Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Les guenilles de l'histoire sur un inédit de G. Bataille

par

Francis Gandon

1. Présentation

Ce texte de Bataille est resté inédit: il n'a été inséré ni dans le tome II des Œuvres complètesl, où il eût dû logiquement prendre place, parmi les textes relatifs à Contre-attaque, Acéphale et au Collège de sociologie, ni dans les documents collationnés par D. Hollier dans son édition du Collège de sociologie2l. A notre connaissance il n'a fait l'objet que d'une reproduction en fac simile: dans notre propre thèse de doctorat3, p. 669-683. C'est donc la première fois que le texte paraît sous forme imprimée.

Le manuscrit se trouve au Département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale. Il est paginé de f° 80 à f° 92. Il est suivi de la mention: "Texte de Bataille ni daté ni signé", dont l'écriture s'apparente à celle de Bataille sans qu'on puisse toutefois la lui attribuer formellement.

A une exception près le manuscrit ne présente pas de lecture douteuse; les rares fautes d'orthographe ont été maintenues, suivies de la mention entre parenthèses: sic; de même nous n'avons pas modifié une ponctuation souvent étrange (qui ouvre plus qu'elle ne divise et hiérarchise).

Ce que nous avons entrepris il y a peu de mois, nous l'avons entrepris d'accord au moins sur ce point qu'il était impossible pour nous d'entrer dans de trop grandes précisions. Nous savions bien d'où nous partions et nous savions aussi qu'il s'agissait de tourner le dos à ce qui n'était déjà plus qu'un passé. Mais nous ne savions pas où nous allions et ne pouvions pas le savoir. La seule publication qui ait servi de signe à notre activité a répondu d'ailleurs par son caractère à de telles conditions: elle garde pour mérite de signifier — même d'une façon apparemment absurde et courte - le congé que nous prenions de ce qui semblaitnous avoir engagé (sic) jusque là. Mais elle n'envisageait rien qui puisse donner une



1: Ed. Gallimard. Neuf volumes de 1970 à 1979.

2: Gallimard 1979, coll. "Idées".

3: Les besognes des mots - Discours et négativité dans l'œuvre de G. Bataille, Université de Paris X-Nanterres, septembre 1981.

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satisfaction, si faible qu'elle soit, à ceux qui exigent de l'action qu'elle ait un but précis. La seule réponse valable que nous pouvions opposer à l'ironie — réponse valable d'ailleurs dans la mesure où nous la gardions pour nous-mêmes - c'est que l'action telle que nous l'entendons ne peut pas recevoir de but limité.

Je ne suis pas aujourd'hui plus qu'il n'y a quelques mois en quête d'une voie plus encourageante. Je suis au contraire hanté par l'idée que la voie que nous suivons devrait être plus rebutante, que s'avancer comme nous l'avons fait, c'est aller à la rencontre d'exigences rigoureuses. Quand je me représente les exigences parfois affreuses et souvent déchirantes auxquelles les hommes ont su répondre partout avec une sorte de joie éclatante, je suis abattu de constater le peu qu'il est possible d'obtenir de nous. Si nous ne devions servir qu'à témoigner de l'épuisement de l'existence actuelle, il vaudrait mieux que des êtres comme nous n'aient jamais vécu... Je souhaite qu'un jour nous puissions exister avec une résolution si explosive que l'existence d'un trappiste nous fasse rire. Les trappistes "existent" sans aucun doute, les ermites du Thibet "existent"...

Mais ce n'est pas vouloir rendre les choses faciles, ce n'est pas non plus admettre une
limite que d'essayer maintenant de préciser les directions dans lesquelles nous nous trouvons
engagés.

Il s'agit d'ailleurs moins de fixer les principes que de définir un état de fait. Il ne peut être question, en effet, au milieu de la décomposition actuelle, de retrouver les conditions de la vie affective commune en procédant par décisions arbitraires ou relevant de l'inspiration. Nous ne pouvons admettre en aucune mesure de nous laisser lier à un passé quel qu'il soit. Rien ne peut aller contre le fait que chacun de nous, isolément, n'a jamais reconnu de guide extérieur à lui-même que dans la science. La science est la seule autorité à laquelle nous nous soyons remis. Ce qui signifie, entre autres choses, que nous n'avons rien admis au dessus de nous qui puisse nous empêcher de le blasphémer ou d'en rire.

L'objectivité de la science ne cesse même pas d'exister en nous au moment où nous prenons position contre le rationalisme général. Et lorsque notre attitude est irrationnelle, lorsqu'elle résulte directement d'impulsions que nous n'avons pas concertées, c'est à un ensemble de faits dont les conséquences et les antécédents sont connus que nous pouvons rapporter cette attitude et ces impulsions. La conscience qui résulte d'une connaissance étendue des différentes formes possibles de la vie affective est un élément d'une nouveauté entière dans une éllaboration (sic) des formes collectives et passionnées de cette vie, un élément de paradoxe qui donne précisément une figure précise, une direction particulière à toute notre activité possible.

C'est ainsi que la mythologie s'introduit, dès l'abord, dans notre compréhension, comme la clé de voûte d'une science de la société peut-être même d'être un jeu d'images ensorcelantesdonné en nourriture à notre inquiétude. C'est là une condition qui doit sembler inconciliable avec une attitude religieuse à laquelle seules l'inconscience et la naïveté donneraientcours. Mais il suffit d'opposer à cette conception pessimiste la représentation de tout ce que l'existence actuelle a de différent par rapport à celle des premières époques bouddhiqueou chrétienne. (Le) Bouddhisme et le Christianisme se sont trouvés à la mesure de leur temps, se sont naturellement inspirés dans l'histoire de la pensée de leur temps. L'Evangile selon St Jean est un témoignage lisible". Il serait insensé aujourd'hui, parce que l'exaltation commune doit être retrouvée, alors que le secret en est perdu et semble appartenirau passé, de n'imaginer comme possibles que des formes régressives. L'exigence religieuse,quelqu'acide qu'elle puisse se révéler un jour ou l'autre, ne demande à personne de

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jouer les inspirés ou les prophètes. Il est vrai que Nietzsche, paralysé par les formes d'existenceappauvries de son temps, a dû recourir à la fiction de Zarathoustra pour s'exprimer entièrement. Mais Nietzsche ne s'est pas exprimé que par la voix de Zarathoustra - même si la passion brûlante de Zarathoustra est essentielle à son enseignement - et, depuis lors, tout a été dans le monde si profondément ébranlé qu'il est possible de mordre avec ses propres dents, de brûler avec ses propres os: sortir de ses vêtements pour exister en entier est une nécessité qui appartient à un état de choses encore plus dégradé que le nôtre, un état de choses disparu.

Tous les aspects de l'activité moderne s'étendent sous nos yeux et il n'y a là rien qui crée un malaise. Les formes traditionnelles de la poésie et de la mythologie sont mortes. Autant que cela peut dépendre de la volonté humaine, ce monde-ci est devenu une banlieue de grande ville: tout au moins les banlieues des grandes villes avec leurs usines et leurs habitations informes représentent les seuls tissus humains qui peuvent être produits indéfiniment. Indépendamment de notre dégoût pour la comédie, nous savons qu'on n'entre pas dans un monde aussi vide avec le mépris distant d'un mage mais avec celui d'un chirurgien, c'est à dire avec ce qu'il y a de plus actif de plus acéré en fait de sympathie méprisante. La matière humaine désagrégée à laquelle nous nous adressons pour la subordonner à des valeurs qui lui échappent ne peut être réduite que par des hommes lucides.

