Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

"Li Buens Chevaliers" ou "uns buens chevaliers"? Perlesvaus et Gauvain dans le Perlesvaus

par

Keith Busby

Un élément commun à tous les romans du Graal au Moyen Age, c'est le contraste, explicite ou implicite, entre celui qui réussit à l'épreuve du Graal et celui qui échoue. Dans le premier roman français du Graal que nous possédons, le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, le poète champenois établit un contraste entre les progrès faits par le jeune Perceval, sans doute destiné à réussir à l'aventure du Graal, et l'immobilité du parangon de la chevalerie arthurienne, Gauvain, neveu du roi Arthur. Il est diffìcile de dire si Chrétien aurait rendu plus explicite la relation entre les deux chevaliers s'il avait terminé son dernier roman. Pour ma part, j'incline à croire que Perceval aurait vaincu Gauvain en combat singulier, sans toutefois le tuer. Le rôle joué par Gauvain dans les autres romans de Chrétien peut justifier cette hypothèse: combat indécis avec Cligès et Yvain (mais victoire morale du Chevalier au Lyon) et échec gênant dans le Chevalier de la Chorrete opposé à la réussite de Lancelot au pays de Gorre. Les causes de l'impuissance de Gauvain ne sont pas difficiles à déceler. D'abord, c'est un personnage pré-existant, ayant des traits bien établis, qui ne se prête donc pas à l'évolution que montre un Erec, un Cligès, un Yvain, un Lancelot, ou un Perceval. La prouesse et la courtoisie de Gauvain ne sont jamais mises en doute, mais Chrétien suggère, de plus en plus clairement dans ses trois derniers romans, que le défaut de Gauvain est son incapacité à aimer. Il n'y a qu'à considérer ses conseils contestables à Yvain, son insuccès face à l'inspiration de Lancelot amoureux, sa galanterie superficielle dans presque toutes les aventures qui lui sont attribuées dans le Conte du Graall.

J'ai montré ailleurs que l'une des méthodes employées par Chrétien pour
mettre en lumière le contraste Perceval/Gauvain peut être mise à jour par une



1: Voir mon Gauvain in Oíd French Literature (Amsterdam, 1980), passim. Le présent article représente un développement de quelques idées déjà émises dans les p. 217-233 de mon livre.

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analyse de la structure narrative du roman2. En résumé: le jeune Perceval fait continuellement des progrès qui l'amèneront à dépasser le statut de Gauvain, tandis que ce dernier se trouve constamment obligé de revenir sur ses pas, détournéde sa mission, avant de regagner son point de départ, sans avoir rien achevé. L'ironie suprême du Conte du Graal est peut-être que la plus haute quête du monde arthurien, celle du Graal, est menée à bien par un étranger, car les liens de Perceval avec la cour sont minimes: il ne s'y intègre jamais. Gauvain, par contre, est l'incarnation de l'idéal arthurien, et ses vertus et ses défauts sont ceux de la société arthurienne elle-même.

La date du Perlesvaus a été beaucoup discutée, et reste incertaine, bien que son antériorité par rapport à la Queste del Saint Graal soit aujourd'hui généralement acceptée3. Il n'est pas possible de démontrer de façon certaine l'influence de la Continuation-Gauvain, de la Continuation-Perceval, ou du Didot- Perceval sur le Perlesvaus, mais la structure épisodique des deux textes en vers, et le rôle restreint joué par Gauvain dans le Didot-Perceval suggèrent que c'est chez Chrétien de Troyes que l'auteur du Perlesvaus a su trouver l'idée d'un contraste entre le héros du Graal et le neveu d'Arthur. On sait que la version de ce roman qui nous est parvenue dans les manuscrits de Bruxelles, d'Oxford et de Paris ne peut guère être antérieure aux années dix du XIIIe siècle, mais les différences assez remarquables entre l'histoire du royaume d'Arthur telle qu'elle est présentée dans le Perlesvaus et telle qu'on la retrouve dans le cycle du Lancelot-Graal indiquent qu'une version du Perlesvaus a pu être écrite avant l'établissement du Láncelo t-Graal comme version classique, "standard", avant la fin du XIIe siècle même4. On pense notamment àla survivance de la mère de Perlesvaus (trait qui se retrouve dans le Peredur gallois et dans le Sir Perceval anglais), à l'histoire énigmatique de Loholt, à la mort de Guenièvre, et surtout au fait que c"esi Periesvaus/Perceval qui est le héros du Graal, et non pas Galaad.

