Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Pavis, Patrice: Voix et images de la scène. Essais de sémiologie théâtrale. Presses Universitaires de Lille, Lille 1982. 228 p.

Steen Jansen

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Le sous-titre de ce volume peut sembler anodin, mais il exprime une intention bien claire, que l'auteur explique dans l'Avant-propos: après avoir déclaré (avec raison) que "le récent développement des études théâtrales a rendu un traité global de sémiologie théâtrale sinon caduc, du moins fort problématique" (p. 9), il poursuit ainsi:

A un traité systématique (et il entend par là les Problèmes de Sémiologie théâtrale, qu'il a publiés en 1976), [ce livre] a préféré le mode de l'excursion permanente dans le paysage déjà très dense des études théâtrales et de l'incursion occasionnelle dans quelques territoires du texte et de la représentation. Cette mutation de l'espace théorique en un espace plus pragmatique, mais aussi plus libre et ludique, correspond mieux à cette série plus dispersée d'articles qui sont autant de coups d'essais de théorisation et de description concrète, (p. 9)

Cette description-présentation correspond bien à ce qu'est effectivement ce livre: c'est un recueil d'articles publiés au cours des années 1978-1981 (dans différentes revues et en différentes langues) auxquels s'ajoute un premier chapitre: Sur quelques Problèmes en suspens, sorte de mise au point et d'introduction aux études qui suivent. Ces études témoignent des nombreuses lectures de l'auteur, d'un souci constant de lier étroitement les raisonnements d'ordre théorique et général aux observations d'expériences et de phénomènes concrets. L'auteur s'assure par là que ce sont bien des problèmes pertinents qu'il discute, et l'on accepte alors aussi les quelques formules théoriques parfois imprécises, parfois un peu ambiguës: ce sont souvent des invitations à continuer le travail de théorisation sans perdre de vue la variété des problèmes concrets. Enfin, ce recueil n'a pas tellement, quoi qu'en dise l'auteur, un caractère de "série dispersée d'articles"; ce qu'on remarque d'abord, c'est plutôt la bonne structuration du livre et, par exemple, le très petit nombre de redites d'un chapitre à l'autre.

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Les treize chapitres du livre sont répartis en cinq poupes, intitulés ainsi: 1) Bilan des recherches en sémiologie théâtrale, 2) Texte et discours, 3) Gestualité, 4) Réception du spectacle et 5) Etudes sémiologiques de spectacle; on passe d'une discussion sur les questions fondamentales et épistémologiques de la sémiologique théâtrale, à travers l'analyse de trois facteurs importants du spectacle théâtral: le discours, le geste et la réception, à l'analyse d'un élément précis, l'espace, tel qu'il se réalise dans une mise en scène particulière, celle de Jacques Lassale des Fausses Confidences de Marivaux (Théâtre Gérard Philipe, Paris 1979).

Le premier chapitre commence ainsi: "Un livre nouveau se présente toujours un peu comme un rectificatif du livre précédent et comme un dialogue interrompu avec ceux des autres" (p. 13), et prend alors la forme d'une discussion de quelques-unes des réactions suscitées par le précédent ouvrage de l'auteur (les Problèmes cités ci-dessus). Cette discussion lui sert à préciser ses idées, ses réflexions et ses recherches actuelles. Au centre de celles-ci, et donc de ces essais, on trouve deux notions: celle du réfèrent et celle de la réception.

C'était pour résoudre le problème "littéralement fondamental, du réfèrent" (p. 15) que l'auteur avait essayé d'allier le modèle peircien à trois termes au binarisme saussurien. Aujourd'hui il propose une autre conception (après avoir vite écarté celle qui fait de "l'objet scénique" (scène, décors, acteurs) le réfèrent du signe linguistique du texte dramatique, conception certainement insuffisante):

la scène est perçue selon deux modes disctincts qui interfèrent sans cesse:

1. La fiction: le personnage, la fable, l'illusion et donc un système sémiotique formé
des ensembles cohérents des signes.

