un par l'autre. Voyons maintenant le fonctionnement de cette contradiction, dans son aspect de procédé narratif spectaculaire.

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3.3.3 Le paradoxe narratif assumé

3.3.3.1 Une narration ni proche ni reculée

On sait que le tout premier soin de Meursault-narrateur est d'instituer une
narration proche. Comme il importe d'en avoir les termes exacts sous les yeux,
le lecteur est prié de pardonner la citation de ce passage archi-connu:

Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier,')t ne sais pas. J'ai reçu un télégramme
de l'asile: "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut
rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai
l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je
rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait
pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai
même dit: "Ce n'est pas de ma faute." Il n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais
pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me
présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra
en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement,
au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus
officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud ... (1127)

Un premier fait à relever est la double narration du voyage et de l'enterrement: d'abord au futur ("je prendrai l'autobus à deux heures"), ensuite au passé ("j'ai pris l'autobus à deux heures"). Ce changement temporel ne peut signifier qu'un déplacement du moment narratif: une même série d'événements se trouve narrée d'abord par une narration proche, ensuite par une narration reculée. Il est vrai qu'on ne saurait préciser, dès la première page, si cette narration s'est déplacée de quelques heures ou s'il s'agit d'une narration reculée dans notre acception de ce terme, mais (on l'a vu ci-dessus: 3.1) ce premier chapitre laisse clairement entendre que la narration se situe longtemps après le narré. — Sur le plan narratif, le début du récit n'est donc rien d'autre que la démonstration des deux procédés narratifs qui vont s'opposer.

Ce caractère de démonstration est encore souligné par deux détails. Premièrement,le début du récit semble entièrement destiné à contester la valeur du "aujourd'hui" initial. Si le lecteur peut rectifier la première phrase sans trop de difficultés (Aujourd'hui j'ai appris la mort de maman), il n'en est pas moins vrai que le narrateur se contente pour sa part de signaler que le "aujourd'hui"est peut-être faux. En effet! — Deuxièmement, le récit anticipé prévoit les condoléances du patron pour le surlendemain. Comme le lecteur le verra au début de 1,2, cette anticipation est fausse, le surlendemain étant un samedi. Dans ce simple fait que le narrateur n'est pas encore conscient de son oubli se trouve la garantie d'une narration proche, dont le reste du

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chapitre va démontrer le caractère impossible. (Sur l'ambiguïté du premier
paragraphe, voir Cornille 1976, p. 210-19).

On a déjà vu que cette ambiguïté du moment narratif se trouve maintenue dans 1,2 et 1,4 par des procédés à peu près analogues: la narration proche instituée en début de chapitre semble accorder une certaine importance aux faits narrés pris en eux-mêmes, mais cette importance est niée formellement par la suite. A la fin de 1,2, par exemple, le JE narré peut conclure ...

que c'était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que
j'allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n'y avait rien de changé. (1142)

On ne saurait mieux dire: il n'y a rien de changé, il n'y a absolument rien d'important dans tout cela; il n 'y a, somme toute, rien à raconter. (Ce problème est évoqué par Rey (1970, p. 36-37), mais sans réponse précise). - Tel est le premier extrême du paradoxe narratif: je ne peux, sans contradiction, raconter que ce que je raconte est dénué d'importance; si je le fais néanmoins, je suis tenu de justifier ma narration par d'autres moyens. Et la justification échafaudée par Meursault consiste à introduire l'autre extrême dans le tableau narratif. Pour parer à l'objection selon laquelle il n'y avait rien à raconter, il laisse suffisamment d'indices d'une narration reculée pour dénoncer l'artifice des "aujourd'hui" initiaux: je veux avoir l'air de raconter aujourd'hui mais je raconte en fait longtemps après.

