Revue Romane, Bind 19 (1984) 2

Style narratif, Rhétorique, Tradition (sur le Novellino)

par et

Gérard Genot

Paul Larivaille

0. Préliminaires

Le programme principal du Centre de Recherches de Langue et Littérature italiennes de l'Université Paris X (Dir. P. Larivaille) consiste en l'élaboration et l'exploitation d'une théorie narrative dont la thèse de fond est que les catégories narratologiques et les catégories grammaticales sont conceptuellement les mêmes, et que seule diffère leur portée. A côté de recherches de théorie grammaticale que mène Gérard Genot, P. Larivaille s'occupe d'un modèle séquentiel du récit. Ensemble, nous testons nos hypothèses sur divers textes. Nous présentons ici l'état actuel des analyses du Novellino. Ce recueil toscan du XIIIe siècle a été choisi parce qu'il contient un nombre élevé de récits courts, connus en d'autres versions, ce qui permet des recoupements.

1. Procédure d'analyse

1.1. Récit, discours du récit

Notre approche distingue le récit proprement dit (logique des actions figurées) du discours qui manifeste (disposition, verbalisation) ces actions. La priorité de l'analyse va au récit, et ensuite est étudié le rapport récit/discours narratif. Le Nov. se prête bien à la mise au point des procédures d'analyse prioritaire du récit, en ce que le discours verbal (a) suit de près la logique (particulièrement la chronologie) des actions, (b) ne comporte pas d'expansions descriptives', très peu d'expansions dialogiques et commentatives. A cet égard les 'nouvelles' du Nov. s'apparentent aux 'résumés' sur quoi travaillent beaucoup de narratologues (Larivaille-Genot 1979, p. 4-9).

1.2. Séquence Narrative Type

Dans ses travaux sur le conte populaire, P. Larivaille (1974, 1982) a mis au point une unité d'analyse moyenne: une séquence de fonctions narratives qui sous-tend tout récit. Un récit est un enchaînement de telles unités. La Séquence Narrative Type comporte les fonctions suivantes:

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1. Situation Initiale: ensemble de relations stables.

2. Perturbation: modification d'une au moins de ces relations, qui crée
un état de déséquilibre.

3. Transformation: action d'un participant de la situation initiale, consistant
en modification de relations locales.

4. Résultat: achèvement de la Transformation, résultat local sur les relations
directement concernées.

5. Situation Finale: nouvel ensemble de relations stables.

1.3. Enchaînement et Interactions

Les SNT s'enchaînent au niveau du Résultat, qui constitue une nouvelle Perturbation ('4=2'). Il est compréhensible que ce qui est, d'un point de vue, Perturbation est nécessairement Transformation d'un autre point de vue; il s'ensuit que l'analyse instaure des 'lignes d'action', ou points de vue de référence, centrées sur les constantes figuratives du récit (personnages dans notre cas). L'enchaînement se développe alors en interaction, lorsque le Résultat de l'action de A se convertit en Perturbation pour B, qui (ré)agira pour opérer une Transformation, etc.

1.4. Motifs

Les fonctions de chaque SNT sont actualisées par des unités figuratives, les motifs. Ce sont des solidarités Prédicat/Arguments, qui spécifient les fonctions, et qui à leur tour sont manifestées par une texture verbale. En articulant de cette façon fonction et motif, nous entendons dépasser l'ignorance réciproque des folkloristes et des narratologues d'origine proppienne (v. Genot 1981; LarivaiUe 1982, p. 73-97).

1.5. Exemples

Nous présentons ci-après les tableaux des nouv. XI et XXXV: texte découpé,
fontions/interactions, motifs (p. suiv.).

2. Analyse et Indexation

2.1. Objectifs

L'analyse dont nous avons donné une esquisse a été menée expérimentalement sur neuf des Conti di Antichi Cavalieri et publiée (Larivaille-Genot 1979). La première exploitation a été une indexation des motifs et des figures. L'interprétation historico-idéologique suit de près (v. ici même, 3.).