Je n'imagine même pas qu'un espoir quelconque pourrait être conçu si précisément nous n'étions pas en état de porter la lucidité à son point extrême. Aux yeux de celui qui s'en tient à ce qu'il voit immédiatement, il ne doit rien y avoir à espérer. Celui qui regarde les êtres humains au hasard autour de lui, celui qui, dans son angoisse malgré lui épie leur conversation particulière, si, comme il est naturel, il a la fièvre de quelque chose de plus, il ne lui reste qu'à accepter la prostration. Mais s'il y a en lui quelque chose d'analogue à la froideur méprisante et agressive de la science, tous ces mouvements vagues des os et des lèvres ne sont plus qu'un masque à arracher, un masque qui ne dissimule plus rien que la combustion intérieure. Derrière la cendre et les déchets, il aperçoit un mouvement difficile à déceler, mais d'autant plus propre à retenir le souffle, toute la vie en formation lente, laissant peu à peu lisible (sic) ses traits incandescents et ses structures sans cesse brisées, plus semblable à une blessure mortelle, à un cri avide, que tout ce que les étranges déchirements de l'inspiration poétique avait (sic) permis de supposer à travers la nuit.

Il est vrai que je parle d'une vision qui n'est pas encore accessible. Mais j'en parle précisément parce que j'ai conscience que ce caractère inaccessible de ce pourquoi les hommes existent — cela ne pourrait être désigné avec plus d'exactitude — c'est l'obstacle qui doit être surmonté par nous, c'est la brume qui doit être dissipée pour que cette terre promise de l'impie se révèle en plein soleil.

Mais l'obstacle dont il s'agit n'est pas de ceux qui ne pourront être atteints et surmontés qu'après une longue patience; la Terre promise n'est pas encore accessible mais, pour qu'elle le devienne — cela doit être dit en termes catégoriques — il s'en faut maintenant de très peu. L'effort qui nous incombe en particulier est limité et ses courtes limites ne résultent pas de notre choix, mais de l'état actuel des connaissances. Des méthodes d'investigation ont été élaborées qui ont abouti à une connaissance précisée de la structure affective des sociétés primitives. Ces sociétés apparaissent construites, en tant que l'homme n'y existe pas comme une brique isolée, mythologiquement et rituellement. Les images et les rites lourdement chargés de valeur affective des communautés primitives ou sauvages représentent pour nous le tissu de ces communautés. Et, en tant que nous passons à une interprétation philosophique

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de ces faits, nous admettons que les mythes et les rites composent l'être de ces communautés.Or les méthodes qui ont abouti à ces représentations capitales n'ont point encore trouvé leur point d'application essentiel puisqu'elles n'ont jamais eu comme objet que des formes d'existence humaines lointaines pour nous: à de rares exceptions près, personne n'a osé faire de la société actuelle, de la société que nous "existons", l'objet d'une analyse structurelle.

Il est possible qu'une sorte de tabou tacite frappe une telle tentation4. Cependant, jusqu'à une date récente, des difficultés d'une nature nullement religieuse s'y opposaient en fait. L'existence de la communauté sociale était profondément désagrégée, tout ce qui pouvait être désigné sous le nom de tissu structurel s'y présentait comme une survivance du passé: non comme un tissu véritablement vivant, encore moins comme un tissu en formation. Mais l'existence commune à laquelle nous participons a subi depuis vingt ans des transformations qui comptent parmi les plus rapides que nos connaissances historiques nous permettent d'apercevoir dans l'enchaînement du temps. Les faits que nous pouvons analyser directement en raison de leur actualité représentent une richesse inespérée de matériel d'analyse et cette richesse s'oppose à la pauvreté exceptionnelle des premières années du vingtième siècle. Le tissu qui forme la structure sociale a proliféré sous nos yeux avec une vigueur stupéfiante et les principes qui s'étaient établis dans les sociétés en décomposition se sont trouvés brusquement traités, dans certains cas, comme un déchet privé de vie. Or ce tissu nouveau est précisément de la même nature que celui des sociétés primitives: il est mythique et rituel, il se forme avec vigueur autour d'images chargées des valeurs affectives les plus fortes; il se forme dans les vastes mouvements de foule réglés par un cérémonial introduisant les symboles qui subjuguent.

Notre chance veut d'ailleurs qu'une facilité ait été introduite au préalable par Freud à l'interprétation particulière de ces faits. L'analyse de la structure affective de l'armée et de l'Eglise, telle que Freud l'a exposée dans sa "Psychologie collective et analyse du moi", est peut-être l'une des révélations les plus surprenantes et les plus conséquentes de la science sur la nature de la vie. Car elle n'est pas seulement une introduction à la compréhension des grandes formations unitaristes. La connaissance des faits primitifs étant acquise, les données de l'analyse de Freud ouvrant la voie à une connaissance générale des structures sociales de toute nature: qu'il s'agisse d'Eglise ou d'ordre religieux, d'armée ou de milice, de société secrète ou de parti politique. Et si Freud lui-même n'a pas été jusqu'à pratiquer l'analyse générale des formes vivantes, il n'a pour ainsi dire pas laissé de possibilité à ceux qui le suivent de ne pas franchir le fossé. Et non seulement l'analyse de ce qui est, est désormais ouverte dans plusieurs sens, mais il est devenu possible d'envisager l'expérience ellemême, l'expérience, c'est-à-dire une tentative de passer de la connaissance à l'acte; en face des grandes formations unitaires qui dans d'autres pays ont brutalement fermé et fixé l'existence, une tentative de mouvement religieux ou peut-être plus exactement d'"église" qui n'unirait pas seulement l'existence pour répondre au besoin immédiat d'une composition de forces, mais aussi pour la délivrer.

Il s'impose ici de marquer nettement et même brutalement comment les possibilités se présentent. J'ai commencé à parler de science. Je parle maintenant d'expérience. Mais il est évident que le vocabulaire introduirait ici un malentendu si quelque chose était maintenu de cette subordination de l'expérience à la science qui va de soi lorsqu'il ne s'agit pas de la vie humaine. L'expérience, dans le cas que nous envisageons, prime même d'une façon si



4: ou "tentative".

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impérieuse qu'il serait risible de comparer une telle situation à celle de la médecine. La médecinen'envisage en effet que des moyens termes, des organes, des fonctions, qui peuvent être indispensables à la vie, mais qui ne constituent pas la fin de cette vie. La sociologie - et plus précisément la sociologie mythologique - n'envisage au contraire que cette fin de l'homme qui ne peut être trouvée qu'au delà de lui. Les mythes sont même plus que des foyers de cohésion des existences individuelles: ils sont ce pourquoi un homme peut donner ce qu'il a de plus précieux, son sang. L'existence accède ici et ici seulement à la totalité de l'être et à ce moment de vertige et de gravité tout ce qui n'est encore que fonction - la science elle-même - entre dans une région de silence. Car même si elle devient le seul moyen auquel nous recourons pour discerner dans la pénombre exactement ce qui nous importe, ce moyen de discernement ne peut être confondu avec ce qui est discerné. Tout ce que nous devons affirmerdès l'abord c'est: Io que dans le cas où nous nous plaçons la science ne peut pas nous empêcher de dévouvrir dans son objet des valeurs qu'elle est réduite à constater sans pouvoir les fonder rationnellement: 2° que, réciproquement, il n'existe en nous aucune détermination affective préalable qui soit de nature à atténuer en nous la froide objectivité de la science.