Envisageons maintenant le paradoxe du côté opposé: si la narration est en fait reculée et que le narré se trouve être sans importance en lui-même, pourquoi garder à tout prix les signes d'une narration proche? — Parce que la narration reculée, si elle était incontestée, attribuerait au narré une importance à long terme que tout dans l'action confirmerait, mais qui serait à l'opposé de la conception du narrateur. Enterrer sa mère sans pleurer, commencer une "liaison irrégulière" le lendemain, etc. — ces faits sont terriblement importants à long terme puisqu'ils valent à l'intéressé une condamnation à mort. Et voilà précisément le genre d'importance que Meursault-narrateur tient à renier: ces faits sont et resteront insignifiants (cf. la prise de conscience finale), et je les raconte, non pas pour montrer leur importance à long terme, mais pour assumer leur non-importance qui est, pour moi, le seul fait important.

Pour sauvegarder la conception d'ensemble selon laquelle il raconte, Meursault a donc recours aux deux extrêmes à la fois. Par la narration reculée, il neutralise l'importance que la narration proche accorderait au narré; par la narration proche, il neutralise la notion d'une importance à long terme que la narration reculée attribue d'office au narré. C'est donc en chassant une narration par l'autre que le JE-narrateur parvient à se maintenir dans cet équilibre précaire où toute importance est niée, et où il assume "la tendre indifférence du monde" vis-à-vis de sa propre existence.

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Si tel est le cas, pourquoi limiter l'ambiguïté temporelle à trois chapitres dans la première partie? Pourquoi pratiquer la seule narration proche dans 1,3? Pourquoi pratiquer la seule narration reculée à partir de 1,5 et jusqu'à 11,4 compris? C'est ici qu'intervient la notion d'un stade intermédiaire entre les deux types de narration (cf. ci-dessus, p. 86). A ce stade, certains événements ont une importance qui leur est propre, dans ce sens qu'ils annoncent ou déclenchent une suite. Il est significatif à cet égard que rien, absolument rien, dans les trois chapitres à narration équivoque (1,1 — 1,2 — 1,4) ne signale en quoi que ce soit une suite qui porte au-delà du chapitre. Après le retour à Alger (1,1), puis à la fin du week-end (1,2), on ignore complètement quelle direction prendra le récit. Aucun fil, fût-il tout à fait banal, n'étant laissé en suspens, ces chapitres semblent à tout point de vue sans lendemain. Or, cette absence d'avenir est un effet recherché par le narrateur, en dépit du déroulement préalable. Au début de 1,4, nous apprenons que le samedi suivant ...

Marie est venue comme nous en étions convenus (1150)

Cette allusion ne peut se référer qu'à 1,2, où l'on ne trouve pas trace d'un tel
projet. — De même, quand Raymond téléphone à Meursault pour l'inviter
à une sortie le dimanche suivant ...

J'ai répondu que je le voulais bien, mais que j'avais promis ma fournée à une amie ...
(1,5, p. 1155)

Cette promesse doit forcément remonter à 1,4, où elle n'est pas mentionnée. Ainsi, le déroulement pré-narratif a bien comporté certains projets d'avenir, si minimes soient-ils, mais le narrateur les a soigneusement enlevés, si bien que l'importance des faits narrés dépend du seul mode de narration.

Dans 1,3, par contre (raconté par la seule narration proche), les faits relatés sont tellement lourds de conséquences qu'il faut s'appeler Meursault pour ne pas s'en apercevoir immédiatement. C'est ici qu'il se laisse entraîner dans les affaires sordides de Raymond, d'abord en approuvant, indirectement et par pure indifférence (cf. ici même, p. 78), sa conduite vis-à-vis de sa maîtresse, ensuite en acceptant, également par indifférence, d'écrire la fameuse lettre par laquelle Raymond espère attirer I'"infidèle" pour la maltraiter encore. — Par conséquent, la contradiction manifestée par une narration à la fois proche et indifférente n'a pas besoin d'être contrebalancée par une narration reculée; la fonction de celle-ci serait de suggérer au narré une importance à long terme, mais les faits narrés ici sont suffisamment suggestifs en eux-mêmes pour rendre la narration reculée superflue.