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Remarques. 1. est interprété en fonction de la suite; c'est une action habituelle. La première Perturbation (maladie) n'est pas enregistrée comme motif. Elle pourrait l'être si son contenu était corrélé avec d'autres motifs. "Soigner" a été interprété comme 'agir (pour que) ... ne meurt pas'; 'certitude' se lit 'X rend ... certain que ...'; "réputation" ("pregio") est entendu comme 'approbation' (reconnaissance de la qualité de ...). L'action comprend 2 lignes et 2 interactions, c'est-à-dire 3 séquences. Dans la 2e séq. l'action est en 2 temps. Son résultat est également en 2 temps (c'est l'avant-dernière du récit): 4a = achèvement de l'action; 4b = résultat de la réaction de l'antagoniste ('double détente'). 4 et 5 sont laissés à l'inférence du lecteur: la dernière action du Maître devient habituelle (comme en 1.); le Disciple est supposé exercer la médecine.

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Remarques. Nous n'avons traduit en motifs ni 1. (= XI-1), ni les deux premiers 2. En général, les motifs correspondent à 3-Transformation, car les Situations Initiales et les premières Perturbations manquent souvent au plan discursif. On n'enregistre que les motifs discursivement représentés (non ceux qui sont inférables). 'Outrage' est une interprétation; on pourrait le considérer comme 'non reconnaissance'. Observer la 'double détente' des 2 dernières actions. Nous signalons que les formules de motifs sont données ici semi-informellement: toutes ont une contrepartie formelle en termes de postulats de sens et de rôles. (V. Larivaille- Genot 1979, p. 63-80.)

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2.2. Classes de Motifs

En nous fondant sur la grammaire (Genot 1979), nous avons utilisé un certain
nombre de postulats (états de choses, configurations de participants, relations,
modalités) pour définir cinq classes de motifs (relation + participants):

l.Communicatifs: Emetteur, Récepteur, 'Enoncé (enchâssé)'

2. Modaux: Agent modalisateur, 'Patient', Etat de choses.

3. Descriptifs dynamiques: Agent (facultatif), Procès (suite ou changement
d'états de choses).

4. Descriptifs statiques: relations instantanées, ou durables.

s.Hypermotifs: relations entre motifs entiers

Voici un exemple de chaque catégorie (sauf la cinquième, à part).

1. Promesse: Agent de Pr., Témoin de Pr., Obligation.

2.Obligation: Obligateur, Obligataire, Action

3. Don: Donateur, Donataire, Objet.

4. Possession: Possesseur, Objet.

Les motifs qui ont servi (et suffi) à indexer les Conti di Antichi Cavalieri sont
les suivants:

I.lnformation (modalité épistémique); Recommandation, Ordre, Promesse (m. Déontique); Conseil, Déconseil, Louange, Reproche (m. axiologique); Interrogation (m. axiologique + épistémique); Requête, Proposition d'Echange (m. axiologique + relation 'avoir').

2.Certitude (m. épistémique); Obligation, Prohibition (m. déontique); Dette, Besoin (m. déontique + relat. 'avoir'); Approbation, Réprobation (m. axiologique); Curiosité (m. axiologique + épistémique); Convoitise, Désir d'Echange (m. axiologique + relat. 'avoir').

3.Don, Conquête, Privation, Echange, Assujettissement, Libération, Conversion,
Déplacement (spatial).

4. Possession, Manque, Domination, Situation (spatiale).

s.Simultanéité, Incompatibilité, Echange, Alternative simple (P ou non-P);
Alternative non implicative (P ou P'), Emphatisation absolue ('très'), Gradation,
Préférence.

L'exemple de Promesse a montré que (a) on peut dériver les motifs de chaque classe de ceux de la classe suivante (sauf 5.); (b) dans chaque classe, les motifs généraux se diversifient en fonction de contraintes comme la coréférence ou certains contenus; par exemple pour Promesse, on a en général Agent de Pr. = Obligataire = Donateur (pour pr. de don, plus généralement Agent); et on a souvent Témoin de Pr. = Donataire (même remarque).