2. Le mode réel: la conscience de voir un corps d'actrice, un plateau de théâtre, des
éclairages, un espace que nous partageons avec les comédiens, etc.

Cette opposition n'a rien à voir avec l'opposition signe/référent, mais avec le contraste entre 1. le monde fictif possible d'une illusion fabriquée par des systèmes de signes et 2. le monde réel où nous nous situons en tant que "citoyens spectateurs", corps désirant et percevant, (p. 16)

Pour préciser en quoi consiste ce contraste, Pavis cite W. Passow: "A côté de la structure
de signes qui transmet le personnage fictif, il reste toujoures un "reste matériel"" (p. 17),
et il ajoute :

ce "reste matériel", ce serait par exemple les jolies jambes de l'actrice qui m'érotisent;
ce sera aussi - sur un plan idéologique - ce que, dans la fiction, je reconnais de ma
propre situation idéologique, (p. 17)

Lorsque sont ainsi associés, ou mis en parallèles un "reste matériel" scénique et un "reste matériel" idéologique, on est tout de suite, il me semble, tenté de rappeler le modèle hjelmslevien; Pavis ne le fait pas ici, mais plus tard, dans une discussion sur les notions de forme et de contenu telles que les utilise Peter Szondi; il conclut alors:

S'il y a donc signe théâtral, c'est dans l'alliance d'une substance de l'expression (tous les matériaux scéniques utilisables) et d'un substance du contenu (une pensée à exprimer) à travers la fonction sémiotique unissant la forme de l'expression (la structure formelle des matériaux concrètement utilisés) et la forme du contenu (une dramaturgie propre à un texte ou une représentation), (p. 75)

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Dans le contexte théorique dont il est question dans la première partie du livre, j'aurais donné plus d'importance à cette idée, qui bien sûr ne résoud pas tous les problèmes d'une sémiologie théâtrale, loin de là, mais qui reste pourtant, à mon avis, la proposition la plus précise et la plus prometteuse pour une structuration a priori et nécessaire, du champ des recherches sémiologiques - dans le domaine du théâtre et ailleurs — et donc le point de départ, pour une discussion, un éclaircissement des conceptions et des définitions adéquates, en ce domaine (différent de celui de la langue), des notions et des problèmes théoriques fondamentaux.

Mais c'est ici un autre problème qui intéresse l'auteur; des remarques sur le "reste
matériel" il tire la conclusion suivante :

Ainsi il devient nécessaire pour comprendre la fiction qui nous est proposée de comparer le monde possible de l'univers dramatique avec le monde réel d'un public à un moment donné de la réception. De sorte que la discussion sur le signe débouche sur la question de la réception de la fiction ... (p. 17)

Pour Pavis, il s'agit donc de relier le problème du réfèrent à celui de la réception, les deux notions de base des essais de ce livre. Telle que la liaison se fait ici, on pourrait à première vue penser qu'il est question d'une conception proche de la conception traditionnelle où l'on aurait seulement remplacé le monde réel de l'auteur par celui du lecteur/spectateur comme fondement de la compréhension de la fiction dramatique - et littéraire en général. Même si cela implique des conséquences importantes, ce n'est pourtant pas tout à fait ainsi que l'entend Pavis, comme en témoignent le renvoi à Hjelmslev et une remarque comme celle-ci:

II ne suffit pas d'affirmer que le public fournit le sens pour la pièce ou le texte, il convient
d'expliquer l'interaction entre la structure du texte et de la représentation -
(...) - et l'attente/compétence du public, (p. 18)

En effet, c'est là le problème, et un problème difficile.