Et sans doute ce dernier point est essentiel précisément au moment où je dois insister sur la nécessité de procéder à un choix. Deux méthodes d'expérience radicalement opposées apparaissent en effet possibles a priori. Suivant l'une, on procéderait à n'importe quelle expérience possible, c'est à dire que l'on n'aurait pas d'autre but que de créer une existence commune, une "église" qui pourrait d'ailleurs en définitive n'être plus qu'un parti: suivant l'autre, on partirait de quelques principes révélés par une autorité transcendante. Or il y a lieu de s'écarter également de ces deux solutions. Il existe un but qui peut être déterminé à l'avance sans faire intervenir aucune révélation: ce but est de trouver ou de retrouver la totalité de l'être. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire ou même utile de faire intervenir une autre limitation, mais à elle seule une telle ambition exclut un grand nombre d'expériences possibles. Sans doute il subsiste quelque chose de l'immense liberté qui n'a pas cessé de présider à la formation de cohésions humaines: car les êtres particuliers sont toujours disponibles pour plus d'une composition. Mais dans des circonstences données, la recherche de la totalité dépend de l'ensemble des altérations auxquelles la vie des hommes est sujette: précisément à ce moment là. La totalité, de plus, exige toujours ce que rejettent les hommes sous l'emprise de ce qu'ils appellent bon sens et qui n'est qu'une sorte de vieillissement: la totalité exige que la vie se réunisse et pour ainsi dire se confonde dans l'orgie avec la mort. L'objet de l'expérience devra donc être de passer d'un certain état fragmenté et vide d'une vie libérée du souci de la mort à cette sorte de reflux brutal et suffoquant de tout ce qui est qui sans doute a lieu dans beaucoup d'agonies.

Au delà de ces considérations ou d'autres semblables, place soit laissée à la liberté! Les mythes — ou pour parler d'une façon plus précise — les images mythiques dont nous disposons ne se récusent pas. J'ai parlé tout à l'heure de trappistes. Il n'est pas question que nous devenions des trappistes; nous n'avons rien à faire avec l'avarice des chrétiens. Nous sommes des êtres libres: une générosité sans borne et une naïveté grecque, c'est à dire heureuse, et même des mouvements d'humeur saugrenus... cette sorte d'avidité puérile avec laquelle nous approchons du lieu tragique où notre existence se donne, se joue, ne serait sans la générosité qu'une nouvelle avarice chrétienne. Que les mythes s'entredétruisent, foisonnent, se haïssent! qu'ils ressemblent aux stupides saints des fontaines et non au christ! Et s'ils le peuvent, en face d'un univers vidé de sa fonction servile, vidé de Dieu, qu'ils fassent de la vie humaine une fête à la mesure d'un jeu aussi libre!

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Je sais qu'encore une fois je n'ai dit qu'une partie de ce qui est nécessaire: je crois que si je pouvais communiquer, communiquer vraiment ce que je vois, et en même temps le transport que j'éprouve en présence de ce que je vois, il en résulterait nécessairement pour ceux qui m'entendent un allégement, une libération, un besoin d'agir et d'agiter les autres, un besoin patient et terriblement heureux. Mais ce qui est clair pour moi, quoi queje fasse, je ne peux le rendre aux autres qu'un peu moins obscur. Je voudrais seulement ajouter ce que je sens profondément: que dans tout ce que j'éprouve ainsi, je disparais autant qu'un très petit cri.

2. Datation et contexte

Certains indices permettent de situer le texte. Le groupe auquel il s'adresse, pour lequel il paraît jouer le rôle de manifeste interne, est décrit comme s'étant constitué à partir d'une structure existante ("Nous savions bien d'où nous partions (...)"), structure dont il s'est détaché "il y a peu de temps" et à laquelle il convient de "tourner le dos". L'adieu dont il est question semble alors concerner les formes d'activité liées à Contre-attaque. On sait que cette "Union de lutte des intellectuels révolutionnaires" regroupa de façon éphémère (1935 — mai 1936) les "souvariniens" issus du Cercle communiste démocratique et les surréalistes; regroupement d'ailleurs paradoxal puisque son bicéphalisme natal s'était reproduit avec le "groupe Marat" et le "groupe Sade".

Sans faire l'histoire de ce qui ne fut, selon le témoignage d'H. Dubief, qu'une "rivale manquee de 1'A.E.A.R."5 ,0n peut mettre l'accent sur son aspect disjonctif; ce dernier a été expliqué par des questions de personnes (Breton/Bataille — en toile de fond: Trotski/Souvarine6 et d'approche théorique (écrivains/sociologues). Le point précis ayant cependant servi de détonateur est la notion de "surfascisme" mise en avant par un membre du "groupe Sade": Pierre Dugan7 et indûment attribuée à Bataille:

2. Face à la démocratie et face au marxisme s'est manifestée jusqu'ici une seule force, celle du fascisme. Partout où cette force s'est érigée sur des bases authentiques, celles de la mystique irrationnelle et anti-rationnelle du chef et de la nation, elle a enlevé la partie avec une facilité déconcertante. Le fascisme n'a déjà plus besoin d'une justification historique. Par ailleurs le fascisme a assimilé avec une aisance singulière toutes les méthodes de propagande marxistes, désarmant pratiquement ses adversaires fidèles à des méthodes



5: 'Témoignage sur Contre-attaque", Textures n°6,1970, Bruxelles.

6: De La critique sociale - regroupant les "souvariniens - disparue en 1934, J. Monnerot écrit qu'elle "inspirait de l'hostilité même aux sectes trotskistes les plus dissidentes", Sociologie de la révolution, Fayard, 1969, Paris.

7: De son vrai nom Opestfïeld; de père anglais et de mère polonaise il emigra aux Etats-Unis vers 1939-1940.

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périmées./ Devant le fascisme, démocrates et marxistes sont réduits à miser courageusement sur Vabsence de l'adversaire, c'est-à-dire sur la non-affirmation d'un chef ou d'une mystique paternelle. Leur seul espoir, c'est la non-existence de l'ennemi. (L'eunuque qui espère ne pas être mis à l'épreuve).

3. Il s'agit de surmonter la force fasciste avec la même facilité que le fascisme a surmonté
la faiblesse marxiste.
(...)

De même que le fascisme n'est en définitive qu'un surmarxisme, un marxisme remis sur
ses pieds, de même la puissance qui le réduira ne peut être qu'un surfascisme.

Le fascisme ne s'appelle pas surmarxisme, puisqu'il s'appelle fascisme. De même le surfascisme
ne s'appellera pas surfascisme (...)*

C'est du fait de telles tendances, que Breton estime "purement fascistes",
qu'intervint la dissolution du groupe, Café de la Mairie,Place Saint-Sulpice9.