La classification d'après les compositions de postulats de sens permet de
mettre au jour des structures internes, paradigmatiques (homologation de

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Reproche/Réprobation par exemple) et syntagmatiques (suites normées de
motifs, comme Requête + Don). Pour le détail, v. Larivaille-Genot 1979 et
Genotl9Bl.

2.3. Rôles

Un motif est défini par un prédicat que l'on peut concevoir comme un 'verbe'. Par sa constitution (composition de postulats de sens), ce prédicat codéfinit un cardinal d'arguments. Ainsi 'Transférer' comporte 4 arguments: agent, point de départ, point d'arrivée, objet. Cette notion se spécifie ensuite, par coréférence ou contraintes sémantiques; par exemple 'Donner' est un transfert où agent = point de départ, et où agent-point de départ et point d'arrivée ont le trait +animé. En résumé, un rôle est un argument donné d'un prédicat donné, défini (a) par le contenu du prédicat, (b) par son poste dans la suite des arguments. 'Tueur' est l'arg. n° 1 (agent) de 'tuer' (= approximativement 'causer advenir non vivant'). (V. Genot 1979, p. 25-30.)

2.4. Constantes figuratives

Un motif est une sorte d'équation algébrique, avec des variables/rôles, couvertes' des 'constantes' figuratives, en principe des noms 'propres' (Saladin, Frédéric). Souvent, toutefois, ce sont des noms de rôles figés qui servent de constantes, comme "chevalier", "roi", "femme". Ce sont des noms synthétiques de rôles induits d'un ensemble flou de motifs convenus et traditionnels: si 'X est agent de conduire en guerre', 'X est agent de rendre justice', 'X est agent de donner', etc. alors 'X' -»• "roi". Ce procédé de désignation assure la cohérence et la consistance du récit, notamment en le rapportant à une masse narrative diffuse qui contrôle le récit actuel. Il permet aussi une économie narrative. L'ensemble des désignations/qualifications (comme résultats stockés de calculs narratifs) et des rôles effectifs dans un univers de récits (un corpus) forme un système de corrélations qui constitue la base d'une spectrographie culturelle.

3. Synthèse et Interprétation

3.0. Analyse formelle et Interprétation culturelle

L'analyse proprement narrative (a) conduit à des indexations utiles: classes de motifs et spécialisations de figures dans les rôles de ces motifs; classes de récits fondées sur le nombre de lignes d'actions et le nombre d'interactions; (b) elle constitue un principe de commensuration et de confrontation entre des récits qui peuvent présenter des manifestations superficielles (un discours)

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très diversifiées. Cette schématisation est suivie par une structuration qui encadre
l'interprétation (v. Genot 1979, p. 76-85).

3.1. Construction d'un Schéma global

La réduction du schéma détaillé (enchaînement d'interactions) à un schéma 'global' est l'opération décisive de synthèse/interprétation, qui correspond à une relation ordinaire de l'utilisateur au récit. Elle suppose un 'centrage' ou choix d'un 'point de vue' (v. 3.5.), et finalise les fonctions locales et les motifs singuliers en vue de l'interprétation de l'idéologie du récit.

Le schéma global a la même forme que la SNT:

(a) La Transformation est calculée à partir de l'ensemble des actions, par
une réduction de la complexité de celui-ci:

— Des actions de même structure constituent un paradigme d'équivalence
(n-plication); ex. 11, le Prêtre Jean soumet Frédéric à 2 épreuves; 111, un sage
découvre 3 imperfections, dans un cheval, une gemme, un roi.

— Une suite d'actions forme un syntagme figuratif,une action complexe décomposée
en n temps; ex. IX, le disciple émet un diagnostic,puis empoisonne le malade;
XXXV, le disciple se nourrit d'aubergines, puis affirme sa non folie, puis montre...

