Revue Romane, Bind 19 (1984) 2

Marc Eigeldinger: Lumières du mythe. Presses Universitaires de France, Paris, 1983.221p.

Hans Peter Lund

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Après plusieurs études sur Rousseau, la poésie française et en particulier Rimbaud, M. Eigeldinger présente ici, en dix chapitres (dont quatre ont déjà été publiés sous forme d'articles), un essai sur le mythe littéraire chez Rousseau, Baudelaire, Rimbaud et André Breton. Le titre exprime l'idée fondamentale de l'auteur: en plein siècle des Lumières, Rousseau inaugure une sorte d'illumination par la pensée mythique, pensée de la liberté et de l'indépendance individuelle, en opposition directe avec la pensée rationaliste. Par la suite, les mythes littéraires, remplissant une fonction essentiellement symbolique et analogique, ne cessent de se formuler, soit comme de véritables récits, soit à l'aide de personnages ou d'éléments mythiques intégrés dans l'univers imaginaire poétique. Le mythe littéraire "n'exclut ni le discours de la subjectivité, ni le récit de l'aventure individuelle" (p. 10), comme on le voit ici dans Une saison en enfer. Une seconde fonction du mythe est d'exprimer le désir et l'affectivité, fonction démontrée à partir des Fleurs du Mal et & Arcane 17. Le mythe littéraire peut comprendre encore "un sens métaphysique" (p. 11) et proposer au poète ainsi qu'au lecteur un moyen de connaissance, comme dans Aube de Rimbaud, où le temps cyclique et l'image mythique du soleil deviennent l'objet d'une quête mythique pour le poète (p. 156-57). Enfin, le mythe littéraire est "un langage polyvalent" (p. 12), il s'invente et se recrée continuellement, par exemple dans "Le Cygne" de Baudelaire (p. 59-61), ou chez Breton qui insiste sur 'les courbes de sa signification" (p. 199). Ces quatre fonctions peuvent sembler assez disparates; le fait est qu'elles se recoupent dans les textes, l'une n'exclut pas l'autre, par exemple le récit mythique dans Aube n'exclut pas le discours du désir.

A partir des "mythanalyses" de M. Eigeldinger, deux constatations s'imposent, me semble-t-il. Tout d'abord, le mythe littéraire confère le plus souvent un sens à l'actualité du poète ou aux étapes de sa vie couvertes par sa mémoire. C'est que le mythe, je pense, n'est guère prospectif, et l'âge d'or à venir n'est probablement que le mythe inversé d'un

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passé lointain, inversion illusoire plutôt que réaliste; Breton, qui la suggère dans Arcane 17, dénonce en même temps "l'insuffisance de toute interprétation matérialiste et positive des mythes" (p. 199). Et lorsque Cabet présente, sous le signe mythique d'lcare (Voyage en Icarie, 1840), l'image d'une société meilleure, il abandonne le mythe pour l'idéologie. Dans les textes du XIXe siècle, où M. Eigeldinger poursuit l'image de ce héros antique, le mythe signifie "le drame de la condition du poète", et non pas son avenir. (Pour une discussion du mythe prospectif dans l'esthétique de Wagner, ainsi que de la résurgence de la pensée mythique au début du XIXe siècle et son emploi ultérieur, se reporter à Mythos und Moderne. Begriff und Bild einer Rekonstruktion, K. H. Bohrer (réd.), éd. Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1983, 613 p.)

Deuxième conclusion: en puisant dans la mythologie et les représentations du sacré, le poète cherche à insérer l'individuel dans le collectif; l'indépendance chez Rousseau est d'abord un sentiment de liberté, mais ce sentiment "rejoint en quelque sorte la liberté originelle" (p. 19) et participe ainsi à l'autonomie collective de l'être. On voit à plusieurs reprises, dans le livre de M. Eigeldinger, comment le mythe sert à ce but; c'est encore le cas de Rimbaud dans Une saison, à partir du moment ("Matin") où le Je du narrateur, "identifié à un Nous collectif veut vaincre "l'anomie" individuelle: "Quand irons-nous (...) saluer la naissance du travail nouveau (...)" etc. (p. 140).

Il y a lieu de s'arrêter au concept particulièrement heureux d'"intertextualité mythique" désignant les allusions aux référents religieux et culturels (p. 52). Cette extension utile d'une idée très répandue aujourd'hui couvre en fait bien plus que les transmutations des mythes ou les éléments mythiques détachés qu'on trouve, par exemple, dans les poèmes de Baudelaire (p. 53). L'intertextualité mythique ne s'énonce pas seulement par la présence de mythes antiques dans un texte plus récent, mais aussi par la transformation d'un mythe littéraire dans un autre texte, souvent proche du premier. Ainsi, le personnage d'Euphorion dans le Second Faust (traduit par Nerval en 1840) préfigurerait l'image d'lcare dans le XIXe siècle français (p. 97-100). Dans d'autres textes, comme Une saison en enfer, la structure mythique peut paraître bien faible, mais la présence simultanée d'un temps mythique (printemps-automne) et d'une "entreprise prométhéenne" (p. 141) suffit pour nous faire voir comment l'autobiographie apparente prend la dimension du mythique (la lecture de M. Eigeldinger porte d'ailleurs un démenti aux conclusions de Marcel Raymond qui voyait dans le texte de Rimbaud "un immense "sauve qui peut"" (De Baudelaire au surréalisme, Corti, 1969, p. 42); on confrontera plutôt les chapitres de M. Eigeldinger sur Rimbaud avec ceux de George Poulet dans La Poésie éclatée, PUF, 1980).

L'originalité des lectures dans le présent volume est évidente. Je termine par le chapitre sur "L'inscription du silence dans le texte rimbaldien", où l'auteur détecte le défi du mythe jusque dans le Rimbaud disant, bien avant le Lord Chandos de Hofmannsthal: "Je ne sais plus parler". Le silence s'inscrit dans les blancs, les pauses et les suspens, le silence fait partie de cette mythologie du verbe que nous trouvons chez Mallarmé à l'époque même de Rimbaud, et il serait plus juste de dire que le silence survit à l'œuvre rimbaldienne que de prétendre, comme on le fait d'habitude, qu'il se substitue à elle. J'ajoute que Mallarmé demande, dans son "médaillon" de Rimbaud, que, à la seule allusion à l'œuvre de celui-ci, "on se taise (...) comme si beaucoup de silence (...) s'imposait"...

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Certes, depuis les travaux de Pierre Albouy (Mythes et mythologies dans la littérature française, 1969) les mythes ne sont plus un domaine négligé dans les études littéraires. Mais le mérite de M. Eigeldinger est de s'attaquer à la question de l'intérieur même du texte littéraire et de démontrer en quoi le mythe littéraire peut structurer l'œuvre dans laquelle il s'exprime.

Copenhague