Revue Romane, Bind 19 (1984) 2

Robert Martin: Pour une logique du sens. Linguistique nouvelle. Presses Universitaires de France,Paris, 1983.268 p.

Henning Nølke

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"La réflexion sémantique est entrée dans une phase de si vive effervescence qu'il faudrait amender incessamment ce que l'on écrit", affirme Robert Martin dans la conclusion de son nouvel ouvrage (p. 247). A un tel stade du développement d'une science, on a plus que jamais besoin de travaux qui offrent une vue d'ensemble, et c'est donc plein d'espoir qu'on aborde la lecture d'une 'logique du sens". On ne sera pas déçu! Il s'agit d'un prolongement de Inférence, antonymie et paraphrase, paru en 1976, et l'auteur a également intégré dans son exposé certains de ses travaux plus récents. Cette démarche a peut-être rendu le livre un peu hétérogène, mais les diverses réflexions sont parfaitement liées entre elles par un nombre restreint d'idées fondamentales qui sous-tendent le texte entier. De ce fait, le résultat est devenu une contribution originale et essentielle au développement rapide de la théorie sémantique.

Le but que se propose Martin pour sa logique du sens est le calcul des relations de vérité qui unissent une phrase donnée à d'autres phrases concevables. Ainsi il opte pour une logique véri-conditionnelle et véri-relationnelle. Trois notions sont à la base de cette logique: (i) L'idée de la vérité floue, (ii) celle de mondes possibles et (iii) celle d'univers de croyance. Dans le premier chapitre, ces trois notions sont introduites et définies, et dans le reste du livre différents problèmes classiques de la sémantique sont abordés à l'intérieur du cadre théorique ainsi établi. Martin arrive en effet à éclairer d'une lumière nouvelle des domaines disparates s'étendant de l'"analyticité" (deuxième chapitre) à la "métaphore" (chapitre IVil), en passant par les temps, les modes, le lexique, les articles, etc. Enfin, dans le dernier chapitre (V), il ouvre une perspective vers la pragmatique, délimitant de cette manière le domaine de la "logique du sens" par rapport à d'autres phénomènes de 'sens', ces derniers étant plutôt de nature pragmatique. L'affinité qu'il perçoit ressort déjà du titre de ce chapitre: "De la sémantique à la pragmatique: la vérité d'univers".

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L'importance des trois notions fondamentales en question est évidemment reconnue depuis longtemps par les sémanticiens; mais l'auteur a le mérite de les rendre plus accessibles par des descriptions intuitives, et surtout d'élargir leur domaine d'application en les combinant de manière originale. Ainsi il dit du flou d'un énoncé qu'il "vient de plusieurs sources:

- du continuum de la réalité elle-même, découpée au moyen d'une grille discrète;

- du flou des signifiés;

- de l'usage que l'on peut appeler "sélectif";

- de la variabilité des contenus selon les locuteurs;" (p. 26).

Chacune de ces sources sera alors étudiée séparément. Les deux autres notions sont définies comme suit: "On appelle "mondes possibles" les instants d'un temps ramifié" (p. 30), et "On appellera "univers de croyance" ou "univers" l'ensemble indéfini des propositions que le locuteur, au moment où il s'exprime, tient pour vraies ou qu'il veut accréditer comme telles" (p. 36). Seront alors définis des sous-ensembles: le "monde des attentes" (m*) et le "monde de ce qui est" (m0) pour les mondes possibles, et 1' "hétéro-univers" ("l'univers d'un énonciateur tel qu'il est vu par le locuteur", p. 38) et I'"anti-univers" ("l'ensemble des propositions qui, quoique fausses en tO, auraient pu être vraies ou que l'on imagine telles", ibid) pour les univers de croyance. Enfin une hiérarchisation est établie dans laquelle les mondes possibles sont subordonnés aux univers de croyance, car "le vrai dans tous les mondes possibles ne vaut pas obligatoirement dans tous les univers" (p. 53). On voit que ces définitions ont une orientation très empirique ou linguistique. Si Martin a choisi de présenter ses propres variantes définitionnelles, c'est sans doute précisément parce qu'il n'a pas jugé les définitions plus traditionnelles assez adaptables à ses besoins. Peutêtre pourrait-on regretter qu'il ne s'engage pas dans une discussion des conséquences ontologiques de ces choix. Il me semble notamment que la notion de 'mondes d'attentes' fait référence à certaines notions épistémiques qui, si je ne me trompe, sont engendrées plutôt dans les univers de croyance. D'une manière générale, en effet il serait utile et intéressant d'étudier l'impact qu'ont les définitions établies sur la valeur des résultats et des thèses présentés. Je m'abstiendrai cependant d'entrer ici dans une telle discussion, considérant que la pertinence de ces définitions est largement justifiée par leur capacité descriptive.