De fait l'intérêt de Bataille et de ses amis porte sur la "composition des forces", la "structure psychologique", la "reconstitution de l'autorité" (...) — bref tous domaines posant la primauté de l'affectif et le "primat du pouvoir spirituel". D'où une étude approfondie de ce qu'est la "structure sociale": ce sera l'objet d'au moins deux articles: "La structure psychologique du fascisme" {La critique sociale n° 10, nov. 1933) et Le labyrinthe (fév. 1936, Recherches philosophiques t. V).

La conception que Bataille se fait de la structure est essentiellement dynamique: il s'agit d'un mouvement de flux et de reflux au sein d'une dialectique englobante centre/périphérie. L'opposition haut/bas, qui fonde la Weltanschauung de Bataille pendant les années 1925, est horizontalisée: le sacré y devient proprement social avec, en particulier, le rapport entre le chef et la foule, pour lequel Bataille avance la notion de "tout autre" qu'il emprunte à R. Otto ("ganz anderes" transcrivant le sanscrit "Anyad ana", expression qui désigne le divin dans une ancienne Upanishad). D'où la thèse — si l'on nous passe cet anachronisme — d'une autonomie de la superstructure ou "structure psychologique" que Bataille ne se souciera que formellement d'articuler à une analyse marxiste orthodoxe. Jusqu'en 1940 sa thèse sera que les phénomènes totalitaires en Europe ont recréé les conditions apparentant les sociétés modernes aux communautés primitives: de ce fait des notions comme le mythe, le rite, le sacré (...) redeviennent fondamentales, tant sur le plan du vécu que sur celui du savoir théorique. Si elle ne prend évidemment pas son parti la réflexion de Bataille se détermine en fonction du fascisme, envisagé comme phénomène radicalement neuf, non justiciable des instruments d'analyse existants.



8: P. Dugan, note du 17 IV 1936; inédit (fac simile in F. Gandon 1981)

9: Lieu où - un bon nombre de décennies plus tard - se réunira le "Collectif Change'"; magie propriatoiie ou conjuratoire?

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Le texte se présente de la sorte comme une sorte d'adieu à une politique "restreinte" et conjoncturelle: celle de Contre-attaque, dont l'attitude dès l'origine réactive (le mouvement est né après l'émeute du six février 1934) n'a pu être infléchie par Bataille dans le sens agressif qu'il souhaitait: utiliser les armes de l'adversaire.

La "seule publication" qui ait servi de signe à l'activité du groupe semble donc être le texte "La conjuration sacrée", rédigé à Tossa de mar le 29 avril 193610 et publié dans le premier numéro d'Acéphale (24 juin 1936); texte qu'on peut à la rigueur considérer comme le manifeste de la "société secrète". Il comporte quatre pages (sur les six qui composent le numéro) dont une imprimée en caractères gras, qui de ce fait prend plus particulièrement l'aspect d'un manifeste ou d'un tract. Le caractère "absurde et court" s'applique tant à la "Conjuration sacrée" qu'à l'ensemble de ce numéro (qui ne donne à lire en outre que "Le monstre" (P. Klossowski) et "L'unité des flammes" (non signé; de G. Bataille).

S'apparentant à une communication destinée à Acéphale, le texte peut ainsi
être daté fin 1936-début 1937.

En tant que groupe Acéphale doit être distingué de la revue (trois numéros: de juin 1936 à 1937; un dernier numéro, juin 1939, sera le fait de Bátanle seul) dans la mesure où ses membres n'ont pas tous écrit: ainsi G. Ambrosio et P. Waldberg (qui dénoncera plus tard le "panneau mystique" de Bataille); inversement certains rédacteurs (J. Wahl, J. Monnerot — ce dernier écarté assez vite) ne furent nullement associés à I'"église blasphématoire du meurtre de Dieu" (P. Klossowski), cette société secrète qui devait naître d'un sacrifice humain pour lequel il fut plus facile de trouver une victime consentante qu'un sacrificateur! (selon R. Caillois)11.

Mais par ailleurs, de par ce qu'il envisage: la communication entre savoir, expérience et pouvoir, le texte pourrait parfaitement être considéré comme articulant (ou tendant de le faire) l'entreprise "religieuse" ou "nietzschéenne" d'Acéphale avec son "avtivité extérieure": le Collège de sociologie. La fondation de ce dernier a eu lieu en mars 1936 selon Bataille; "dans les premiers mois de 1937" selon D. Hollier; le manifeste "Pour un Collège de sociologie" date en tout cas de juillet 1937. Tout porte à croire de la sorte à une première fondation,en quelque sorte occulte, directement greffée sur Acéphale, dont le Collège se dégagera progressivement jusqu'à devenir "acceptable" scientifiquement



10: Donc juste avant la parution du premier -et unique - Cahier de Contre-attaque.

11: Cette victime semble d'autant moins avoir été Laure (Colette Peignot) que cette dernière a par exemple laissé dans une lettre: "Je n'ai pas envie (...) d'être là au moment du rendez-vous en forêt." (s.d., Ecrits de Laure, J. J. Pauvert, Paris, 1971, p. 286).

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parlant; greffe dont le présent texte, de par son mouvement pendulaire entre
l'intéroceptif et l'extéroceptif, le pulsionnel et le scientifique, le psychique et
le social, constituerait le témoignage.

3. Les symboles qui subjuguent

Pour la pensée gnostique "un grand chavirement de l'histoire ne se produit jamais sans que l'histoire du cycle ancien ne soit à la fin brièvement récapitulée à son maximum d'intensité"l2. Une telle description convient avec un bonheur certain à l'entre-deux-guerres. Le tissu "mythique et rituel" évoqué par Bataille produit ce qu'on peut désigner — au prix d'un nouvel anachronisme - comme compétence: dispositif apte à générer l'ensemble du discours idéologique d'un bout à l'autre de l'échiquier politiquel3. Ce recours commun de l'ultra-gauche française et de l'idéologie nazie à un réservoir et une systématique de représentations identiques - dont l'objet dernier est une gnose, c'est-à-dire un savoir articulé au pouvoir, est déroutant, dérangeant; collusion d'autant moins contestable d'ailleurs qu'elle fut perçue comme telle dans les années 1935-1940: assistant aux réunions à?Acéphale et du Collège ce n'est pas sans inquiétude que W. Benjamin retrouvait une hypostase de l'irrationnel et une "surenchère métaphysique et politique de l'incommunicable" dont il avait connu en Allemagne un apogée pour ainsi dire institutionnel. L'Ecole de Francfort ne pouvait que récuser l'intérêt porté aux "vastes mouvements de foule", au "cérémonial", aux "valeurs affectives", au tissu social "mythique et rituel" puisqu'elle n'avait tout au contraire cessé de diagnostiquer dans I'"éclipse de la raison" (Horckheimer) face au mythos l'idiosyncrasie du cancer totalitaire.

La "récapitulation" prend aisément la forme, au sein de l'univers symbolique, de la condensation freudienne: télescopage de thèmes, de lieux, de formules, de mythes, d'icônes, de dates... par quoi se révèle la materia prima que pourra manipuler le démiurge.

