Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Claudie et Jacques Broyelle: Les illusions retrouvées. Sartre a toujours raison contre Camus. Paris, Grasset (Coll. "Figures"). 1982. 333 p.

Jørn Schøsler

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A la suite des révélations de Solsjenitsyne, la "nouvelle philosophie" en France n'a cessé de dénoncer le Goulag en URSS. Une bonne part de l'intelligentsia parisienne a quitté l'ancienne "assiette" gauchiste pour se lancer en guerre contre le totalitarisme... Avec la "crise du marxisme" et la "mort des idéologies", l'auteur de L'Homme révolté a connu un regain d'intérêt remarquable orchestré surtout par la publication de la monumentale biographie de Herbert Lottman en 1978 (H. Lottman: Albert Camus. Traduit de l'américain par Marianne Véron. Paris, Seuil, 1978).

Dans le présent ouvrage, Claudie et Jacques Broyelle, couple ex-maoiste connu pour sa dénonciation du totalitarisme chinois (notamment dans Le Bonheur des pierres, Paris, Seuil, 1978 et dans Apocalypse Mao, Paris, Grasset, 1980) intente le procès du socialisme français d'après-Guerre, accédant au pouvoir avec l'élection de François Mitterrand le 10 mai 1981. La thèse - simpliste - des auteurs, c'est que la gauche "progressiste" - Sartre en tête, aidé par Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, l'équipe des Temps Modernes et YEsprit d'Emmanuel Mounier - a rendu possible la prise du pouvoir par le PS, à cause de sa complaisance envers I'URSS et de sa collaboration avec le PCF durant les 30 dernières années. Pour les auteurs, la victoire du PS donne raison aux "illusions" de Sartre contre la lucidité d'un Albert Camus qui, très tôt, sut dénoncer les rêves totalitaires de ses amis parisiens.

Selon nos auteurs ("Prologue" et "Voyage en litanie socialiste" p. 11-50), les dés sont jetés dès la Libération où une nouvelle "collaboration" avec le fascisme se substitue à l'ancienne: à savoir la "collaboration" des élites intellectuelles (Sartre, Simone de Beauvoir,Merleau-Ponty, Mounier, etc.) avec le PCF et donc avec le totalitarisme soviétique.

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Mais l'ascension de "La Sainte Chapelle au Panthéon" n'a pu se faire que par l'excommunicationde quelques hommes courageux et lucides (Camus, Aron, Koestler,D. Rousset, Sperber) qui, dès les années 40, dénoncèrent les "mythes totalitaires", arrivés aujourd'hui"jusqu'au sommet de l'Etat" (p. 12). Ainsi la gauche "démocratique, lucide et courageuse" est morte et "La réflexion s'est réduite au réflexe" (p. 27). Déjà ce "Prologue"donne le ton simplificateur qui traverse tout le livre des Broyelle: sous l'étiquette "totalitaire", les auteurs s'attaquent indifféremment à I'URSS, au PCF, à la gauche intellectuelleet "progessiste" et au PS, le tout assimilé pêle-mêle au nazisme... En plus, postulant que la gauche a mis des "litanies" à la place de la réflexion, ils se dispensent de toute argumentation en profondeur avec leurs adversaires sur les valeurs de la gauche actuelle.

Le Ch. I.: "D'une collaboration l'autre" (p. 51-121) pose un problème important: comment expliquer que des intellectuels, qui, à la fin de la guerre, se promettaient de de ne jamais laisser réapparaître le fascisme sans le dénoncer, s'abandonnèrent si vite à la collaboration avec le fascisme rouge? Effectivement, comme le démontrent très bien les auteurs, documents et citations à l'appui, les intellectuels gauchistes français (Sartre, Merleau-Ponty, Simone de B. et Mounier) savaient dès 1946 à peu près tout sur les camps en URSS, mais préféraient "ignorer" contre toute évidence! Pour expliquer cet étrange phénomène, les auteurs proposent les raisons suivantes qui semblent toutes valables: 1) "l'effet Stalingrad" (la victoire de l'Armée rouge prouvait la supériorité morale de I'URSS!) (p. 85); 2) la conception de la violence comme moyen nécessaire dans la lutte des classes (la fin justifie les moyens) (p. 90-95); 3) dénoncer les camps équivaudrait à faire "le jeu du capitalisme" (p. 118). Face à cette attitude mensongère, les Broyelle allèguent avec raison l'intégrité de Camus qui, montrent-ils, rompit avec le clan de Sartre dès 1946 sur la question des camps (p. 95-108), dénonçant toute justification de la violence et du meurtre par le sens de l'Histoire.

Le Ch. IL: "Du désordre des mots au règne des mots d'ordre" (p. 128-186) explique la lucidité de Camus par sa capacité d'imaginer l'opprimé, le torturé, le condamné à mort, etc. comme un individu concret et non pas comme faisant partie d'une classe ou d'une idéologie (le "prolétaire", le "contre-révolutionnaire", etc.). Ce rejet instinctif des abstractions provoqua chez Camus des hésitations devant l'Epuration et l'opposa aux "progressistes" qui, seion ies auteurs, se payent de mots lourds de conséquences ("Révolution", "Terreur", "Violence", etc.), par manque d'imagination et sans aucun risque pour eux-mêmes. Les auteurs dénoncent ensuite chez les gauchistes "le désordre des mots" qui prépare l'avènement du totalitarisme: "Understatement systématique, euphémisme, contorsions de syntaxe, jargon philosophico-politique, le f10u..." (p. 144), minimisation. Cette critique surprend un peu de la part d'auteurs qui eux ne se privent pas de manipuler le langage pour couvrir leurs adversaires de ridicule!

