Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Un cas de non-sujet: grand-chose, grand monde?

par et

Pierre Swiggers

Ludo Melis

1. Depuis plusieurs années, la grammaire generative s'efforce de décrire exhaustivement les contraintes gouvernant l'entrée d'un élément en position de sujet dans le contexte général Phrase = SN + SV + (...) et leurs conséquences pour l'ensemble de la théorie linguistiquel.

A cet égard, méta-langue et langue-objet divergent fondamentalement. Dans le premier cas, on ne peut en effet noter aucune contrainte, vu que tout élément linguistique peut occuper la position du sujet dans un énoncé de type classificatoir e2 :

(1) A est une lettre

(2) [a] est un son

(3) be- est un morphème du néerlandais, employé comme préfixe avec des verbes
et des noms déverbaux

(4) book est un mot anglais.

Considérant le français comme langue-objet, on relève l'existence de contraintes
qui dépendent du verbe. Celles-ci peuvent être d'ordre syntaxique

(5) II faut du pain

ou d'ordre sémantique supposant la présence d'un verbe ou d'une construction
à noyau verbal dont le sémantisme serait incompatible avec l'ensemble des traits
sémiques propres à l'élément nominal qui doit être pris comme sujet:

(6) *Le soleil réfléchit à ce problème

(7) *La voiture s'ingénie à trouver la solution.

Il existe en outre des contraintes d'ordre pragmatique, qui expliquent l'exclusion

(8) *j'insinue que...



1: Nous pensons en particulier à la condition du sujet spécifié {Specifled Subject Condition), et à la "Nominative Island Condition" (voir Chomsky 1981: 72, 153, et surtout 187-222).

2: Pour une étude du lien entre langue-objet et méta-langue dans un énoncé métalinguistique, voir Church (1950).

Side 66

(9) *nous insinuons que...

dans un énoncé non polémique et qui provoquent ainsi une rupture dans la
régularité du paradigme entier:

(10) tu insinues que...,
il/elle insinue que...,
vous insinuez que...,
ils/elles insinuent que...

L'ensemble de ces contraintes se caractérise par son aspect relatif, chaque verbe particulier imposant des contraintes spécifiques; d'après les grammaires, traditionnelles et modernes, il n'existe pas de contrainte absolue: n'importe quel élément à valeur nominale (substantif, nom propre, pronom, adjectif ou séquence d'éléments nominalisée) peut occuper la position du sujet dans la phrase française. Dans cette note, nous nous proposons d'examiner un contre-exemple apparent, constitué par les éléments du type grand-chose, grand monde3.

2. Grand-chose et grand monde se présentent comme des éléments au caractère
(pro-)nominal4 très net:

(11) Cela ne vaut plus grand-chose

(12) II n'y comprend pas grand-chose

(13) Ce n'est pas faire grand-chose de bon que de s'abstenir

(14) Je n'ai jamais grand-chose à dire

(15) II n'y avait pas grand monde à cette réunion

(16) On n'y a pas rencontré grand monde.

Les propriétés morpho-syntaxiques qui peuvent être dégagées des phrases (11) à (16) permettent un rapprochement avec des éléments de type pronominal comme quelque chose ou beaucoup ou avec des éléments équivalant à un complexe nominal, tels que beaucoup de.

En général, ce type d'élément peut facilement occuper la position du sujet:

(17) Beaucoup reste à faire

(18) Quelque chose me gêne

(19) Beaucoup de gens sont venus;



3: D'autres combinaisons sont signalées par Damourette et Pichón (1911-1940: tome VI 732-733 § 2766b).

4: Grand-chose est considéré comme un pronom indéfini par Grevisse (1969: 520 § 589), von Wartburg-Zumthor (1958: 367) et Grundt (1972: 90). Pour grand monde, voir Gaatone (1971: 199): "Grand monde forme une locution aussi bien que grand-chose bien que cela ne soit pas marqué par un trait d'union (ou une apostrophe). Ce pronom fait pendant à grand<hose comme personne à rien. On ne voit pas dès lors pourquoi les grammaires et les dictionnaires l'omettent presque à l'unanimité".