Citons:

- Le personnage emblématique d'Acéphale, qui représente I'"homme de la connaissance entière quine peut être atteinte que moyennant la destruction de l'ordre de la raison"l4 est une belle illustration de la gnose aux deux sens du terme: historique avec la médaille représentant des "archontes à tête de canard" qui dès 1930 oriente Bataille sur la voie d'une thématique acéphale —



12: R. Abellio: Ma dernière mémoire ,1, Un faubourg de Toulouse, Paris Gallimard 1971,p. 92.

13: Pour une démonstration plus précise voir F. Gandon 1981: 479480; 705-706.

14: M. Leiris et G. Limbour; André Masson et son univers, éd. des Tois collines, Genève- Paris 1947,p.128.

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thématique toutefois lisible dans le rituel médiéval de Vadoubement ("décapitationsymbolique") dont il s'est occupé dans ce qui est exactement son second texte publiélS; intemporel de par le sens qu'il prend d'une subjectivité atteignant l'universel (ne pouvant être détournée) ou encore (ce qui revient au même) d'une technique de transformation affectant identiquement et proportionnellement la "personnalité" de l'expérimentateur et le champ externe de son action. (Ce qui, au passage, définit l'alchimie - comme irréductible aux sciences: aux "activités séparées" comme le dit Bataille).

Les deux termes du binôme crucial sont ainsi mis en place: l'expérience et la science sont les deux produits — interne et externe — d'une forme d'activité supérieure. Activité cruciale dont le "secret" (terme dont Bataille fait un usage parfois inflationniste) tient dans la communication proportionnelle et croisée entre les deux axes — donc la rotation de la croix — de sorte que les phénomènes extérieurs (sociaux) trouvent leur réponse dans la psychologie individuelle et que la subjectivité s'arroge inversement le droit à l'universel. D'où une "action" sans but "limité"; d'où aussi le Bund (la "communauté" ou le "désert" de Sur Nietzsche) comme lieu d'expérimentation du passage, Bund d'essence gnostique (J. Monnerot se trompe,qui limite la gnose àun "savoir commun comme lieu"l6.

— Le lieu de naissance d'Acéphale n'est pas indifférent: c'est à Tossa del mar et à Montserrat, en Espagne, qu'A. Masson a conçu le "bonhomme". Outre que ce dernier site est lié à la mythologie personnelle du groupe (l'Espagne est à la mode d'une façon généralel7), c'est là qu'l. de Loyola, selon 0. Rahn, "aurait élaboré les exercices spirituels des Jésuites, la règle de leur ordre et instauré l'adoration du Sacré Cœur"lB). Or Bataille suivra "jusqu'au bout" la méthode d'l. de Loyola dont il dit que "c'est une erreur commune que de lui assigner une portée discursive".

La figure d'l. de Loyola est liée à ces deux éléments: un ordre, une méthode.

Or c'est un véritable leitmotiv de l'entre-deux-guerres que le thème du "rajeunissement"des
sociétés sclérosées par des sociétés "secrètes" ou "secondes"



15: L'ordre de chevalerie, mémoire de l'Ecole des Chartes, 1922; le premier texte est "Notre-Dame de Rheims", Le courrier d'Auvergne, Saint-Flour, été 1918. L'acéphalité du personnage est relative puisque son crâne se retrouve à la place du sexe. Il n'est pas indifférent de lire dans l'un des rares textes "automatiques" de Bataille le mot-valise de "sêtre"(sexe + tête).

16: Lettre à Bataille, 27 mars 194 3 (inédit).

17: Le "Mont scié" n'est pas sans analogie avec un autre "délire géologique": celui du Cap Creus qui inspire S. Dali après avoir servi de modèle à A. Gaudi.

18: La cour de Lucifer, trad. de l'allemand par R. Nelli, Paris, Tchou 1974; éd. originale: Luzifers Hofgesind, Schwazhàupter, 1937.

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(avec, en contrepoint, la thématique profonde d'un monde inachevé). Que cette mythologie du Bund prenne une tournure populiste (Illuminée de Bavière), raciste (les Ordensbiirger de l'Ordre noir, lieux supposés de "concentration psychique"), aristocratique (l'"ordre mâle" envisagé par H. de Montherlant), ils sollicitent identiquement cet "axe vertical" détecté par J. P. Faye, axe des "valeurs imaginaires" et des "rapports mythiques"l9. Le surnom de "petit Loyola" donné par Hitler à H. Himmler, fondateur de l'Ordre noir ne relève donc pas uniquement de la dérision.

Pour revenir à Acéphale il n'est d'ailleurs pas jusqu'au cœur que le personnage
brandit qui n'évoque le symbole du Sacré cœur, encore que pour A. Masson ce
soit "celui de Dionyse"2o.

Quant à la méthode ignacienne elle met l'accent sur le non-mental au même titre que le yoga (auquel Bataille est initié en 1938) et le zen. 0. Rahn en rapporte (avec dégoût) les éléments — essentiels — de dramatisation: par exemple faire en imagination le chemin qui mène de Nazareth à Bethléem: "Sa longueur, sa largeur ont autant d'importance que le fait qu'il est plat par endroits ou qu'il descend dans la vallée ou qu'il escalade une hauteur"2l.

Méthode de "dessèchement" par laquelle la psyché s'ouvre au vide. Le vide est la condition fondamentale de l'initiation22; mais le vide est appel: appel d'une possession. Chez les Primitifs les esprits donnent de nouveaux organes; chez le "cadáver" ignacien - plus tard le robot SS — le vide est la condition pour qu'une volonté autre (proprement étrangère ou non) insuffle ses décisions. Aucune "possession" de ce type chez Bataille mais une dynamique latente à libérer: "ce pour quoi les hommes existent", la "totalité de l'être" - ce que Bataille "voit" (la vision extatique de Sacrifices "au cours de laquelle se révèle enfin l'objet..."), mais dans une solitude peut-être irrémédiable: prolifération cancéreuse inscrite â l'intérieur du social, déjà là, qu'il suffit de libérer...

Donc une dépense comme signification essentielle, signification de la significatio
n23.



19: Théorie du récit, Paris, Hermann, coll. "savoir", 1972.

20: "Le soc de la charrue", Critique n° 195-196,1963.

21: op. cit., p. 109-110.

22: Lucien Lévy-Bruhl: L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs, Paris, éd. Félix Alean, 1938, p. 31. Pour faire bonne mesure on peut signaler que le thème de "nouveaux organes" évoqué juste après se retrouve dans l'ésotérique pré-nazie, plus précisément sous une forme "électro-magnéto-radiologique" dans la Théozoologie d'A. J.Lanz(l9os).

23: Ceci à prendre littéralement. "Au centre de la signification nous installerons la notion de "dépense" comme manifestation à la fois religieuse et sociale "écrit E. Benveniste qui ajoute les précisions étymologiques suivantes: lat. daps: "banquet sacré"; vieil isl. tafn: "animal de sacrifice"; arm. tawn: "fête"; grec ba-nàvr\: "dépense", Ôcbrrcj: "consumer"; lat. damnum: "dommage", Problèmes de linguistique générale I, Paris, éd. Gallimard, coll. TEL, 1976, p. 323; éd. originale: Gallimard, 1966. Voir aussi le Vocabulaire des institutions indo-européennes 11, Minuit, 1969, p. 226-229. D'où il ressort que le réseau catégoriel de la sociologie bataillienne est produit pour ainsi dire verticalement, comme transformations, historiques et spatiales, d'une sorte de structure sous-jacente étymologique.