Dans ce cas, ne faudrait-il pas appliquer ce même raisonnement à 1,4? Ici,
Meursault accepte de servir de témoin à Raymond après l'intervention de l'agent

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de police; ce fait peut être aussi lourd de conséquences que la rédaction de la lettre, mais le moment narratif est néanmoins équivoque. Il faut toutefois noter que dans 1,3» Meursault écrit effectivement la lettre, tandis qu'on ignore si la promesse de servir de témoin (1152) va rester lettre morte (on l'ignorera jusqu'au procès). En outre, les affaires de Raymond, qui occupaient pratiquementtout 1,3, ne sont ici qu'une section intermédiaire entre la sortie avec Marie et la disparition du chien de Salamano. La suite éventuelle de ce détail semble donc tellement noyée dans la masse des événements insignifiants que l'équivoque du moment narratif s'impose pour les mêmes raisons que dans les deux premiers chapitres.

Le problème qui nous reste consiste à justifier, suivant le même raisonnement, l'abandon total de la narration proche à partir de 1,5. Comme on l'a vu, il est dit au début de ce chapitre que Raymond invite Meursault et Marie à une sortie le dimanche suivant. Cette invitation, dans toute sa banalité, marque un tournant décisif dans le déroulement narré: pour la première fois, un fait narré a pour fonction d'en annoncer un autre, ce qui signifie que le lecteur connaît d'ores et déjà la direction que prendra le récit. Comme 1,5 annonce le contenu de 1,6, le meurtre accompli dans 1,6 annonce une suite qui ne sera achevée que par la condamnation, à la fin de 11,4. Devant cette chaîne causale, la narration proche n'a plus aucune raison d'être, car l'importance du fait narré en soi est désormais une question sans pertinence.

Ainsi, jusqu'au début du dernier chapitre (11,5), le récit a appliqué trois types de narration: une narration proche qui tient le narré pour important en lui-même, quelle que soit l'indifférence manifestée par le narrateur. Une narration reculée qui admet (ou peut admettre) l'insignifiance du narré en soi, mais qui remet à plus tard de révéler en quoi le narré était quand même important. Enfin la combinaison, hautement contradictoire, des deux narrations, et cela dans le but de raconter des faits qui sont en eux-mêmes à la fois insignifiants et importants: ils sont et resterons dénués d'importance, mais on comprend après coup que cette insignifiance est terriblement importante.

3.3.3.2 Le présent du narrateur

On a vu ci-dessus (3.3.1) que ce que nous avons appelé la narration reculée se déroule en fait dans la prison, après la condamnation, et même après la prise de conscience textuellement finale. Cette présentation de la situation narrative soulève plusieurs questions, tant sur la narration adoptée que sur les informations fournies. Sur le plan de la narration, l'ordre chronologique est renversé: le chapitre (11,5) raconte au début ce qui se situe à la fin, et le

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narrateur a apparemment tenu à camoufler en partie cette inversion. Sur le
plan du narré, la question capitale (!) sur le sort du pourvoi en grâce est laissée
sans réponse explicite.

Ainsi, le récit se termine comme il avait commencé, en attirant l'attention sur les modalités de sa narration. Comme on le verra, ces nouveaux procédés narratifs correspondent à la même conception générale du déroulement à transmettre: l'importance de ma vie tient à sa non-importance. Or, puisque le narré de ce dernier chapitre appartient à la situation présente (ou à un passé qui la précède de peu), il n'est évidemment pas possible d'appliquer la narration à la fois proche et reculée. Comment, dans ce cas, narrer la situation présente tout en assumant son manque d'importance?

Pour ce qui est de la chronologie inversée, le narrateur a donc rejeté un récit linéaire qui aurait abouti à la situation narrative après la prise de conscience. Cette fin aurait certes été moins dramatique, mais est-ce là toute l'explication? — Rappelons que le narrateur ne se contente pas d'inverser la chronologie, mais qu'il en brouille les contours tout en laissant suffisamment de repères pour permettre au lecteur de la rétablir. — Résumons le mouvement temporel du chapitre:

a. Le moment narratif est pour la première fois désigné explicitement (cf.
"en ce moment" (1202)).

b. A partir de ce présent narratif, un passé narré est institué (cf. "Je me reprochais
alors ..." (1202)).

c. Le présent narratif est mis en doute: est-ce que le refus (de voir l'aumônier) prononcé une fois de plus (1206) est identique au troisième refus (1202), ou font-ils partie de la même série? — Dans les deux cas, le présent narratif nous échapperait.

d. Le présent narratif est rétabli: Meursault a occupé sa cellule pendant des mois
(1209), tandis qu'au moment narratif on l'a changé de cellule (1202).

e. La prise de conscience finale est racontée. A partir de là se constitue la
situation narrative, racontée au début du chapitre.

