Revue Romane, Bind 19 (1984) 2

Odette Mettas: La prononciation parisienne. Aspects phoniques d'un sociolecte parisien. SELAF, Paris 1979. 564 p.

Ole Kongsdal Jensen

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Nous savons tous que le langage et la prononciation varient selon le -locuteur, selon son origine régionale, selon son âge, selon son milieu social. Pour le français, un assez grand nombre de recherches ont été faites dans le domaine dialectal et régional, l'aspect diachronique a été traité abondamment, et on a souvent fait mention aussi des changements d'une génération à l'autre. Par contre, le domaine sociolectal est beaucoup moins exploré, surtout en ce qui concerne la prononciation, et les travaux qui ont été faits traitent le plus souvent du "français populaire", tandis que le parler de la haute société a été très peu étudié.

L'étude d'Odette Metías vient remédier à cet état de choses, car elle porte sur la prononciation de la haute bourgeoisie et de l'aristocratie parisiennes. Elle reprend la terminologie de Troubetzkoy, qui parle à propos des phonèmes de trois variantes: variante populaire, variante distinguée et variante neutre. OM mentionne d'abord l'incertitude d'une délimitation linguistique du parler "distingué" dans le cadre social (contamination possible d'autres catégories sociales) et délimite le cadre géographique du sociolecte, groupé autour du XVIe arrondissement.

Le corpus analysé est constitué de dialogues de 39 locutrices de parler "distingué", pris sur le vif à leur domicile, et, en plus, de quelques phrases lues par les mêmes locutrices. Le dialogue a été choisi parce qu'il est la manifestation parlée la plus fréquente; l'enregistrement à domicile a été préféré à celui en studio, malgré une perte de qualité technique, pour assurer la qualité d'expression et le naturel du débit. OM a utilisé un appareillage semi-professionnel et s'est efforcée d'obtenir des conditions d'enregistrement aussi égales et aussi bonnes que possible (micro à environ 30 cm de la locutrice, enregistrement dans une pièce tranquille). Les locutrices se divisent en trois groupes d'âge: 17-39 ans, 40-60 ans, plus de 65 ans. L'authenticité de l'accent des locutrices a été confirmée par deux groupes: un groupe du même milieu que les locutrices et un groupe des classes moyennes. En plus, OM a enregistré les dialogues et les phrases lues de 18 locutrices de parler "neutre" des classes moyennes, enregistrements utilisés comme base de référence. Ces locutrices se divisent en deux groupes d'âge: 17-39 ans, 40-60 ans. A la fin des dialogues, OM a enregistré les remarques, assez intéressantes, des 57 locutrices sur les variantes sociolectales parisiennes.

Les dialogues ont été transcrits et soumis à une analyse auditive (complétée par des tests psycho-acoustiques pour les voyelles, voir /A/ ci-dessous), ensuite à une analyse acoustique à l'aide du sonagraphe (mesures de formants, de durée, d'intonation) et de l'intensimètre (mesures d'intensité). OM discute les difficultés, entre autres le fait que les formants sont difficiles à mesurer en dialogue, à cause des transitions rapides et de la faiblesse de certains d'entre eux et de certains sons, et elle nous donne ses solutions aux problèmes. L'analyse acoustique doit confirmer ou infirmer si possible l'analyse auditive.

OM a analysé ce qu'elle appelle les indices phoniques des locutrices du sociolecte. Elle se base sur les trois "faces" de l'oral selon Troubetzkoy et Biihler: symptôme (expressiondu sujet parlant), signal (appel à l'auditeur) et symbole (représentation de l'état des choses: face normalement retenue en linguistique); les indices sont des éléments à

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valeur de symptôme, qui signalent l'appartenance sociale des locutrices. Les indices les
plus fréquents, qui ont été traités plus longuement que les autres, sont: les /A/, /cl/ et
/5/, la quantité et l'intonation.