— Une suite d'interactions constitue un syntagme figuratif complexe, comportant la mise en second plan de certains interacteurs; ex. VIII, le fils du roi interroge (des voyageurs), reçoit des réponses (...), récompense (...), est interrogé (par le roi), donne réponse (...).

(b) La Perturbation est l'événement qui déclenche cette (suite d')action(s),
notamment la première action de l'antagoniste.

(c) Le Résultat est généralement la dernière action, qui constitue une sanction,
et est généralement contrôlée par un autre acteur que le 'héros'; ex. VIII,
le roi reconnaît la sagesse de son fils,

(d) Souvent, on doit 'condenser' un ensemble de relations pour reconstituer
la Situation Initiale et la Situation Finale nécessaires et suffisantes pour définir
la Transformation globale.

Quelquefois, on doit construire un schéma global en deux temps, avec une action centrale à double détente, correspondant à une égalité entre deux acteurs. Il arrive aussi que dans une seule 'nouvelle' figurent deux récits successifs, réunis parce qu'ils sont passibles d'un même schéma global; ex. XIII, rois et instruments de musique. Dans d'autres cas (XX, XXV, LXXI, etc.) on a plusieurs schémas globaux différents successifs: ce sont des nouvelles 'à épisodes'. Ces cas montrent comment adapter ce type de schématisation à des discours narratifs longs (romans, comme Pinocchio, v. Genot 1970, où la procédure est analogue). V. ci-contre schémas globaux et axiologiques des nouv. XI et XXXV.

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3.2. Schéma axiologique

Le schéma axiologique est une traduction du schéma global en termes de valeurs
et de normes (relations entre valeurs, ou entre valeur et individu, groupe, société,
humanité). La procédure de synthèse est un passage progressif:


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Aux 'personnages' sont alors substituées des abstractions, au Roi le Pouvoir ou la Courtoisie, au Philosophe le Savoir, au Chevalier la Loyauté ou la Libéralité. On reprend ainsi en compte, à travers l'acteur et son rôle, une sphère d'action, et dans celle-ci un programme de référence qui le définit/qualifie et sert à mesurer son action effective (racontée).

Ainsi, dans la nouv. XI (v. tableau) le problème est-il le rapport entre Savoir réel et Savoir reconnu (institutionnel), à quoi se combine la question de la hiérarchie annexe, qui sort dégradée de la suite des actions. La nouv. XXXV traite du rapport entre Théorie et Expérience dans le Savoir, et, en annexe, du même problème que dans la nouv. XI (savoir pertinent, savoir apparent). Les histoires à plusieurs schémas globaux correspondent à des suites de récits modaux' différents (Dolezel 1976); parfois on a deux schémas axiologiques pour un même récit; ex. la nouv. XVIII est une histoire d'obligation de charité (Charlemagne et le baron), et d'obligation de loyauté envers le suzerain (le baron). La relation entre schémas globaux et schémas axiologiques donne des indications sur la stratégie narrative et discursive du narrateur, et la fonction dévolue par lui à l'acte de raconter.

3.3. Avatars de la Norme

Les valeurs en jeu dans le Nov. sont essentiellement des modalités de l'action, le Savoir (Sagesse, ou Science), le Pouvoir, et la multiplicité des spécifications de l'Avoir (Posséder, Donner, Devoir, etc.). Les normes concernent (a) les rapports entre ces valeurs et des classes ou programmes de comportement, (b) les rapports entre ces valeurs elles-mêmes ou des figures humaines les représentant: hiérarchie, équivalence/substituabilité, relativité; indissociabilité, compatibilité, incompatibilité. Cette problématique est figurée par des récits qui en détaillent la casuistique. Le schéma axiologique abstrait est le suivant:

1. Affirmation d'une norme (souvent implicitée).

2. Mise en question de la norme.

3. Epreuve: conflit norme vs contre-norme.

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4. Issue: affirmation de norme ou contre-norme dans l'action.

5. Confirmation ou infirmation de la norme.

La tactique d'argumentation sous-jacente est la suivante:

A.- Proposition (1.); B.- Démonstration (2.3.4.); Conclusion (5.) conforme
ou non à la proposition.