Bien que le Perlesvaus présente de nombreuses ressemblances thématiques avec le Conte du Graal, il en diffère fondamentalement sur un point. L'éducationde Perceval ne nous est pas présentée, le jeune gallois ayant déjà acquis au début du roman le titre de "li Buens Chevaliers". Il n'y a donc aucune raison pour que l'auteur insiste longuement sur le thème du nice, si important dans le poème de Chrétien: il est hors de doute que Perceval est au moins l'égal de Gauvain. Chez Chrétien, à part l'épisode du vendredi saint, toutes les aventures



2: Ibid., p. 83-151

3: Voir Thomas E. Kelly, Le Haut Livre du Graal, Perlesvaus: a Structural Study (Genève, 1974), p. 9-15.

4: Cf. Pierre Galláis, "Perlesvaus et l'interdit de 1171." Mélanges René Crozet (Poitiers, 1966), 11, p. 887-901.

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de Perceval ont lieu avant l'apparition de Gauvain, mais dans le roman en prose, on parle de son premier e'chec au Château du Graal comme étant situé dans un passé récent quoique mal défini (par exemple 11. 1086 et ss., 1608 et ss., 1650 et ss.)s. Qui plus est, presque toutes les aventures importantes de Gauvain sont racontées dans les six premières branches du Perlesvaus, et le héros du Graal n'apparaît en personne que dans la branche VII.

Autre différence: chez Chrétien, les quêtes de Gauvain et de Perceval ne sont pas exactement parallèles puisque Gauvain cherche la Lance et Perceval le Graal. L'auteur du Perlesvaus, par contre, montre les deux héros (plus Lancelot, bien sûr) à la recherche du même objet. Le principe reste le même, mais l'exécution est peut-être un peu moins subtile,le contraste plus explicite dès le début.

L'auteur du Perlesvaus emploie beaucoup d'éléments qu'il a puisés dans l'œuvre de Chrétien de Troyes, mais son Gauvain diffère aussi à plusieurs égards de celui du poète champenois. Siles exigences de l'histoire ne lui ont pas permis de faire de Gauvain le héros du Graal, il a toutefois fait de son mieux pour réhabiliter un peu ce personnage qui avait subi des échecs et des humiliations dans le dernier roman de Chrétien. On ne peut que deviner les causes de cette attitude indulgente de l'auteur du Perlesvaus envers Gauvain, attitude qui est, pour l'époque, presque unique. Après le noircissement du personnage dans la Queste del Saint Graal et dans le Tristan en Prose, quelques auteurs, il est vrai, essayeront de refaire de Gauvain un véritable héros6, mais l'estime dont profite Gauvain dans le Perlesvaus est rare pour un texte écrit avant 1230. Il se peut que le lieu d'origine du roman y soit pour quelque chose, et je ferai vers la fin de cet article une suggestion circonspecte à ce sujet, mais pour le moment, je me contenterai d'analyser le comment et non pas le pourquoi du traitement du personnage de Gauvain dans le Perlesvaus.

Quand nous voyons Gauvain pour la première fois dans le roman, il est en quête du Graal, mais se laisse détourner un instant pour aider une demoiselle en détresse et gagne, presque fortuitement, l'écu de Judas Machabée (11. 693-875);peu il défend la Veuve Dame, mère de Perlesvaus, contre son ennemi Kahos le Roux (975-1213). Dans le Conte du Graal, Gauvain se laisse détourner plusieurs fois de sa mission, et ceci avec des conséquences fâcheuses. Ici, par contre, ses actes ont tous une valeur sociale positive, et il ne peut pas agir autrementqu'il le fait sans démériter; dans le Conte du Graal, la possibilité subsiste pour Gauvain de ne pas participer au tournoi de Tintagel et de partir tout en



5: Toutes les références renvoient à l'édition de W. A. Nitze et T. A. Jenkins, Le Haut Livre du Graal: Perlesvaus (Chicago, 1932-1937), t. 1.

6: Par exemple, L'A tre Périlleux et Le Chevalier aux Deux Epées.