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— Montserrat est enfin lié au thème du Graal. C'est là que R. Wagner aurait composé l'ouverture de Parsifal. Mais le rapprochement peut être précisé: c'est le sens même du Graal qui s'apparente à celui d'Acéphale. Le Graal (rac. car ou gar d'où "graal" = "vase en pierre", cf. le "cratère" des temples grecs) évoque l'idée de transmutation (celle du vin en sang dans l'interprétation chrétienne; la concentration du "spiritus mundi" pour les alchimistes). Or la "voie de l'initiation" des chevaliers du Graal empruntait à trois éléments rituels:

— la table ronde avec le Graal au centre;
— une clairière avec un arbre foudroyé;
— le "labyrinthe" des cathédrales avec le pilier du temple.

Il est du plus haut intérêt de retrouver le second élément dans des "instructions pour une rencontre en forêt" comme lieu du scénario sacrificiel déjà évoqué. N'y manque pas même l'arbre foudroyé dans lequel "il est possible de reconnaître (...) la présence muette de ce qui a pris le nom d'Acéphale"24.

Ce travail de condensation donne au symbole une signification composite: métaphoriquement il est l'arbre, jouant le même rôle structurel que le Graal et le pilier central, rôle renforcé par la coïncidence wagnerienne. Métonymiquement (cœur enflammé, labyrinthe des entrailles) il renvoie d'une part à la mystique de la Contre-ré forme, association renforcée par la coïncidence ignacienne, d'autre part à la mythologie de la Grèce archaïque et même à nouveau au Graal si l'on donne au terme de "labyrinthe" son acception technique dans l'architecture

Par ailleurs le "graal" ne serait autre, selon une étymologie à vrai dire fort controversée, que le "ghr al": la perle mystique du Chant de Manu (0. Rahn, op. cit.). D'où une association, seconde, parallèle, avec l'idée de dualisme, constante chez Bataille: dans une "Préface à l'œuvre de Georges Bataille" A. Kojève parle du "deux" comme "YEsprit malin de la perpétuelle tentation du renoncement discursif au Savoir "(L'Arc n° 44, hiver 1971, Aix-en-Provence, p. 36).

Chronologiquement l'intérêt du groupe pour le Graal semble à peu près
contemporain de la fondation de la société: dans une lettre de juillet 1936



23: Ceci à prendre littéralement. "Au centre de la signification nous installerons la notion de "dépense" comme manifestation à la fois religieuse et sociale "écrit E. Benveniste qui ajoute les précisions étymologiques suivantes: lat. daps: "banquet sacré"; vieil isl. tafn: "animal de sacrifice"; arm. tawn: "fête"; grec ba-nàvr\: "dépense", Ôcbrrcj: "consumer"; lat. damnum: "dommage", Problèmes de linguistique générale I, Paris, éd. Gallimard, coll. TEL, 1976, p. 323; éd. originale: Gallimard, 1966. Voir aussi le Vocabulaire des institutions indo-européennes 11, Minuit, 1969, p. 226-229. D'où il ressort que le réseau catégoriel de la sociologie bataillienne est produit pour ainsi dire verticalement, comme transformations, historiques et spatiales, d'une sorte de structure sous-jacente étymologique.

24: O. C. 11, 1970, p. 221. Autre version; Change n° 7,1970, Paris, éd. du Seuil.

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A. Masson prie Bataille de l'excuser auprès de P. Klossowski de ne pas lui avoir
renvoyé un livre sur le Graal2s.

Signe des temps? Si La cour de Lucifer paraît en Allemagne en 1937, c'est
la même année qu'est fondée en France, par Maurice Magre, une "Société des
amis de Montségur et du Saint Graal".

Quant à la version "noire" de ce "travail" il n'est guère surprenant de retrouver l'inévitable Himmler tenter de s'approprier le Graal; autre "symbole qui subjugue", la lance de Longinus sera transférée du Hofburg de Vienne à Nuremberg dès YAnschluss. Mais une autre coïncidence apparaît encore plus déroutante: selon des sources à vrai dire invérifiables W. Stein serait entré en possession, à Vienne, d'une édition annotée du Parsifal de Wagner, qui donnait l'interprétation suivante: "graal" est une déformation de "gradualis" (développement pas à pas), ce développement n'étant autre que celui de la "glande pineale" ou du "troisième œil". Or ces marginalia n'auraient été autres que celles d'un chômeur famélique nommé Adolf Hitler!26.

Une association s'opère donc rétroactivement avec le mythe de l'œil pinéal
dont Bataille donnera cinq versions, de 1927 à 1930. L'acéphalité semble alors
concomitante avec l'ouverture du troisième œil:

(...) je ne pouvais plus douter que le sort et le tumulte infini de la vie humaine ne soient
ouverts à ceux quine pouvaient exister comme des yeux crevés mais comme des voyants
emportés par un rêve bouleversant quine peut pas leur appartenir.

Bataille reprend la démarche formelle d'une initiation mystique mais — et la différence est fondamentale — sans qu'un pouvoir positif devienne accessible; sans le truquage d'une reconstitution et d'un renforcement de valeurs qui subordonnent. (Blanchot formulera plus tard la "règle" d'une expérience qui soit sa "propre autorité".) Le caractère indéfini ou négatif de Vobjet (ce qu'indique par exemple i'affixe a d'"athéologique") inscrit cette tentative dans la lignée de l'ésotérisme et de la tradition eckhartienne — et non dans celle d'un dévoiement paranoïde où I'"extrême du possible" est asservi à des fins préfabriquées.

Ce renvoi dos à dos n'est pourtant pas satisfaisant: le sym-bolon est figure d'antithèse (le "symbolique" de J. Baudrillard et le "champ symbolique" de R. Barthes ont réactivé cette dimension): le symbole est blanc et noir. Blanc s'il est trace et relai de l'accomplissement intérieur (alchimique); noir s'il vise à la domestication des pouvoirs: dans la faible mesure où l'ésotérique nazie est connue (mais il semble que de telles recherches soient frappées d'un tabou tacite



25: inédit.

26: Trevor Ravenscroft, "La lance du destin", éd. J'ai lu, Paris, 1977, p. 60; éd. originale: Albin Michel 1973; en anglais: 1972; tiad. Robert Génin.

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ou ridiculisées a posteriori) elle doit être considérée comme "noire"; ce qui ne signifie nullement que le "surfascisme" soit "blanc": rien n'est plus éloigné de Y existence pour les congregas à'Acéphale que I'"accomplissement personnel" et la figure du monachisme tibétain sert à cet égard de repoussoir.

Bataille, en d'autres termes, transgresse l'antithèse symbolique. Mais vers quoi, au juste? Le symbole a la particularité d'être "hors contexte": "relié aux configurations du cosmos"27. Le procès symbolique part d'un réel disparate, émietté, pour reconstituer l'unité perdue: "L'interprétation des symboles naturels développe (je ne dis pas le libre choix des sujets mais) la constitution du sujet par lui-même, un pouvoir d'autoposition antérieur à la subjectivité d'un chacun comme à ses choix"2B. Le symbolisme détermine de la sorte une contradiction entre l'accomplissement personnel et un pouvoir pan-structuraliste: tension que seule la Tradition est à même de résoudre harmonieusement. La "solution" nazie consiste à liquider l'un des termes de la tension29, alors que Bataille vise à un télescopage: l'illumination y est voulue "unanime", l'unité "communielle" — par l'expérience la société doit retrouver la conscience de l'"être composé" qu'elle est fondamentalement.