Les conclusions des nouvelles citées jusqu'ici sont:

II: Sagesse est, ou 'mezura' (sens de la mesure, "discrétion"), ou savoir
actif, incompatibles.

III: (a) Savoir peut améliorer Nature; (b) Noblesse est nécessaire à la légitimité
du Pouvoir (deux schémas axiologiques).

IV: Noblesse est nécessaire à Pouvoir (Chevalerie et Seigneurie).

VIII: Sagesse est aptitude à s'instruire par l'exemple.

X: Propriété est légitimée par Contrat honnêtement interprété.

XI: hiérarchie de Savoir (peut) repose(r) sur Savoir reconnu et non sur
Savoir réel (+ Savoir non reconnu se dégrade!).

XVIII: (a) qui possède doit pratiquer la charité; (b) le vassal doit pratiquer
la loyauté envers son suzerain.

XXXV: Science est accord entre Théorie et Expérience (si l'une est fausse,
pseudo-science; théorie fausse + pseudo-expérience = apparence de savoir).

L'identification des valeurs, des normes, des démonstrations sous-tendant
la figuration narrative, est à la fois le développement direct de l'analyse narrative,
et la condition de son interprétation idéologique et historique.

3.4. La Problématique et la Casuistique

La problématique que nous venons de décrire se mue en casuistique lorsqu'elle est figurée (ou incarnée, comme le Verbe) dans des histoires dont les personnages' (a) des représentants des valeurs ou des normes; (b) des représentants de groupes sociaux définis, typés et typiques d'un état de société, ou mieux, de l'image qu'une société se fait d'elle-même. L'enjeu idéologique du Nov. apparaît lorsqu'on observe que les valeurs et les normes sont mises en acte par des personnages répartis selon un modèle déjà lointain et déformé, celui de la société tripartie conforme à l'imaginaire féodal, mis en crise par, non l'apparition, mais la perception de nouvelles catégories (Duby 1978; Le Goff 1977, p. 80-107). Dans le Nov. apparaissent les catégories suivantes:

- rois, seigneurs, chevaliers (les 'bellatores');

— clercs (prêtres, moines, évêques, saints), philosophes et 'sages' (héritiers
des 'oratores');

— paysans, marchands;

— jongleurs et 'hommes de cour';

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-'savants', part, médecins, astrologues, pas toujours bien distincts des
clercs et sages.

Ces catégories fonctionnelles/figuratives (noms de rôles traités comme noms
de figures, v. 2.4.) sont des 'constantes' qui permettent de poser des 'problèmes'
comme:

(a) comment récompenser un jongleur? (par de l'argent, non par une ville
à gouverner, réservée aux chevaliers, nouv. IV);

(b) comment récompenser un sage? (en le chargeant de légiférer, non par
des dons en nature, bons pour les jongleurs, nouv. XXIV).

Le Nov. met en scène une société encore perçue à travers le filtre de la théorie des 'trois ordres', mais désigne les points critiques où celle-ci ne rend plus compte de la réalité sociale: si les deux premières catégories sont reconnaissables, la troisième ('laboratores') éclate et se diversifie; vouée à 'nourrir' le corps social, elle acquiert sous nos yeux initiative et autonomie; surtout, les bourgeois urbains jouent un rôle que ne leur reconnaissait pas, pour cause, le modèle archaïque. D'autre part, le pouvoir, même 'féodal', devient négociable et en quelque sorte contractuel (nouv. XX, XXIV); les 'sages' ne forment plus un ordre fermé de la société, la sagesse se diversifie et circule: elle n'est pas seulement l'émanation de la Sagesse divine médiée par la fonction sacerdotale. L'économique est objet d'une perception plus nette, qui lui assigne un champ plus large; il ne s'agit plus seulement de la métaphore de la 'nutrition' du corps social, mais d'un modèle: la fonction féodale est clairement mise en scène comme une médiation par laquelle des biens matériels, contrôlés et dévolus par le suzerain, se convertissent en biens spirituels, instaurant la relation sociale comme contrat, emblèmes plus qu'objets d'échange. Enfin, même lorsque, conformément à la tradition, ils affirment la primauté du spirituel sur le matèrie!, le savoir, la parole, se monnayent,

la parole

ayent,

donnant lieu à des 'états' que l'on retrouve parmi les métiers 'illicites' ou
problématiques dont parle Le Goff (1977, p. 9293): jongleurs, alchimistes,
médecins, marchands.