Précisons que cette achronie ne constitue pas en soi une transgression; ce qu'il faut retenir, c'est que le narrateur laisse au lecteur le soin de démêler la chronologie plutôt que de signaler clairement lui-même la digression temporelle. Ce procédé correspond à deux aspects essentiels de ce manque d'importance que Meursault finit par assumer.

Premièrement, exiger du lecteur un effort pour confirmer le présent narratif,présenté
comme tel au début du chapitre, revient très exactement à faire

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identifier la narration par le narré. C'est ce que la première partie nous avait obligés à faire, avec le résultat contradictoire qu'on connaît. Ici, cette même contradiction est esquissée, puis surmontée; c'est par la chronologie narrée, une fois rétablie, que la narration proche et reculée se rejoignent, car c'est la prise de conscience finale qui installe Meursault dans un présent narratif authentique où il peut enfin assumer, comme narrateur, son paradoxe existentiel:je raconte ma vie parce qu'elle est dénuée d'importance.

Deuxièmement, la chronologie inversée permet d'envisager la narration de deux manières. Si Meursault assume la non-importance de sa vie, qu'en est-il de sa narration? Comme partie de sa vie, elle est insignifiante; comme moyen d'assumer la non-importance, elle est importante. Tel est exactement l'effet obtenu par le procédé achronique: puisque, dans l'ordre textuel, le présent narratif est présenté avant la prise de conscience décisive, il est tout aussi quelconque que les faits précédents. Mais, une fois la chronologie rétablie, la prise de conscience rejaillit sur la situation narrative, qui devient de ce fait essentielle. Ainsi, l'achronie du dernier chapitre manifeste le paradoxe fondamental: c'est par ma narration que j'assume la non-importance de ma vie, y compris la non-importance de ma narration.

Pour déterminer le sort du pourvoi en grâce, il suffit de distinguer rigoureusement entre les deux périodes racontées dans ce dernier chapitre. Pendant la première, chronologiquement, c'est-à-dire celle qui aboutit à la visite de l'aumônier et à la prise de conscience décisive, il nous est constamment rappelé que Meursault peut encore espérer. Pour être préparé au pire, il se force à imaginer jusqu'au bout son exécution avant de se permettre la moindre allusion à la possibilité d'être gracié. Ajoutons que l'aumônier affirme dès son entrée qu'il ne vient pas à cause du pourvoi, dont il ne sait rien (1207). Il est par conséquent certain que pendant la scène qui constitue la fin textuelle du récit, Meursault ignore encore son sort.

Qu'en est-il du présent narratif qui ouvre le chapitre? Il n'y est pas question du pourvoi, mais uniquement des moyens d'échapper à la mécanique. En outre, on a changé Meursault de cellule. Parce qu'il est définitivement condamné? Tout porte à le croire, surtout si l'on prend en considération ses raisons pour refuser la visite de l'aumônier:

Je n'ai rien à lui dite, je n'ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tôt. (1202)

Où verra-t-il à coup sûr l'aumônier, sinon devant la guillotine? Si l'on n'a pas
la preuve formelle, c'est-à-dire textuelle, que le pourvoi en grâce a été rejeté,
les indices sont toutefois trop solides pour qu'on puisse en douter. Et c'est

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précisément à ce propos que se poseía question essentielle: Pourquoi le narrateur omet-il de nous transmettre la certitude de sa propre mort? Parce que, bien entendu, elle a trop peu d'importance pour être racontée! Il faut donc la sous-entendre, de manière discrète, mais toutefois sans équivoque, car si ma mort ne vaut pas la peine d'être racontée, il est par contre tout à fait indispensable de raconter que je ne la raconte pas. Si Meursault raconte maintenant son passé, ce n'est pas parce que sa mort est certaine, mais pour assumer une vie sans importance, couronnée par une mort sans importance. C'est en montrant implicitement au lecteur qu'il tait le sort du pourvoi en grâce que Meursault assume l'indifférence de sa propre mort.