Il va sans dire qu'on ne peut traiter de tous les aspects d'une logique du sens dans un livre de 250 pages. Il est donc naturel qu'il y ait quelques lacunes, et que certains problèmes soient étudiés de manière superficielle. Martin n'a d'ailleurs pas visé à l'exhaustivité. Son but a plutôt été la présentation d'un modèle global dont l'application est illustrée par des analyses particulières.

Comme tous les travaux de Martin, ce livre porte l'empreinte de son intuition sémantique exceptionnelle. L'auteur ne trahit jamais la langue qu'il aime et dont il adore les subtilités. Notons, à titre d'exemple, comment il introduit sa description du conditionnel qui, selon lui, inscrirait le procès dans un avenir chargé d'incertitude:

"Que l'on imagine le dialogue suivant:

- Il viendra. - Si quoi? - II n'y a pas de si.

Impossible de le transposer au conditionnel:

- Il viendrait.- Si quoi? - *I1 n'y a pas de si.

C'est que, par nature, le conditionnel ne se conçoit pas en dehors de la conjecture."
(P. 133).

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On peut ajouter que le texte est limpide et pédagogique et plein de schémas synoptiques, ce qui aide beaucoup à faire comprendre intuitivement la pensée de l'auteur. Pourtant, à mon avis, Martin va trop loin dans son emploi des symboles. Le livre contient en effet une multiplicité de symboles souvent inventés par l'auteur lui-même, et pas toujours très bien expliqués (par exemple p. 64-67). Il me semble qu'il s'agit dans la plupart de ces cas plus d'une traduction d'expressions linguistiques que d'une véritable formalisation; et je crois que l'œuvre aurait été encore plus accessible si l'utilisation de symboles avait été plus restreinte.

L'analyse que propose Martin du subjonctif français illustre bien les aspects méthodologiques et stylistiques que je viens de mentionner. La section s'intitule "Subjonctif et vérité", et l'auteur "se propose d'esquisser à grands traits la théorie sémantico-logique du subjonctif français" (p. 104), et, évidemment, de montrer que la notion de vérité y est de première importance. L'hypothèse générale est que le subjonctif est lié à que (les emplois du subjonctif sans que sont tous figés et souvent archaïsants), et que son apparition est fonction de "la valeur suspensive" (p. 107) de cette conjonction. Ici, comme ailleurs, il fait référence aux analyses guillaumiennes, pour les intégrer dans son propre système. Deux hypothèses particulières seront alors avancées pour expliquer la valeur sémantique du subjonctif: (A) "le subjonctif est le mode qui marque l'appartenance non pas au monde m0 de ce qui est, mais aux mondes possibles m" (p. 110). De cette manière, il explique que non seulement l'idée de possibilité mais aussi l'idée de nécessité appelle le subjonctif. De même, il sera en mesure d'expliquer le subjonctif dans les subordonnées relatives: "partout le subjonctif de la "relative indéfinie" suggère qu'une classe de possibles, en clôture provisoire, est parcourue dans son extension maximale. Il suppose ainsi l'épuisement des possibles" (p. 113). La deuxième hypothèse (B) est que le subjonctif marque l'appartenance à l'antiunivers. C'est le cas d'une gamme assez vaste de subjonctifs, par exemple celui de l'antécédence, et même celui qu'on trouve après le fait que. Certaines de ces explications me semblent un peu recherchées - surtout celle qui concerne le superlatif — mais on doit avouer que Martin a établi un certain ordre là où précédemment régnait le chaos. Sont étudiés enfin les contextes épistémiques, où une combinaison des deux hypothèses, s'appuyant sur une analyse sémantique des différents contextes, s'avère à même d'expliquer la plupart des cas recensés. Soit l'analyse de l'idée de certitude qui, en principe, entraîne l'indicatif. Comme on sait, dans le champ de la négation (de l'interrogation, etc.), le subjonctif peut surgir: on aura Pierre n'est pas certain que Sophie reviendra/revienne. Pour expliquer cela, Martin propose l'hypothèse suivante:

- le mode indicatif apparaît quand l'idée négative porte sur la phrase entière, préalablement
construite; soit:


DIVL6226

- le mode subjonctif apparaît quand la négation porte sur l'idée même de certitude
en l'inversant en une idée d'inexistence probable:


DIVL6230

On verra comment la deuxième hypothèse entre en jeu. Martin conclut ses analyses en affirmant qu'il y a dans l'apparition du subjonctif tellement de facteurs qui peuvent intervenirqu'on est encore loin d'une formalisation satisfaisante (par exemple "le fait qu'en français moderne l'espoir soit situé du côté du probable et non du possible (alors que c'est l'inverse en italien) échappe à toute prédiction'" (p. 126)), mais "que les notions du monde possible et d'univers de croyance rendent la conception du subjonctif moins

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vague que d'autres". On ne peut que lui donner raison, même s'il se révèle, comme je le
crains, qu'une analyse plus raffinée du subjonctif exigerait des définitions plus développées
de ces notions mêmes.