Parmi les indices phonématiques, les /A/ occupent la place la plus importante (83 p.). Après avoir fait un exposé général des /A/ dans leur aspect diachronique et synchronique (on a très tôt pris conscience de la fonction sociolectale de la variation de prononciation de /A/), OM donne une analyse auditive de son corpus de la manière suivante:

D'abord, elle étudie 10 minutes de conversation de 4 locutrices jeunes, chez qui elle trouve qu'un /A/ "de type vélaire", transcrit [a], remplace souvent /a/ en position accentuée (61%), tandis qu'un /a/traditionnel en position inaccentuée est remplacé le plus souvent par [a]. Ensuite, elle examine 4 minutes de conversation de 15 locutrices jeunes du sociolecte et du parler neutre, et elle trouve que [a] est plus fréquent dans le parler neutre (89%) que dans le sociolecte (73,5%) et que /a/ n'est jamais remplacé par [a] dans le parler neutre (où les deux /A/ sont le plus souvent confondus en un seul timbre, souvent moyen). Enfin, elle analyse 4 minutes de conversation de 3 locutrices dans les 3 générations du sociolecte et trouve que le [a] remplaçant /a/ est un trait de la jeune génération: il n'existe pas du tout dans le groupe le plus âgé et n'apparaît que sporadiquement dans la génération intermédiaire.

Pour contrôler les résultats de l'analyse auditive, OM fait ensuite une analyse acoustique des /A/ dans les conversations du sociolecte et du parler neutre. Pour pouvoir comparer les formants, elle calcule un facteur de normalisation (selon la méthode des Suédois Nordstrom et Lindblom). A partir des fréquences de FI et F2 et la distance entre ces deux formants, elle conclut que le [&] du sociolecte est plus proche de [a] neutre que de [a] neutre, ce qui correspond à l'impression auditive. Une analyse des /A/ dans les phrases lues donne le même résultat. Ce résultat est confirmé en plus par des tests psycho-acoustiques, où deux groupes d'auditeurs (étudiants de Montréal et de Paris) devaient juger le timbre des /A/ dans des mots extraits des conversations et qu'on leur avait fait entendre.

La conclusion de OM est qu'il y a une forte tendance dans la jeune génération du sociolecte à remplacer /a/ en position accentuée par un [&] postérieur, tandis que /a/ et /a/ sont manifestés par [a] (ou [as]) en position inaccentuée; l'opposition /a/:/0./ n'existe (presque) plus, et le [&] a pris une fonction d'indice social.

Une analyse analogue des voyelles nasales /ô./ et /ô/ montre que le /à/ du sociolecte se rapproche du [ô] neutre. Pour les autres voyelles, la tendance va vers une réalisation extrême, ainsi Iti se rapproche de [a] (père). Les consonnes ressemblent parfois aux consonnes anglaises, ainsi /t/ prononcé plutôt alvéolaire et légèrement aspiré.

Parmi les indices prosodiques, c'est la quantité qui est traitée le plus en détail (100 p.). Par une analyse auditive et acoustique de phrases extraites des dialogues du sociolecte, OM arrive au résultat qu'une consonne précédant une voyelle accentuée est souvent plus longue dans le sociolecte que dans le parler neutre; ceci vaut parfois aussi pour la consonne fermant la syllabe accentuée. Il s'agit surtout des consonnes /s/ et /t/. Etant donné qu'il est difficile de trouver les phonèmes dans le même contexte dans deux conversations différentes - et le contexte joue un rôle important pour la comparaison de durées, surtout le contexte rythmique -, OM a fait lire les phrases analysées des dialogues du sociolecte par des locutrices de parler neutre, en réponse à des questions qu'elle leur a posées, ce qui a donné aux phrases un ton plus authentique, et elle a comparé la quantité dans les

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deux parlers. Dans un test consécutif, des auditeurs naïfs ont pris ces phrases lues pour
des phrases de conversation (les phrases lues avaient été mélangées avec des phrases extraites
des conversations authentiques des mêmes locutrices).

Quant aux voyelles, pour lesquelles OM a adopté aussi la méthode décrite ci-dessus, on trouve souvent dans le sociolecte un allongement extrême devant une consonne allongeante, ainsi qu'un allongement de la voyelle en syllabe pénultième, combiné avec un allongement de la consonne suivante, ce qui donne l'impression d'un ralentissement du débit en fin de phrase: ce phénomène n'existe pas dans le parler neutre. L'allongement est souvent combiné avec une variation d'intonation ou d'intensité.