4. Conclusions: au-delà du récit

4.1 La cohérence interne

Nous pouvons donc constater, au terme de cette analyse, que la narration accomplie dans l'Etranger n'est ni négligente ni ratée, mais qu'elle comporte des procédés d'autant plus spectaculaires que la cohérence à transmettre est éminemment paradoxale. A ce propos, l'Etranger fournit un matériau particulièrement favorable à une discussion narratologique, dans ce sens que la conception d'ensemble n'est pas seulement manifestée dans les procédés narratifs, mais qu'elle est exprimée en toutes lettres. Dans la scène (textuellement) finale, Meursault déclare avec une violence qui dément le sens de ses paroles que rien n'est important, ni dans sa propre vie, ni dans aucune existence humaine. Ce qui fait de lui un narrateur, ce qui conditionne la sélection des procédés narratifs et la structuration du récit, c'est cette conviction paradoxale selon laquelle l'importance du déroulement à transmettre, c'est-à-dire de sa propre vie, réside dans sa non-importance.

4.2 Cohérence fictive et réalité

Comme on l'a vu au début de cette étude, l'analyse narratologique ne va pas au-delà de la fiction; la réalité n'est pas son domaine. Il semble toutefois légitime de se demander si la cohérence interne d'un récit donné constitue une fin au-delà de laquelle il n'y a plus rien à chercher. D'un point de vue strictement narratologique, il faut à mon avis répondre qu'il s'agit bien d'une fin absolue dans ce sens qu'aucun récit fictif ne parle de la réalité. Or, comme il est tout aussi évident que tout récit fictif fait parler de cette même réalité, la question d'une transposition possible entre récit fictif et realité hors-texte est tout à fait pertinente. Mais quelle est cette réalité?

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II faut insister sur le fait qu'il ne s'agit pas de la réalité de l'auteur. On a vu plus haut que toute tentative pour remonter à la réalité conditionnant la production de la fiction relève de l'écriture et permet d'étudier la transformation de la réalité en fiction. — La réalité dont il faut parler ici est celle du lecteur. Certes, ces deux réalités peuvent se recouper: un lecteur ayant vécu la réalité algérienne des années trente transposera sans doute l'histoire de l'Etranger vers une réalité qui ressemblera fort à celle vécue par Camus (voir à ce propos Merad 1975), — mais il est assez facile d'imaginer un lecteur (futur?) qui ne saurait identifier la société dépeinte à quoi que ce soit dans sa propre réalité. C'est à ce propos que la cohérence interne du récit s'avère pertinente puisqu'elle se situe à un niveau d'abstraction qui permet des transpositions vers de multiples manifestations concrètes — dans la réalité. Dans le cas de l'Etranger, la cohérence interne ne tient pas, justement, à des conventions d'ordre social, racial ou judiciaire, mais à un paradoxe existentiel dont la seule manifestation varie avec les générations.

Si l'analyse narratologique peut ainsi aboutir à une cohérence à partir de laquelle une transposition vers la réalité du lecteur est possible, il faut simplement souligner le fait que cette transposition relève du domaine des suggestions. Tant que l'analyste essaie d'établir la cohérence interne du récit, ses dires peuvent être vérifiés sur la base du texte étudié. Quand il se lance dans la transposition, il lui est littéralement impossible de donner des preuves: il ne peut que suggérer. Faut-il donc s'abstenir? — Transposons plutôt la conviction finale de Meursault vers la réalité de l'analyste: Toute la richesse de la fiction tient à ce choix illimité de transpositions possibles; en dehors d'elle-même, la fiction ne signifie rien, mais ce manque de sens est terriblement

4.3 Cohérence et narrativité

Dans les paragraphes précédents, on a souvent fait allusion à la sélection des procédés narratifs, en fonction de la conception d'ensemble à transmettre. Si nous poursuivons maintenant le raisonnement dans cette direction, il est inévitable de considérer le récit comme une réflexion sur la narration, sur la sienne propre, bien sûr, mais également sur la narration en général. Cela signifie, en fin de compte, que l'analyse narratologique d'un récit donné pourra permettre une transposition vers la réalité très abstraite de la narrativité. Nous aboutirons par là, il est vrai, à l'objectif de la narratologie synthétisante (cf. le début de cet article), mais en passant par la cohérence interne du récit. — Pour terminer, je vais donc suggérer une transposition dans ce sens, d'abord à un niveau très général, ensuite au niveau spécifique du récit à JE narré.