4. Politique de Bataille

La politique de Bataille — dans la mesure où l'on concède à ce terme quelque pertinence
— doit être envisagée de trois façons: — comme surfascisme; — comme
démiurgie; — comme conception pontificale du pouvoir.

4.1. Surfascisme

On a déjà évoqué le "pari" qui lui est propre: utiliser les forces mises en branle par les techniques de manipulation de masse pour les surmonter. On aurait cependant tort de s'imaginer que Bataille est à la recherche d'un "mode d'emploi",tel que rites et symboles soient simplement "retournés" (à la façon de S. Tchakotine). Ce ne sont pas en effet des éléments séparés, instrumentaux puisqu'ils désignent ce qui est devenu le propre du tissu social des années 30. D'où la "chance" résultant de la coïncidence entre un facteur scientifique: le progrès dans la connaissance théorique des sociétés primitives et de la psychologie



27: J. Marello: "Symbole et réalité", Le mythe et le symbole, de la connaissance figurative du Dieu, Paris, Beauchesne 1977, p. 164.

28: P. Ricœur; "Parole et symbole", Revue des sciences religieuses n° 1-2, janv. 1975.

29: La symbolique nazie, censée provoquer un pouvoir dont les effets (politiques, militaires...) seraient secondaires, l'oppose de la sorte au fascisme italien où les symboles ont une fonction utilitaire et décorative et surtout où le primat du rationnel (hegelianisme "de droite") n'est à aucun moment remis en cause.

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de masse (Freud), et d'un facteur sociologique: la création, à l'enseigne des
régimes totalitaires, de rapports sociaux formellement analogues à ceux des
sociétés primitives.

Mais justement Bataille ne dit pas "formellement": il récuse une acception métaphorique ou superstructurelle des "images mythiques". L'expérience mystique collective n'est pas plaquée sur un complexe social mais en constitue le "tissu nouveau", tissu qui a "proliféré avec une vigueur stupéfiante". Elle prend alors une signification historique de premier plan, cette signification étant d'ailleurs paradoxalement la suspension de l'histoire ou d'une histoire — donc la fin d'un cycle marquée par la circulation entre le signe et le vécu. Si le representamen et l'affectif se définissent mutuellement il n'y a même plus à proprement parler de "symbolisme", ce dernier ne s'instaurant justement que sur une participation qui cesse d'être vécue avec sa pleine intensité: le symbole n'est qu'une "dégradation du vécu"3o. Or ici cette intensité est à son zénith puisque les mythes se confondent avec la vie même ("ils sont ce pour quoi un homme peut donner ce qu'il a de plus précieux, son sang"), bien au delà de tout fonctionnalisme (assurer la cohésion sociale).

La fin d'un cycle historique, (pour Bataille la sociologie est très exactement la science d'une histoire cyclique), est cet instant de déplacement où la prédicabilité s'essouffle ("région de silence"), où l'acte sémantique, producteur-distributeur de significations, tourne à vide, est suspendu à un "vertige" circulaire, tautologique. Inter-regnum de la "mort de Dieu", de la "fin de l'histoire":

J'admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l'histoire est
achevée (au dénouement près).3l

4.2. Démiurgie

Le long développement sur la science, l'identification au médecin, au chirurgien, sont symptomatiques d'une attitude nouvelle. La science n'est plus la "bête de somme" des années 27-30; elle est substituée à une autorité morale (une transcendance). Anthropologies "scientifique" et "mythologique" ne s'excluent plus, la connaissance scientifique étant le moyen d'éviter le détournement poétique de la vie affective. Si science et expérience forment les deux versants d'un "toit", l'arête est communication, sur le mode intéroceptif ("connaissance lyrique"32) — mais d'un autre point de vue action. S'il n'est pas assigné à cette dernière de "but limité", la réponse démiurgique reste cependant valable:



30: L. Lévy-Bruhl, op. cit., p. 173.

31: Lettre àA. Kojève, 6 XII 1937, Le coupable, Paris, Gallimard 1961, p. 169.

32: Lettre àM. Leiris, 20 janvier 1935 (inédit).

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La matière humaine désagrégée à laquelle nous nous adressons pour la subordonner à
des valeurs qui lui échappent ne peut être réduite que par des hommes lucides.

La communauté seconde qui aura "(porté) la lucidité à son point extrême" pourra alors assumer une sorte d'aristocratie à l'égard de la masse, qui passera d'une forme de croissance quantitative (les banlieues des grandes villes) au dégagement de sa "combustion intérieure". Bataille précisera d'ailleurs sa pensée dans un article de 1938; "La chance": "LA STRUCTURE DE TOUT ENSEMBLE EST DETERMINEE PAR CEUX DE SES ELEMENTS QUI SONT, EN RAPPORT AVEC SES POSSIBILITES, DES CHANCES HEUREUSES." 33

Le fait que cette foule soit "tragique", empreinte de "majesté misérable", mais d'autre part objet d'une autorité implacable — forme de nietzschéisme "restreint", même si Bataille substitue systématiquement le lexème "chance" à celui de "puissance" — présente une contradiction insoluble; en d'autres termes: l'impossibilité d'articuler la composante ésotérique précédemment envisagée avec une quelconque forme d'action; si cette dernière ne peut recevoir de "but limité" c'est qu'elle est tout simplement impossible.

4.3. Un pouvoir pontife

Désarticulation et télescopage: l'image de l'histoire, pendant les années 30, ne serait autre que le reflux du temps qui vient redoubler la "récapitulation" abellienne. D'où l'une des figures majeures de Bataille: le redoublement. Le temps n'est plus le dépassement hégélien (irréversibilité) ni le passage gnostique (réversibilité) mais volonté d'appropriation de la réversibilité: redoublement de celle-ci: passage du passage. Ce geste parcourt l'entier du texte bataillien dont le sens global est la subsomption d'une négativité duelle: d'une part celle qui dénie au "réfèrent" le droit de devenir representamen (elle s'investit dans des formants lexicaux: "aspects", "besognes", "informe", "signification exceptionnelle" (...); des figures: la disproportion, la "véritable négation" (...); une composante psychanalytique: Vanalité); de l'autre celle qui dénie à l'élément la possibilité d'une stase, d'une abstraction hors d'un dynamisme d'ensemble, d'un engendrement par différence (elle met en jeu des "équivalents généraux", la figure de la circularité, l'alchimie, la déceptivité sémiotique (relativisation mutuelle des plans de dénotation et de connotation); la composante phallique).

La subsomption que nous venons d'évoquer, et qui règle, selon diverses modalités, l'immense architecture du texte bataillien, prend le sens d'une constructionappropriatrice de Yinstant. L'instant est celui du pontifex, du pontonnierselon une conception archaïque qui veut que le pouvoir soit accélération



33: Verven°4,nov. 1938; O. C. I, p. 649.