Le Ch. III.: "Ultra Camus?" (p. 187-206) reprend la question délicate de la position de Camus par rapport à la Guerre d'Algérie. Il est bien connu que le silence de Camus ainsi que sa fameuse déclaration à Stockholm lors de sa réception du prix Nobel en 1957 ("J'aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice" (p. 189) souleva beaucoup d'indignation et le rangea du côté des ultras, mais les auteurs s'attachent à prouver que non seulement Camus - conséquent avec lui-même - dénonça la violence et la torture des deux côtés, mais aussi qu'il prit le parti des exploités bien avant la gauche parisienne ("Misère de la Kabylie", véritable réquisitoire contre la colonisation, date de

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1939!). On comprend néanmoins que la solution proposée par Camus (et louée par les
Broyelle) d'une coexistence des deux communautés ne fut pas dans le goût des Arabes
révoltés!

Dans le Ch. IV.: "La tentation de Jean-Paul Sartre" (p. 209-236), les Broyelle cherchent à démontrer la prise de position politique de Sartre comme une conséquence logique de la philosophie de L'Etre et le Néant. Ils mettent très bien en lumière l'irresponsabilité de la liberté sartrienne qui n'accepte pas de valeurs universelles fixes et qui n'attache aucune importance aux conséquences des actes librement choisis (p. 216-219). De "l'immoralisme angoissé" de Sartre à "l'amoralisme complet" du déterminisme marxiste, le passage est naturel, du moins compréhensible. Mais lorsque les auteurs se hasardent à définir 'Tessence de la pensée sartrienne" par "cette nostalgie de la totalité" (p. 223) qu'ils croient trouver dans L'Etre et le Néant parce que l'homme, selon Sartre, cherche l'impossible unité de Ven-soi et du pour-soi, ils abusent du mot "totalitaire". Dans ce sens, toute aspiration métaphysique à l'unité (l'essence, la réalité, la substance, Dieu...) serait "totalitaire". L'homme n'est pas non plus "totalitaire" du fait de son isolement total des autres hommes (l'incommunicabilité sartrienne). Enfin, vouloir minimiser l'engagement socialiste de Sartre en l'expliquant uniquement comme une fuite devant l'angoisse de la mort me semble malhonnête dans un débat sur la valeur de l'engagement socialiste!

Le dernier chapitre, Ch. V.: "Grandeur et Misère de la Morale" (p. 237-309), nous mène au cœur de la problématique du livre par sa discussion du statut de la morale par rapport à la politique. Ici la haine et le fanatisme des auteurs contre tout ce qui met en question les valeurs de l'Occident capitaliste se déchaînent. La morale de Camus, naguère exaltée contre "l'efficacité" sartrienne, est abandonnée au profit d'une apologie d'un Etat fortifié dans ses institutions (armée, police, etc.). La morale pure de Camus, qui se refusait à défendre les crimes de l'Occident capitaliste, est appelée "la pire immoralité" (p. 263) çt les valeurs du capitalisme (argent, profit, propriété, concurrence, différences sociales) sont exaltées sans mesure. Toutes sortes de contestataires à l'intérieur de la société "libérale" (!) - pacifistes (p. 264), régionalistes (p. 294), tiers-mondistes (p. 257), anarchistes, gauchistes, etc. - sont stigmatisés comme collaborateurs du soviétisme totalitaire... Même si l'on peut être d'accord avec les auteurs lorsqu'ils nous proposent l'idée simpliste de "préférer le moindre mal" (p. 278), l'on est rebuté par l'outrecuidance d'une affirmation comme: "La société occidentale est un miracle de l'histoire" (p. 283) et par le mépris témoigné à l'égard de ceux qui se mêlent de critiquer cette société, appelés par exemple les "vertueux dénonciateurs du mal universel" (p. 277) ou "les assoiffés d'ldéal", "les intoxiqués du spirituel" (p. 290). Il est tout de même malhonnête de se réclamer d'une société tolérante tout en condamnant et ridiculisant ceux qui ne considèrent pas la menace écologique, le chômage, le progrès technologique, la misère du tiers-monde, le racisme, les sociétés de consommation et les dictatures capitalistes d'Amérique latine comme "un miracle de l'histoire"! En plus, les idées des auteurs sur la morale sont fort brouillées: d'un côté ils se réclament de Hobbes (qu'ils citent à plusieurs reprises) pour affirmer qu'il n'y a "Pas de morale sans Etat" (p. 267-269) et de l'autre ils allèguent avec Camus l'existence d'une morale universelle: "Une parcelle d'universel...", "Cette insaisissable valeur..." (p. 271), "Cette immatérielle substance que le Parti n'a pas inventée..." (ib.). Il faut choisir: ou bien la morale est celle de Hobbes, donc la loi du plus fort remplacé par les lois de l'Etat, et rien d'autre, ou bien elle est celle de Camus, qui, universelle et apolitique, "permet à chacun si seul, démuni et accablé soit-il, de relever la tête et de dire n0n..." (p. 271).

(p. 271).

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Malgré la pertinence du sujet et l'actualité incontestable de la pensée de Camus, ce livre est fort décevant. Par leur intolérance agressive et par leur emploi des méthodes "totalitaires" qu'ils reprochent aux gauchistes, les auteurs défendent mal une bonne cause (la dénonciation du totalitarisme) et trahissent la "révolte" de Camus qui visait toute oppression de l'homme à droite et à gauche. Ridiculisant le moralisme de Camus, ils s'alignent paradoxalement du côté de Sartre qui, lors de la controverse autour de L'Homme révolté, tenta de couvrir Camus de ridicule en l'appelant un "boy-scout" et une "belle âme".

Odense