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Si les modalités très particulières de cette narration amènent le lecteur à se poser sans cesse des questions sur ce que le narrateur a effectivement fait, la présente analyse nous a invariablement ramenés à l'image d'un narrateur en train de réfléchir sur la narration à appliquer. Nous avons vu que le problème caractéristique de ce récit est la valorisation inhérente à la narration: narrer des faits, c'est leur attribuer de l'importance; le narrateur ne peut, sans contradiction, contester cette importance dans sa narration. Cette constatation, à première vue assez banale, se révèle être lourde de conséquences, car elle signifie, inversement, que tel ou tel fait est narré parce que le narrateur le tient pour important et non pas parce que "cela s'est simplement passé comme cela." Tel est le vrai problème narratif de l'Etranger, et ce problème incarne le fond théorique de l'analyse narratologique, c'est-à-dire la narrativité proprement dite: tout événement narré est important du fait même que le narrateur l'a sélectionné dans le déroulement brut, et c'est désormais à lui de montrer en quoi il le tient pour important. Se demander, dans l'analyse, selon quel principe la sélection a été faite, c'est assumer implicitement cette recherche d'une cohérence que j'ai définie plus haut comme l'objectif primordial d'une analyse narratologique.

Au niveau du récit à JE narré, la valorisation inhérente à la narration se trouve évidemment renforcée par l'identité entre narrateur et personnage. Si le narrateur choisit de désigner un personnage par JE, il assume implicitement cette même identité, en se situant à un moment ultérieur. A ce propos, le problème spécifique — et crucial! — de l'Etranger, c'est que le JE narré subit une transformation radicale pour devenir JE-narrateur. Ce qui sépare les deux n'est rien de moins que la conscience des valeurs humaines. La tâche que le JE-narrateur va assumer dans sa narration consiste à approuver de tout cœur son MOI antérieur, — pour qui cette approbation n'aurait aucun sens! On a suffisamment parlé des procédés narratifs qui permettent au JE-narrateur de rester solidaire du JE narré, mais la réflexion précédant le choix du JE narratif concerne nécessairement le dilemme propre à ce type de récit.

Pour cerner de près cette réflexion, nous allons essayer un instant d'imaginer un narrateur désignant Meursault par IL. Aurait-il pu raconter la même histoire? — Quant aux événements, pas de problèmes. Quant à la vie mentale de Meursault, il n'y aurait guère de problèmes non plus: par la focalisation interne, ce narrateur peut nous communiquer les pensées de son personnage et, par là, sous-entendre l'absence de valorisation, comme le JE-narrateur l'a effectivement fait. A ce même titre, rien ne l'empêcherait de raconter la prise de conscience finale en substituant IL au JE.

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Comme j'entends d'ici crier au scandale, j'invite cordialement mon lecteur à en faire l'expérience: il est parfaitement possible de reproduire fidèlement l'histoire racontée dans l'Etranger en substituant IL au JE. L'entreprise est non seulement possible, mais nettement plus simple que la version originale, car tous les problèmes disparaissent!

Du fait que le narrateur ne serait pas Meursault, la question du moment narratif et de la distance temporelle ne serait plus pertinente, la prise de conscience finale n'aboutirait plus à une situation narrative (donc, plus de chronologie inversée au dernier chapitre), et le sort du pourvoi en grâce serait annoncé en toutes lettres, car le narrateur n'aurait plus aucun intérêt à taire la mort prochaine d'un personnage autre que lui-même.