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de la venue de la "charnière des temps" et célébration du passage d'une ère à l'autre, d'un cycle au suivant; célébration mortelle puisque dérive entre une identité mourante et une altérité négative (ce qu'illustre dans un autre champ la reproduction primitive dont l'orgasme ("petite mort") conserve la mémoire).

Une représentation du décapité (Acéphale n° 1, 24 juin 1936) prend dans ce contexte une importance de premier plan. Le personnage est en effet figuré assis sur un volcan, les pieds posés sur un glaive: association explicite de l'instance anale (le fondement en contact avec la bouche du volcan: équivalence déflagration/défécation, subordination de l'appropriation à l'excrétion, qui alimentent l'entière mythologie du Bataille des années 30) et de l'instance phallique (le glaive). Un commentaire placé sous le dessin mentionne: "Le glaive, c'est la passerelle". Equivalence qui définit en effet le pouvoir comme subsomption de la double négativité: passage par excellence.

Le temps est à peu près l'unique enjeu de la pratique bataillenne (scripturale ou autre). Mais les "temps tragiques de la Grèce" balancent la "réminiscence" proustienne: le temps est incisif, actif, destructeur - se l'approprier c'est se hisser à l'instant où son orientation est suspendue de par son exaspération même; exaspération à provoquer: d'où le "sacrifice", qui n'a chez Bataille aucune valeur génésique, fondatrice (comme chez Y. Mishima ou E. Vittorini). Exaspération par laquelle le temps dénude la "totalité de l'être". Mais on voit mal - en dépit de la boutade de Hegel: la "chouette de Minerve" - ce qu'une philosophie et un langage d'après la fin pourraient tout simplement signifier.

5. Les guenilles de l'histoire

On sait que Bataille jugera ultérieurement sans aménité la période controversée d'Acéphale et du Collège. Du "surfascisme" (notion à laquelle il n'est pas douteux qu'il acquiesça, non pas tant d'ailleurs sous la forme simpliste de P. Dugan, que de la façon plus diffuse que nous venons d'évoquer) ne sera cependant récusée qu'une sorte d'esthétique — et non la conjonction (an)historique entre sa "superstructure" et la réactivation du tissu social archaïque:

Si l'on veut comprendre ce qu'il y avait de vrai (...) dans cette tendance fasciste paradoxale, il faut lire L'œillet rouge d'Elio Vittorini et l'étrange post face de ce livre. Il est certain que le monde bourgeois tel qu'il est est une provocation à la violence et que, dans ce monde, les formes extérieures de la violence sont fascinantes. (Quoi qu'il en soit, Bataille pense, au moins depuis Contre-attaque, que cette fascination mène au pire.)34

Convoqué, E. Vittorini doit être lu. Qu'y trouve-t-on? Ceci par exemple:



34: Notice bibliographique destinée au "Lexicon der Literatur der Gegenwart" rédigée vers 1958. a C. t. VIII, p. 461.

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Le fascisme a tué Matteoti: cela revient à dire qu'il a tué quelqu'un et c'est justement ce que chacun d'entre eux se sent appelé à faire. A leurs yeux, qui voient que les autres ne tuent pas, le fascisme est force et, comme la force, est vie, et comme la vie, révolution."

L'acquiescement implicite de Bataille à une conception somme toute banale de la violence, qui veut que la fascination qu'elle exerce relève d'un contexte d'âge et de classe, la réduction du fait totalitaire à un phénomène extérieur, contrastent radicalement avec les vues exposées dans ce texte. Parlant de "violence", de "fascisme", de "fascination"... Bataille parle d'autre chose. Il a démuni les concepts de leurs complicités projetées sur l'écran d'un avenir immédiat ("terre promise") où s'écrit la fin de l'histoire et où ils se perdent. Jetant rétrospectivement un regard "objectif Bataille a perdu ce qui est exactement la lisibilité des concepts. Ce qu'il a retenu, au fond, c'est la "charlatanerie des Hitler, Staline ou Mussolini, se taillant des triomphes faciles parce qu'ils arrivaient en disant: "Moi je vais vous offrir du communautaire et du religieux.""36.

Mais cette perte du code et la palinodie qui en résulte étaient-elles evitables? Pourquoi déguiser l'irritation et l'insatisfaction où nous mène ce méta-discours sur Bataille? Forcer l'énigme de l'histoire: un magma de concepts bancaux qui n'ont de pertinence que par leur échange généralisé, leur équivalence tautologique et déceptive qui astreint les honnêtes catégories des Lévy-Bruhl et autres Durckheim à des fins aberrantes. Fusion censée dénuder quoi? sinon une mécanique analogique, une kaléïdoscopie muette? Et comment masquer notre désenchantement devant ce qui n'est plus que le bric-à-brac fétichiste de la "maison de la sorcière"? Et le "secret" a toutes les chances d'être celui de Polichinelle.

La "récapitulation" abellienne devient aussi incontestable que sinistre. Si le cycle de l'lncarnation s'achève par le télescopage de ses termes et le retour de son refoulé cela ne signifie exactement rien: l'on n'obtient nullement la materia prima alchimique mais un dérisoire paquet de mythèmes37.

Comme Edwarda le temps montre ses "guenilles" puisqu'il y a un œil pour
les voir; et ce qu'il montre est la structure de tout cycle, non le propre de tel
ou tel. Le cycle suivant n'est ainsi ni le même ni sa différence. Car l'histoire



35: E. Vittorini: // garofono rosso, Milan, Mandavoni 1948 (rédaction: 1933-1934); nous traduisons.

36: D. de Rougemont: Le nouvel observateur, 3-9 oct. 1977. On sait que l'auteur de L 'amour et l'occident fonda I'"Ordre nouveau" en 1933.

37: On comparera — mutatis mutandis — avec l'anagrammatisme saussurien qui est a) incontestable, b) invérifiable.

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n'est pas tant inexistante qu'absente, hétérogène aux catégories: neutre. Et c'est cette inadmissible neutralité que toutes les dialectiques ont voulu conjurer jusqu'à lui sacrifier la subjectivité humaine. C'est elle qui définit sans doute l'irréductible du tragique.

Francis Gandon

Madagascar

Résumé

Dans un inédit de 1936-1937 Bataille précise les objectifs qu'il assigne à Acéphale et au Collège de sociologie: étudier un "tissu social devenu analogue à celui des sociétés primitives, du fait de son caractère "mythique" et "rituel" (le climat fasciste de l'époque est ici clairement lisible); donner à cette analogie ses conséquences "politiques" par une forme paradoxale d'action ("sans but limité").

J'avance l'hypothèse que Bataille est confronté à une "compétence" (au sens chomskyen): un dispositif apte à générer un type de discours ésotérique dont les énoncés particuliers se retrouvent tant du côté des pouvoirs totalitaires que de celui de l'ultra-gauche française. Cette convergence marque une "récapitulation" historique, à savoir la fin d'un cycle et la dénudation de ses attributs. Cette dernière ne peut faire toutefois l'objet d'un savoir particulier. La double impossibilité d'articuler hypothèse cyclique (dont la sociologie serait la science) et savoir propre, savoir et pouvoir, (les "symboles qui subjuguent"), définit les limites d'un type de pensée gnostique-ésotérique (encore que "gauchie"), que Bataille reniera par la suite.