Pour l'intonation, mesurée sur des sonagrammes à bande étroite, OM établit 7 schémas intonatifs caractéristiques pour le sociolecte, dont le dénominateur commun est une variation plus extrême que dans le parler neutre: les locutrices du sociolecte utilisent souvent les registres extrêmes de l'intonation et glissent souvent sur la même syllabe, ce qui fait que leur intonation ressemble parfois à celle de l'anglais. A propos de cet "accent anglais", mentionné aussi à propos des consonnes et que les lucutrices ont remarqué elles-mêmes, OM se demande s'il est dû au prestige de l'anglais dans la haute société et éventuellement à l'influence des gouvernantes anglaises, autrefois très couramment employées dans ce milieu.

Enfin, après avoir rendu compte brièvement de l'intensité, OM donne des exemples
d'indices qui se combinent et se renforcent, ce qui est souvent le cas (par exemple timbre
et quantité, quantité et intonation).

Dans un chapitre final très intéressant, OM commente les remarques des locutrices sur le sociolecte, dont la plus pertinente, à mon avis, est qu'on prend l'accent "snob" (variante extrême du sociolecte, souvent imitée dans les sketches) pour se cacher dans la foule, comme une sorte de masque social. Ceci est aussi le cas, en effet, dans le film dont OM a analysé des extraits: "My Fair Lady"; dans la version française de ce film, Elisa Doolittle prend justement l'accent "snob" de Paris. L'analyse du film montre que les mêmes traits se retrouvent dans la prononciation d'Elisa et dans les conversations du sociolecte du corpus de OM; cela confirme aussi que tout le monde est conscient des indices du parler distingué, puisqu'on peut jouer dessus au cinéma et au théâtre.

En annexe se trouvent des extraits de quelques conversations en transcription phonétique.

Ce compte rendu de l'ouvrage d'Odette Mettas aura montré, je l'espère - en détail surtout pour les /A/ - qu'il s'agit d'un travail de pionnier très compétent et très précis. OM a su en général prouver le bien-fondé de ses méthodes et de ses conclusions: ce sont les analyses parallèles auditive et acoustique, renforcées par les tests d'auditeurs et illustrées par des courbes et des figures très instructives, qui, surtout, confèrent aux résultats leur autorité. En plus, le livre foisonne d'observations détaillées, aptes à inspirer le lecteurchercheur.Ces détails, pourtant, donnent parfois l'impression qu'on s'y perd, mais ils reflètent sans doute la réalité, qui est sûrement trop complexe pour qu'on en fasse une interprétation simple. Quelques-uns des chiffres donnés me semblent trop précis, vu l'incertitude des mesures (ceci vaut surtout pour la quantité). Je me demande aussi pourquoi OM n'a pas utilisé un appareil spécial pour mesurer l'intonation (un "Pitchmeter"), au lieu d'utiliser le Sonagraphe, qui me paraît moins précis dans ce domaine. Ensuite, j'aurais préféré que l'analyse des phrases du sociolecte lues par des locutrices de parler neutre soit soutenue par une analyse des conversations authentiques des mêmes locutrices.

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Enfin, une bande sonore échantillon avec des exemples illustratifs du corpus aurait été
éminemment utile, car il est souvent difficile de s'imaginer le timbre concret d'une voyelle
(par exemple le [a] "de type vélaire" du sociolecte), l'intonation concrète d'une phrase, etc.

Mais d'une manière générale, le livre de OM rend compte d'un travail énorme et de haute qualité qui mérite d'être continué et élargi. OM dit elle-même à la fin de sa conclusion générale, où elle résume les principaux résultats de son analyse, qu'"il serait intéressant de compléter cette étude par une enquête sur le parler des sujets masculins appartenant aux mêmes catégories sociales", sur "la prononciation de milieux similaires dans les différentes provinces" et sur "les autres sociolectes parisiens". Espérons que nous verrons bientôt la réalisation de tels projets, avec autant de conscience professionnelle que dans le présent ouvrage.

Copenhague