On peut en conclure, inversement, que le procédé du JE narratif a été retenu à cause des problèmes qu'il implique et que, par conséquent, ces problèmes narratifs sont nécessaires pour manifester avec un maximum d'intensité le paradoxe existentiel exprimé dans la scène finale. Raconter que Meursault (IL) finit par assumer le non-sens de son passé vécu revient à reléguer le paradoxe existentiel au niveau d'un individu quelconque. C'est en adoptant le JE narratif que le narrateur assume lui-même ce paradoxe, car ce JE désigne en même temps deux individus incompatibles, séparés par une prise de conscience qui les situe à l'opposé l'un de l'autre: A cause de cette transformation qui s'est faite en MOI, JE ne peux ME raconter tel que J'étais alors, car toute la narration serait conçue par celui que JE suis maintenant, et JE n'ai aucun moyen d'isoler le MOI d'alors du MOI actuel.

Il suffit de substituer à cette transformation radicale la distance temporelle qui sépare par définition les deux manifestations du JE pour toucher à l'équivoque inhérente à tout JE narratif. Quelle que soit la nature des faits narrés, le narrateur disant JE se heurte inévitablement à ce non-sens essentiel qu'étant à la fois le sujet et l'objet de sa narration, il ne peut se raconter tel qu'il était alors sans y superposer la conscience de ce qu'il est maintenant. Autrement dit, le JE narré n'existe pas comme personnage à part entière: plus JE M'efforce de ME cerner, plus JE M'échappe.

C'est donc en pleine connaissance de cause que le narrateur de l'Etranger adopte le JE narratif. Par ce procédé, il qualifie d'ores et déjà son personnage d'insaisissable (ou: d'étranger) et, partant, sa narration d'impossible. Pour raconter le paradoxe existentiel, il assume le paradoxe du JE-narrateur.

Nils Soelberg

Copenhague

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Résumé

Partant d'un exposé théorique sur le domaine de l'analyse narratologique, ses moyens et son but, le présent article considère la transgression d'une convention narrative comme un procédé spectaculaire permettant de signaler une conception particulière du déroulement à transmettre. Vue sous cet angle, l'équivoque du moment narratif dans l'Etranger revêt l'aspect d'une narration paradoxale, par laquelle le JE-narrateur exprime le paradoxe existentiel dont il prend conscience à la fin du récit: comme l'importance de ma vie passée réside dans sa non-importance, la narration doit nécessairement renier l'importance qu'elle attribue par définition au narré. La cohérence interne du récit tient ainsi au choix d'un procédé à première vue incohérent, ce qui fait du roman le témoignage d'une réflexion sur la narrativité en général et sur l'équivoque du JE narratif en particulier.

Ouvrages cités

Barrier 1966: M.-G. Bairier: L'Art du récit dans l'Etranger d'Albert Camus.
Paris, Nizet.

Champigny 1959: Robert Champigny: Sur un héros païen. Paris, Gallimard.

Cornille 1976: Jean-Louis Cornille: "Blanc, semblant et vraisemblance: surl'incipit
de l'Etranger." in: Revue Romane XI, 2, Copenhague.

Fitch 1960/68: Brian T. Fitch: Narrateur et narration dans l'Etranger d'Albert
Camus. Archives des lettres modernes, N° 34, 1960. Deuxième
édition revue et augmentée, 1968.

Genette 1972: Gérard Genette: "Discours du Récit", in: Figures 111, Paris, Ed. du
Seuil, Coll. "Poétique.

Genette 1983: Gérard Genette: Nouveau Discours du Récit, Paris, Ed. du Seuil,
Coll. 'Poétique'.

Merad 1975: Ghani Merad: "L'Etranger de Camus vu sous un angle psychosociologique",
in: Revue Romane X, I, Copenhague.

Noyer-Weidner 1980: Alfred Noyer-Weidner: "Structure et sens de l'Etranger", in: Albert
Camus 1980, Second International Conférence. University Press
of Florida, Gainesville.

Pariente 1968: Jean-Claude Pariente: "L'Etranger et son double", in: Revue des
Lettres Modernes, Nos 170-74, Paris.

Pingaud 1971: Bernard Pingaud: L'Etranger de Camus. Paris, Hachette, Coll.
'Poche critique'.

Rey 1970: Pierre-Louis Rey: L'Etranger - Camus. Paris, Hatier, Coll. 'Profil
d'une Œuvre'.