Les essais du livre portent, évidemment, avant tout sur les problèmes de la représentation théâtrale, ou scénique. Peu d'entre eux, pourtant, sont étroitement limités à ces problèmes (comme, par exemple, "Le discours du mime"); la plupart en traitent de sorte qu'ils ne peuvent manquer d'intéresser aussi les recherches étrangères à la sémiologie théâtrale. Ainsi le chapitre "Dire et faire au théâtre", qui est une analyse, très bien faite, des Stances du Cid. Le propos de Pavis est de montrer que le dire de Rodrigue est déjà un faire, c'est-à-dire que son discours, ou énonciation, n'est pas seulement l'expression (la représentation, le signe) de la décision qu'il prend, mais que c'est le discours même qui le conduit à changer d'attitude, qui, littéralement, lui fait choisir l'honneur aux dépens de l'amour. Les Stances, loin d'être un intermède lyrique dans le cours de l'action, en deviennent le moment culminant, où l'utilisation d'une technique de la mise en abyme fait que dans cette scène se reflète la pièce entière. C'est une analyse très convaincante et fort utile soit pour la compréhension du Cid (lu ou vu) soit pour une théorie du drame autant que du théâtre. Dans le chapitre qui précède l'analyse des Stances, l'idée que le dire soit au théâtre un faire se trouve justement esquissée au niveau théorique, sous forme de trois thèses dont la première dit:

Le discours théâtral ne se contente pas de représenter la scène; l'action, avant d'être
concrétisée et mimée sur scène, a lieu dans les pratiques signifiantes de la langue, la

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production rhétorique et, plus généralement, dans le faire discursif. Le texte engendre
l'action dans l'acte de son énonciation. (p. 38)

Peut-être est-ce là une formule un peu trop catégorique: pour juger de sa validité (estelle valable pour tout discours théâtral (ou dramatique)? et dans ce cas, ce discours se distingue-t-il par là d'autres discours?), il faudra donc la vérifier sur d'autres textes (les Stances de Polyeucte ou les Nuits de Musset, par exemple). Toutefois, cette formule met en lumière un aspect important, à savoir que dans l'œuvre dramatique (sous forme de texte à lire ou de représentation théâtrale), la distinction, souvent faite, entre le discours et l'action (ou l'acte, les gestes) n'est probablement pas pertinente, le discours étant souvent, en soi, un acte, et le geste ayant souvent la valeur d'un discours, et cela parce que (ou: dans la mesure où) le discours et/ou le geste explicitent ou fixent des rapports d'interaction entre les personnages; et ces rapports ont, dans la structuration de l'œuvre dramatique, une fonction différente, plus fondamentale que celle que le même type de rapports peut avoir dans le texte narratif par exemple.

Si Pavis montre ainsi que le dire est un faire, il ne semble pas admettre l'inverse, à savoir que dans l'œuvre dramatique, le faire est un dire, puisqu'il affirme, dans le chapitre "Problèmes d'une sémiologie du geste théâtral", que la gestualité a une spécificité qui la distingue bien du discours verbal. D'un certain point de vue, cela est vrai, évidemment; mais il n'est pas sûr que cela soit pertinent lorsqu'il s'agit d'analyser le théâtre ou le drame. En effet, un des intérêts de ce chapitre, me semble être justement que bon nombre des remarques et des réflexions qui y sont faites, sont valables non seulement pour une sémiologie, ou analyse, de la gestualité, mais aussi pour l'analyse de l'œuvre dramatique (et même peutêtre artistique) en général. Ainsi lorsque l'auteur commence par dire que "le geste, dès qu'il fait l'objet d'un discours descriptif, perd toute spécificité" (p. 91), on pourra en dire autant du discours verbal: pour en garder la spécificité, il faudrait (comme a dit Todorov) le réécrire mot pour mot ("et encore", dirait Borges); et cela ne serait pas une description. De même, lorsqu'il est dit, à propos du problème du découpage (ou segmentation) du "flux gestuel", que "signifier c'est pouvoir découper" et puis "mais à ce niveau de nos connaissances de la sémiologie du geste, il n'y a aucune unanimité sur le découpage adéquat" (p. 99), c'est là un problème qui se présente également, et autant, pour le discours verbal, et pour l'ensemble de la représentation (ou du texte) dramatique.