Side 67

or, dans les mêmes contextes grand-chose et grand monde sont exclus:

(20) *Grand-chose reste à faire

(21) *Grand-chose me gêne

(22) *Grand monde est venu.

3. Une première tentative d'explication consisterait à reconnaître ici une contrainte syntaxique, exercée non pas par le verbe, mais par la modalité de la prédication, à savoir la négation ne... pas (plus, jamais) précédant grand-chose et grand monde. L'association constante NEG + grand-chose/grand monde rendrait impossible le détachement du second membre et son déplacement en position de sujet.

Cette explication est insuffisante. En effet, comment rendre compte de la
possibilité d'avoir des phrases comme

(23) Rien ne va plus

(24) Rien n'a été décidé

(25) Personne n'est venu

dans lesquelles une même association entre la négation et rien/personne peut
être observée?

En outre, il convient de signaler que grand-chose et grand monde peuvent
être détachés du contexte négatif immédiat, comme le montrent les exemples
suivantss :

(26) Elle ne paraissait pas prendre grand-chose au sérieux

(27) Je ne pense pas que ça lui aurait fait grand-chose

(28) Ce n'est pas qu'il doive y avoir grand-chose à garder.

Un même phénomène s'observe dans les structures interrogatives "oratoires"
à forte valeur négative, mais dans lesquelles la négation n'apparaît pas au plan
formel:

(29a) Y ferez-vous grand-chose?

(29b) Pensez-vous que vous y ferez grand-chose?

(30) Cela signifie-t-il grand-chose pour la population, qui n'avait jamais entendu
parler des deux postes disputés?

(31) Y verrez-vous grand monde?

Si les conditions rhétoriques appropriées sont réalisées, on peut même observer
grand-chose et grand monde dans des énoncés de forme déclarative et positive:



5: Les exemples (26) à (28) et (30) sont empruntés au corpus examiné par Gaatone (1971 : 198-199); l'exemple (29b) est emprunté à Martinon (1927: 68). Pour grand monde, Gaatone (1971: 200) n'a trouvé qu'un seul exemple, dans un contexte de subordination, où la négation est dissociée de l'élément grand monde: "A Pékin, il ne semble pas qu'il y ait grand monde pour s'interposer entre les gardes rouges et l'appareil du parti".

Side 68

(32) Tu ne dois pas me croire, vas-y, inscris-toi: tu y apprendras grand-chose!

(33) Tu y verras grand monde, j'en suis sûr!

4. Pour rendre compte de l'impossibilité de (20) à (22), on ne peut donc pas établir de règle syntaxique qui préserve l'association automatique de l'élément grand-chose ou grand monde avec le second terme de la négation; celle-ci doit toutefois être au cœur de l'explication, car en l'absence d'une telle association, l'apparition de grand-chose ou de grand monde est exclue, quelle que soit la position grammaticale :

(34) *I1 n'a pas réparé habilement grand-chose

(35) *I1 n'adresse pas quelques paroles à grand monde

(36) II ne s'adresse pas à grand monde.

Une comparaison de grand-chose et de rien, de grand monde et de personne peut nous éclairer. Rien et personne sont, en langue, des éléments à valeur négative; au contraire, grand-chose et grand monde ont, en langue, une valeur positive — ce qui justifie le rapprochement avec beaucoup fait par Togeby (1982: 265). En discours, ces deux derniers éléments sont systématiquement associés à une négation, implicite ou explicite, pour marquer une valeur négative. Il est intéressant de remarquer à ce propos la divergence entre les emplois proprement substantivaux de rien et de grand-chose; alors que le premier ne requiert aucune négation, le second constitue avec la négation un "mot du discours" (Grundt 1972: 91):

(37) C'est allé un rien à côté

(38) II l'a pu acheter pour un rien

(39) C'est bien un pas grand-chose

(40) C'est un pas grand-chose avec un rien du tout.6

L'association du second terme de la négation et de grand chose ¡grand inonde nécessaire à l'obtention de l'effet de sens négatif par combinaison conditionne l'apparition de ces éléments; si elle peut se faire en position de sujet, l'élément pourra même y apparaître. Tel est le cas dans la structure, assez littéraire, où jamais figure en tête d'une phrase:

(41) Jamais grand-chose n'arrive (n'est arrivé) là-bas.