Le présent ouvrage contient beaucoup d'autres analyses intéressantes et originales qui auraient mérité d'être citées, par exemple celle des articles, ou celle de la métaphore. J'aimerais cependant discuter un peu du dernier chapitre qui comporte deux sections: une sur "La composante discursive", et une autre sur "La composante pragmatique". Dans la première, on trouve des réflexions fort stimulantes sur les notions de thème et de sujet (grammatical, logique, etc.). Certes, on peut ne pas être d'accord avec certains détails, mais pour moi, il n'y a aucun doute que cette section constitue une contribution importante à l'étude de la "grammaire discursive". En revanche, la dernière section me paraîtplus troublante. "(...) domaine relativement neuf, la pragmatique ne va pas sans tâtonnements, sans illusions ou sans incohérences" (p. 226), affirme Martin à juste titre, et c'est pourquoi il s'en tient à la notion centrale d'acte de langage. Avec cette limitation très raisonnable, l'auteur arrive à donner un aperçu limpide du domaine, et on ne peut qu'admirer son courage lorsqu'il se propose de lier ses réflexions pragmatiques à sa "logique du sens", entreprise qui n'est pas sans difficultés, mais qui est évidemment de haute importance pour l'évaluation de la logique. En effet, s'il y a, selon moi, certains points discutables, le résultat de cette démarche est très suggestif, pour une large part grâce à l'intuition remarquable qui lui est sous-jacente. Deux notions centrales sont celles d'interprétation et de réinterprétation. Si j'ai bien compris la pensée de Martin, il y a un problème essentiel dans sa conception de la réinterprétation. Celle-ci aurait lieu seulement au niveau de l'énoncé, ou, peut-être, comme partie d'une linguistique du texte (p. 237). Certains travaux récents semblent cependant laisser entendre qu'il existe bien des cas où il faut compter sur l'existence de boucles qui à l'aide d'une réinterprétation mènent de l'énoncé à la phrase. Autrement dit, parfois la réinterprétation semble être marquée déjà dans la sémantique de la phrase. Tel est notamment le cas des concessifs (cf. par exemple Gettrup et Nolke: "Stratégies concessives", Revue Romane 19). Peut-être leur traitement appartient-il, dans l'esprit de l'auteur, à la "linguistique du texte", mais alors, comment délimitera-t-on celle-ci par rapport à la "linguistique de la phrase" dont s'occupe la 'logique du sens"? Un autre problème est celui des "intonations spécifiques" qui, selon Martin, sont extra-linguistiques. Or on peut argumenter en faveur d'une conclusion selon laquelle la prévision de certaines intonations spécifiques se fait déjà dans la phrase. De cette manière, on pourrait par exemple rendre compte des deux lectures possibles de même si qui, dans le cas habituel est proche de bien que, mais qui, pourvu de I'"intonation rectificatrice" sur même, prend une valeur nettement hypothétique. Si donc, on ne peut qu'applaudir à la tentative de distinguer nettement les phénomènes analysables au niveau (purement abstrait, cf. p. 243) de la phrase de ceux qui appartiennent à l'énoncé, il ne faudra néanmoins pas oublier qu'il reste des phénomènes dont le traitement propre fait appel aux deux niveaux en même temps. Personne n'a d'ailleurs, que je sache, résolu les problèmes méthodologiques soulevés par ce fait.

Robert Martin s'est depuis longtemps fait connaître comme sémanticien original
qui combine une linguistique guillaumienne avec une sémantique logique et vériconditionnelle.Pour
une logique du sens offre une vue globale de sa conception de la théorie

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sémantique. Riche d'observations minutieuses et de réflexions suggestives, ce livre constitue une contribution très importante à l'évolution rapide de cette science. Il faudra pourtant le lire au moins deux fois, car, grâce au style et à l'engagement de l'auteur, la première fois, on le lit comme un roman policier; ce qui est du reste très bien, puisque cela vous permet d'apprécier la vue d'ensemble qui est un des mérites de l'œuvre. A la deuxième lecture, on découvre la richesse et la finesse des analyses. Sans doute, on ne sera pas tout à fait d'accord sur chaque détail, mais jamais on ne restera indifférent.

Je peux donc recommander chaleureusement Pour une ¡ogique du sens à toute personne qui s'intéresse à la langue française, ou bien à la sémantique en général; en effet, pour le sémanticien professionnel, cette nouvelle œuvre de Robert Martin est un "must".

Nancy