Selon Pavis, il y a, au contraire, une différence:

en effet, il n'y a pas pour la gestualité, comme pour le discours verbal, de "blancs" sémantiques (silences, absences de signifiants qui borderaient et limiteraient le message gestuel) (...) Il y a toujours en effet présence du corps, même immobile (...) Au contraire, le silence verbal "élimine" totalement la parole (...) (p. 99)

Mais c'est là, il me semble, confondre le discours verbal tel qu'il se présente comme objet de l'analyse linguistique et comme objet d'une sémiologie théâtrale; pourtant, malgré l'apparence, ces deux objets ne sont pas identiques: il y a, grosso modo, la même différence et le même rapport entre eux qu'entre les phonèmes de la linguistique et les sons "physiques"qui manifestent ceux-ci. Et de même qu'on n'a pu baser une distinction entre les phonèmes sur les différences de longueur d'onde des sons, on ne peut espérer trouver des distinctions valables dans le discours verbal théâtral à partir de distinctions établies dans, pour et par l'analyse linguistique de ce "même" discours. Pavis dit ailleurs que 'les résultats de la kinésique ne sauraient être appliqués mécaniquement [à la gestualité] au

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théâtre" (p. 102); la même chose vaut pour la linguistique et le discours verbal au théâtre. Pour les deux (gestualité et discours verbal), l'analyse doit se fonder sur la ou les fonctions qu'ils peuvent avoir dans la représentation théâtrale et/ou dans le texte dramatique (et là, un silence dans le discours verbal pourra être signifiant, et présent, autant qu'une parole prononcée ou un corps immobile).

Au fond, le problème principal d'une sémiologie théâtrale (ou dramatique) serait peutêtre de trouver et de formuler une conception claire, et sur laquelle régnerait une unanimité aussi large que possible, de cette ou ces fonctions. Une telle recherche pourra peut-être se faire à partir de la notion brechtienne du Gestus dont traite un excellent chapitre: "Mise au point sur le Gestus": le Gestus et la Fable constituent les deux piliers de la structure de l'œuvre théâtrale (et dramatique) (p. 84); pour en donner une première précision, Pavis présente, au début du chapitre, le schéma suivant:


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Ensuite il est dit que le gestus "se situe à mi-chemin entre la caractérisation du personnage et la détermination de ses actions possibles" (p. 86), que "l'assemblage des différents gestus par le comédien l'autorisera à reconstituer la fable" qui est "surtout la somme des gestus et des relations des personnages les uns envers les autres, l'assemblage des contradictions des différentes attitudes (...) les groupements et le mouvement des personnages" (p. 87).

Certes, le Gestus est avant tout lié à la gestualité concrète; mais, comme on le voit, il n'est pas que cela. C'est pourquoi il me semble possible, sans nuire à la richesse et à l'utilité des idées de Brecht, si bien explicitées et ordonnées par Pavis, d'affirmer que le Gestus comprend aussi le discours verbal - ou bien, si l'on veut, mais cela revient au même ici, de placer le discours verbal dans la même case que le Gestus dans le schéma cité ci-dessus. Ce schéma servira alors de point de départ à l'élaboration d'une conception adéquate et plus détaillée de l'œuvre théâtrale et dramatique où l'on devra expliquer pourquoi et comment la gestualité et le discours peuvent avoir la place (et la fonction) qu'ils ont (fait sans doute lié à l'importance de l'espace dans la représentation théâtrale et dans le texte dramatique - importance bien mise en lumière dans l'analyse de la mise en scène des Fausses Confidences au dernier chapitre du volume); ensuite il faudra sans doute préciser, développer, éventuellement modifier les relations que propose le schéma.

Comme il ressort de ce qui précède, les analyses et les discussions de Pavis confrontent continuellement réflexions théoriques d'une portée plus générale et observations de phénomènes concrets. Même s'il en résulte parfois certaines imprécisions ou ambiguïtés - en partie parce que les modèles aujourd'hui à notre disposition ne suffisent pas à rendre compte de la complexité des phénomènes significatifs, cela donne aussi aux chapitres de ce volume une évidente pertinence: les problèmes discutés sont de vrais problèmes, et cela fait du livre une source de discussions utiles dont un compte rendu comme celui-ci ne pourra donner qu'une idée.

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