Revue Romane, Bind 19 (1984) 2

Raimond, Michel: Proust romancier. CEDES, Paris, 1984. 328 p.

Nils Soelberg

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Comme chacun le sait, la spécialisation est le mot-clef de notre ère, dans la production, dans la formation professionnelle et peut-être surtout dans la recherche, littéraire ou autre. Cette tendance générale s'est manifestée de manière particulièrement nette dans l'étude proustienne depuis le centenaire de sa naissance en 1971: plutôt que de se lancer dans les grandes vues d'ensemble, on consacre un ouvrage entier à tel aspect particulier dont la profondeur et la richesse étaient passées quasiment inaperçues. C'est dans cette profusion d'études hautement spécialisées que le livre de Michel Raimond vient rappeler que les multiples aspects de la Recherche constituent un ensemble qu'il ne faudrait pas perdre entièrement de vue. Comme il le dit lui-même (p. 9), la spécialisation croissante de la critique proustienne est certes bénéfique pour les progrès de la connaissance, mais il serait peut-être utile d'aider les (nouveaux?) lecteurs à embrasser l'ensemble des problèmes que pose une œuvre. Montrer aux nouveaux lecteurs - et rappeler aux anciens - que l'intérêt de n'importe quel aspect particulier, thématique ou structural, tient à l'inépuisable richesse de l'ensemble, tel est en effet l'objectif du nouveau Uvre de Michel Raimond. Sans présenter de nouvelles découvertes, il se réfère souvent aux études récentes pour dresser un tableau des intrigues, des thèmes et des procédés narratifs qui s'entrecroisent tout au long de la Recherche.

Commençant par quelques vues d'ensemble sur le plan thématique: la Recherche envisagée comme l'histoire d'une vocation (Marcel devient écrivain) et, par là, comme un roman sur un roman (ch. I, ïî), Raimond en vient à la motivation profonde: ia force de ia mémoire (ch. III), puis à toute la série de thèmes constituant la trame du récit: les deux côtés, le désir charnel, les promenades et voyages, l'expérience de la passion, la cruauté, etc. - Pour terminer cette partie thématique, la plus longue du Uvre, deux grands chapitres (XII et XIII) évoquent les multiples facettes dans la présentation du personnage proustien et le fonctionnement très complexe de la comédie mondaine. Les derniers chapitres abordent, assez brièvement, certains problèmes techniques, tels que la description proustienne, les modalités de la narration et la composition de l'œuvre.

Certes, on ne peut pas tout dire, comme le constate Raimond dès l'introduction, mais l'utilité de son Uvre ne fait guère de doute, premièrement à cause du nombre très impressionnantd'aspects traités, deuxièmement en vertu de la manière très discrète dont il s'appuie sur les études spéciaUsées pour initier son lecteur (presque) profane aux secrets de l'art proustien. De ce point de vue, l'ouvrage semble bien remplir son objectif: en tant qu'aidemémoire,il rappeUe au lecteur la composition d'un récit qui paraît à première vue assez

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désordonné; en tant que contribution à l'étude proustienne, il suggère parfois aux chercheursen quête de matériau des problèmes qui mériteraient d'être creusés davantage (par exemple la structure des scènes mondaines, et les modalités de la description proustienne). Signalons, à titre d'exemples, des indications à la fois très précises et riches en suggestions sur la fusion du fameux salut par l'art et le détail de la vie quotidienne (ch. II), sur les moments privilégiés comme autant d'énigmes à déchiffrer (ch. VI), et sur l'opposition, finalement surmontée, entre vie mondaine et création artistique (ch. XIII). Ici, le rappel discret d'études spécialisées et l'appel non moins discret d'une étude à venir constituent le meilleur témoignage de l'exploration constante à laquelle se prête la Recherche.

Si l'ouvrage remplit ainsi une partie de son objectif, d'autres aspects me semblent nettement moins convaincants. Premièrement, l'auteur a tendance à oublier à quel lecteur il prétend s'adresser. S'il s'agit d'un lecteur peu initié — et qui ignore à coup sûr ces fameuses études spécialisées -, il sera peut-être quelque peu déconcerté d'apprendre maintes fois qu'il est inutile de parler de ceci ou de cela parce que d'autres études en ont suffisamment parlé. Puisque ce livre se définit lui-même comme un ouvrage d'initiation - et toute sa raison d'être tient à cette définition - il est franchement inadmissible de passer sous silence le rôle de la mémoire involontaire, traité ailleurs par le même auteur (cf. p. 46). On apprend de même qu'il est inutile de s'étendre longuement sur les techniques du récit, beaucoup d'études y ayant déjà été consacrées (p. 253). A ce compte-là, on pourrait retrancher pratiquement tout le livre, qui n'est pas, et ne prétend pas être, une recherche originale, mais justement une approche générale. — Si, par contre, l'ouvrage s'adresse aux chercheurs, il faut bien reconnaître qu'en général son contenu est un peu trop - général.