Les histoires du Nov., analysées comme structures d'interaction, suites et ensembles de motifs des diverses catégories, classes de figures associées à des structures globales et à des schémas axiologiques, montrent la redistribution et la réinterprétation des rôles sociaux, que les romans bretons ou les Conti di Antichi Cavalieri, par exemple, présentaient sous une forme encore archaïque, plus conforme à la mytho-historiographie indo-européenne et aux théorisations monarchistes plus récentes. Ces histoires témoignent du début de la prise de conscience de l'ascension de la classe bourgeoise, fondée sur l'initiative économique et la maîtrise de la dialectique de l'action et de la parole.

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3.5. Le 'Héros'

L'analyse en interaction, dans le choix de certaines fonctions narratives (par exemple Perturbation, v. 1.3.), la synthèse du récit en un schéma global, sont indissociables de choix que nous appellerions 'centrages': sélection, comme référence, d'un participant et de sa ligne d'action. La désignation du 'héros' du récit est une opération et non une 'constatation'; elle est fonction de l'interprétation finale du récit, et la conditionne, en un va-et-vient inductiondéduction. Les principaux critères sont les suivants:

(a) Coefficient de présence: nombre d'actions sur l'ensemble du récit; ex.
le Jeune Roi dans la nouv. XX.

(b) Responsabilité (initiative ou contrôle) de l'action résolutive; ex. l'Esclavon
de Ban dans la nouv. X.

(c) Responsabilité de la démonstration axio-idéologique; ex. le Disciple
de la nouv. XI; le Maître de la nouv. XXXV.

Cette liste est évidemment ouverte. Les critères peuvent coïncider, concourir à désigner une même figure, ou se contredire; dans ce dernier cas, il faut chercher, pour trancher, un principe de hiérarchie, qui n'est vraisemblablement pas narrato-logique (si l'on ose dire), mais doit varier selon les univers narratifs, et notamment leur rôle et leur portée idéologique dans une situation sociohistorique définie. Un principe de hiérarchie est alors affaire de dominance: on comprend qu'il puisse laisser place à des ambiguïtés persistantes; ainsi la nouv. II laisse-t-elle indécis sur le parti à prendre et le contenu de l'exemple: le 'héros' (le plus sage) est-il Frédéric et sa 'mezura', ou le Prêtre Jean et son activisme? Oui, dirait Snoopy.

En fait, le principe de hiérarchisation n'est pas à chercher dans le récit singulier, isolé, mais dans la fonction, ou du moins la place de celui-ci dans l'ensemble dont il fait partie. Pour cette raison, nous travaillons à identifier la nature et le mécanisme de la disposition des nouvelles dans le recueil, qui est la marque, ou en tout cas la trace, de la stratégie du compilateur/narrateur. Ainsi, on observe qu'une 'même' figure, Saladin ou Frédéric, ou des figures appartenant à la même catégorie socio-idéologique imaginaire, peuvent jouer des rôles différents, représenter des valeurs et des normes différentes, dans plusieurs histoires; comme il s'agit d'un recueil on ne peut, dans l'interprétation d'une histoire, 'oublier' les autres. Par exemple le problème du savoir reconnu (XI) se superpose, en raison de la commune présence des figures 'Maître médecin'et 'Disciple', à celui du rapport entre savoir théorique et expérimental (XXXV). On a ainsi des 'héros à géométrie variable', jouant, selon l'ampleur du contexte (nouvelle, bloc de nouvelles, recueil, ensemble de recueils, totalité d'une culture) des rôles d'importance variable, en rapport avec différentes