De même pourra-t-on interpréter comme sujet la suite pas grand-chose ¡pas
grand monde qui figure dans les réponses des dialogues suivants:

(42) Qu'est-ce qui pourrait arriver à Pierre?
- A Pieire, pas grand-chose, je présume.



6: L'exemple (40) est emprunté à Martinon (1927: 69). On n'a pas d'exemple de nominalisation pour grand monde.

Side 69

(43) Qui serait intéressé par ce poste?
— A mon avis, pas grand monde.

On note même, sporadiquement, pas grand-chose en position de sujet explicite7,
comme dans la phrase citée par Gaatone (1971: 198):

(44) II se peut que d'ici à 1972 pas grand-chose ne soit changé pour les habitants
d'Okinawa.

Ces phrases semblent surtout acceptables dans des contextes où un contraste
s'établit:

(45) Le nouveau directeur voulait tout changer, mais après deux ans pas grandchose
(n') a changé.

Enfin, dans les contextes où la négation formellement située auprès du verbe
recteur porte en réalité sur une subordonnée, grand-chose et grand monde
semblent acceptables en position de sujet:

(46) Je ne crois pas que grand-chose changera à la suite des mesures gouvernementales.

(47) Je ne crois pas que grand monde vienne à cette réunion.

5. Revenant à la question initiale nous devons constater que grand-chose et grand monde ne constituent pas des contraintes absolues sur le remplissage de la position du sujet, mais que les conditions qui doivent être remplies pour que ces éléments puissent fonctionner dans le discours se réalisent si peu fréquemment en position de sujet que leur apparition y est très improbable.

Pierre Swiggers et Ludo Melis

F.N.R .S. belge ; Louvain

Résumé

D'après les grammaires du français, il n'existe aucune contrainte absolue sur le remplissage de la position du sujet: n'importe quel élément à valeur nominale pourrait occuper la position du sujet dans la phrase française. Les expressions du type grand-chose, grand monde, qui, en discours, sont presque toujours liées à un opérateur négatif, constituent un problème à cet égard. Un examen des constructions avec grand-chose/grand monde mène à la conclusion que ce n'est que sous des conditions très particulières que ces éléments peuvent fonctionner comme sujet d'une proposition, sans être accompagnés d'un opérateur négatif.



7: Dans un registre de langue plus relâchée on note des phrases comme: (i) Pas grand-chose (ne) pourra s'améliorer (ii) Pas grand-chose (n') a/(ne) s'est changé.

Bibliographie

Chomsky, Noam (1981): Lectures on Government and Binding. Dordrecht, Foris.

Church, Alonzo (1950): "On Carnap's Analysis of Statements of Assertion and Belief"
Analysis 10. 97-99.

Damourette, Jacques - Edouard Pichón (1911-1940): Des mots à la pensée. Essai de gram
maire de la langue française. Paris, d'Artrey.

Gaatone, David (1971): Etude descriptive du système de la négation en français contemporain.
Genève, Droz.

Grevisse, Maurice (1969): Le bon usage. Grammaire française. Gembloux, Duculot (neuvième
édition; 19361)-

Grundt, Lars Otto (1972): Etude sur l'adjectif invarié en français. Bergen-Oslo, Universitetsforlaget.

Martinon, Philippe (1927): Comment on parle en français. Paris, Larousse.

Togeby, Knud (1982): Grammaire française, vol. I: Le nom. (Ed. par M. Berg, G. Merad,
E. Spang-Hanssen). Copenhague, Akademisk Forlag.

von Wartburg, Walter - Paul Zumthor (1958): Précis de syntaxe du français contemporain.
Berne, Francke (19471).