Deuxièmement, quelle que soit la compétence du lecteur supposé, les chapitres consacrés à la technique romanesque de Proust risquent bien de lui donner du fil à retordre. Certes, l'auteur ne prétend pas dresser un tableau d'ensemble (malgré les déclarations de l'introduction), mais se contente d'attirer l'attention sur quelques points (cf. p. 253); on aurait simplement aimé savoir à partir de quels critères la sélection a été faite. Le ch. XV: Modalités de la Narration et de l'Enonciation, passe du style métaphorique aux rapports de vitesse entre narration et narré, puis au récit itératif, pour terminer par le réalisme subjectif, c'est-à-dire le conflit entre un JE-narrateur et un narrateur dit omniscient. Pourquoi précisément ces points-là (ils ont tous été traités ailleurs) - et pourquoi pas (par exemple) les problèmes de l'ordre temporel, des niveaux narratifs, etc.?

Au ch. XIV: Problèmes de la Description, Raimond signale que "si la description est récit chez Proust, ce n'est pas seulement à cause de l'activité contemplative de Marcel; c'est parce que bouge et se déplace l'objet contemplé." (243). Cette définition entièrement nouvelle de la description narrative aurait tout de même nécessité quelques remarques, car eUe revient tout simplement à abolir toute distinction entre raconter et décrire dans n'importe quel roman: jusqu'à nouvel ordre, décrire un acte équivaut à raconter. Pour la Recherche, la question est de savoir si la description suspend la marche du temps, vu que l'observateur est un personnage narré.

Le ch. XVI: Rigueur de la Composition, montre bien la rigueur dans le tissage thématiquedu récit (par exemple les correspondances subtiles entre l'art et le monde dans Guermantes I), mais par ailleurs, certaines explications fournies semblent exagérément simplistes: "La nécessité du découpage en volumes a pu scinder en deux une histoire d'amour ou le récit d'une journée, mais l'auteur a compensé cet inconvénient en renforçant certains effets structuraux" (p. 272, souligné par moi), - et cela d'autant plus qu'on

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apprend trois pages plus loin que - "II y a dans chacun des tomes une structure intrinsèque. C'est d'abord celle de l'histoire spécifique qui y est racontée..." (p. 275). Certes, la contradictionn'est qu'apparente, mais n'aurait-il pas fallu la relever et l'expliquer dans un ouvrage qui veut aider le lecteur à embrasser l'ensemble de la Recherche!

La conclusion, intitulée Modernité et Tradition chez Proust, essaie de faire la part de la tradition et de l'innovation dans la Recherche: avons-nous affaire à l'aboutissement d'une longue tradition ou à une innovation qui porte en germe le Nouveau Roman. Certes, l'un n'exclut pas l'autre en principe, mais pour Raimond, Proust regarde beaucoup plus vers le passé que vers un Robbe-Grillet ou un Michel Butor. Peut-être, mais il faudrait rappeler à Raimond que l'amorce d'un récit en étoile dont il parle au ch. 111, c'est-à-dire une forme romanesque "qui n'obéirait plus aux lois du récit chronologique, et où le texte serait fidèle à l'ordre dans lequel les souvenirs se présentent à l'esprit," (p. 38-39) - cette amorce sera reprise et perfectionnée dans les romans d'un Claude Simon.

Quoi qu'il en soit, le côté vraiment innovateur de Proust ne fait pas de doute pour
Raimond:

Là où, je l'avoue, il me semble que Proust est le plus moderne, et je dirai le plus profondément moderne, c'est dans la mesure où ce long roman est celui d'une Parole qui se profère patiemment, qui dit toute l'expérience affective et intellectuelle de celui qui parle, mais qui, par des voies autres que celles de l'omniscience traditionnelle s'insinue dan» la conscience d'autrui, glisse dans tous les interstices possibles de l'histoire, pour gloser, commenter, expliquer, présenter des hypothèses d'interprétation,... (p. 320-21)

II faut rendre hommage à Raimond d'avoir fait de cet aspect la conclusion de son ouvrage. Par cette voix narrative qui représente à la fois les limites d'une conscience individuelle et l'omniscience d'un narrateur anonyme, Proust transgresse de manière spectaculaire la tradition littéraire. Or, la transgression d'une convention, tel est précisément le procédé par lequel l'œuvre s'appuie sur la tradition pour regarder vers l'avenir.

Copenhague