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normes, cohérents ou contradictoires; un bel exemple: dans Conti.., XIV, Saladin fait don d'un cheval à Richard Cœur de Lion, car il ne sied pas qu'un chevalier combatte à pied; Nov. LXXVI interprète ce don comme une ruse destinée à capturer le roi, et déjouée par une contre-ruse (v. Larivaille-Genot 1979, p. 13-16): d'évidence, la gran bontà dei cavalieri antichi inspire moins notre compilateur que les belles histoires d'astuce. C'est en somme une vision ouverte et dynamique de la société, où chacun a une action diversifiée, et non un rôle figé dans un ordre rigide et immuable.

4. Rhétorique et tradition

4.1. Le 'style narratif

II fait peu de doute que le récit soit un discours de persuasion et relève de la rhétorique. Vinventio y consiste en (a) la sélection des constantes figuratives, (b) la prédétermination des schèmes de relations, statiques (hiérarchies) ou dynamiques (actions); ces figures et ces schèmes sont fournis par une mémoire spécifique. La dispositio consiste en la sélection et le placement des unités (motifs, séquences, interactions, récits) qui seront représentés par le discours narratif. Tout cela impose que l'on s'interroge sur la position du narrateur, à l'égard de sa matière, de l'acte de raconter, du narrataire que cet acte construit en interaction.

Les aspects fondamentaux de la stratégie du récit sont alors:

-La disposition des récits, sa nature, sa portée.

-Le discours narratif qui actualise linguistiquement le récit; c'est ainsi que les 'effacements' (point de vue du récit) ou 'sous-entendus' (point de vue du discours), par exemple des états initiaux et de beaucoup d'états finaux, serviront à décrire la mécanique et le contenu des inférences laissées au 'lecteur' — non l'individu concret préexistant au récit, mais le 'récepteur' que le récit et son discours constituent actuellement.

-La pragmatique du récit: les attitudes sémantiques et psychologiques
mises en œuvre; on se posera notamment la question: quel acte de langage
un récit est-il?

4.2. Tradition et idéologie

Notre réflexion prend donc place dans un cadre plus large: celui de l'étude du récit comme véhicule de l'idéologie, message privilégié de la communicationspéciale que constitue la tradition, et, en fin de compte, modèle psychologique et système de références pratiques. La transmission des récits, leur adaptation aux changements culturels, la réinterprétation des histoires

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fondatrices et des anecdotes quotidiennes, par une société, aux différents
moments de son Histoire, sont la perspective sur laquelle ouvre directement
notre approche.

Gérard Genot et Paul Larivaïlle

Nanterre

Résumé

L'analyse du Novellino (Toscane, XIIIe siècle) est menée en application/test de la théorie selon laquelle les catégories grammaticales et narratologiques sont de même nature. Les cent récits courts sont analysés en séquences (modèle de P. Larivaille) et motifs (modèle de G. Genot). L'établissement pour chaque récit d'un schéma narratif global et de sa contrepartie, le schéma axiologique, donne le cadre formel d'une homologation des fonctions, figurations, valeurs et normes; cette opération est directement développée en étude socioculturelle, et sert de base à l'histoire de la tradition narrative, entendue comme communication spécifique de l'idéologie.

Références

// Novellino, in Marti, M.-Segre, C. (eds) 1959, La Prosa del Duecento, Milano, Ricciardi.

- 1981, "From meaning postulâtes to narrative motifs". The Italianist. 1.

— 1984, Grammaire et récit, Pubi. Centre de Recherches de Langue et Littérature Italiennes
(CRRLLI).

Larivaille, P. 1974, Perspectives et limites d'une analyse morphologique du conte, Nanterre,
Pubi. Centre de Recherches de Langue et Littérature Italiennes (CRLLI), 2.

- \9%2,Le réalisme du merveilleux. Structure et histoire du conte, id., 28.