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gardant sa réputation intacte. Dans le roman de Chrétien, on peut douter aussi que Gauvain n'oublie complètement sa mission par endroits, mais l'auteur du Perlesvaus rappelle régulièrement au lecteur que Gauvain reste préoccupé par son voyage vers le pays du Roi Pêcheur. Par exemple, juste avant d'arriver à Kamaalot en Galles, on lit:

Ci se test li contes de la damoisele, e dit que Messire Gavains s'en va parmi la halte forest
e chevauche a grant esploit, e prie Dieu qu'il le mete en tel voie par ont il puist aler en
la terre le Roi Pescheeur. (975-977)

Quand Gauvain se nomme, la réaction du Seigneur des Mares (1196 et ss.) indique que Gauvain possède à ses yeux une réputation de chevalier courageux et loyal, bien que ces vertus ne soient pas précisées. L'aide qu'il offre à la demoiselle et à la Veuve Dame confirme sa prouesse et sa générosité, mais la réputation qu'il a gagnée dans le passé ne se borne pas à celle d'un chevalier vaillant et généreux. Les deux épisodes suivants, de Marin le Jaloux et de l'Orgueilleuse Pucelle, nous rappellent que Gauvain s'est aussi fait un grand nom comme séducteur de femmes, et cela est quelque chose que l'auteur du Perlesvaus se sent obligé de condamner. La renommée de Gauvain comme séducteur est telle que Marin le Jaloux ne peut ni s'imaginer que Gauvain ait pu rester chez sa femme sans l'avoir séduite ni que sa femme ait pu résister aux avances de ce "Don Juan courtois"7. Le lecteur sait que la conduite de Gauvain ainsi que celle de la dame est sans reproche, mais dans l'esprit de Marin, cette possibilité n'existe tout simplement pas. Si Gauvain a rendu visite à sa femme, c'est qu'il l'a séduite. Les calomnies du nain ne font rien, il est vrai, pour chasser les soupçons de Marin, mais la peur que Gauvain ne séduise sa femme semble avoir existé depuis longtemps. Quant le nain avertit la dame que Gauvain est à la porte, elle répond:

"II est li chevaliers o monde qe mes sires dote plus e resoigne por amor de moi, car il m'a dit mainte fuk c'onqucs messires uavams ne porta foi a dame ne a damoisele qu'il n'en feïst sa volenté." — "Dame, fet h' nains, ce n'est pas voirs, quanc'on dit." (1241-1245)

Malgré les protestations de Gauvain et de la dame, Marin la tue brutalement et
s'enfuit dans un refuge où Gauvain ne peut le suivre.

L'épisode de l'Orgueilleuse Pucelle présente des ressemblances, on le sait, avec celle de la Pucelle de Gaut Destroit dans la Vengeance Raguidel*, mais la version du Perlesvaus est moins élaborée, et peut-être moins bien motivée. L'Orgueilleuse Pucelle a installé une guillotine dans sa chapelle pour décapiter les trois meilleurs chevaliers du monde (Gauvain, Lancelot et Perlesvaus):



7: La phrase est de Jean Frappier: Etude sur la Mort le roi Artu (Genève, 1972, 3e édition), p. 70.

8: Vv. 1722 et ss. de l'édition de M. Friedwagner (Halle, 1909).

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"Qar ge ne puis avoir joie d'eus a leur vie, si en avré joie à leur mort." (1469-1470)

Evidemment, c'est l'orgueil de la Pucelle qui est en question ici, mais le lecteur se demande quels aspects de la réputation de Gauvain ont amené la Pucelle à le classer parmi les meilleurs chevaliers du monde. Il n'est peut-être pas sans importance que l'accent soit mis sur la promiscuité de Gauvain dans la Vengeance Raguidel. Là, la fille veut le tuer parce qu'elle croit qu'il ne restera pas chez elle de son plein gré et que la tentation de nouvelles conquêtes amoureuses sera trop forte. Le problème de l'influence d'un texte sur l'autre est si épineux queje ne veux pas l'aborder ici, mais même s'il ne s'agit pas spécialement du libertinage de Gauvain dans le roman en prose, c'est certainement sa réputation générale qui lui vaut cet embarras, d'où il ne se tire que grâce à un hasard. Au fur et à mesure que les aventures de Gauvain prennent un aspect plus négatif, les rappels de sa mission disparaissent, remplacés par les affirmations de sa désorientation, autre trait caractéristique du Conte du Graal.

Ayant reçu dans une scène touchante l'hommage du jeune Méliot de Logres, fils de Marin le Jaloux, Gauvain commence à s'approcher du pays du Roi Pêcheur, mais sans le savoir (on pense à son voyage vers Escavalon dans le Conte du Graal). La porte d'une maison où Perlesvaus gît malade lui est fermée, et il arrive enfin à un beau château où des prêtres et des chevaliers sont en train de prier. Ce château se situe à l'entrée du pays du Roi Pêcheur et ne peut pas être contourné, celui qui cherche le Graal étant donc obligé de le traverser. Mais quand Gauvain demande la permission d'y entrer, un prêtre lui dit qu'il faut d'abord apporter l'épée avec laquelle St. Jean Baptiste fut décapité. Nouvelle déception de Gauvain et nouvelle désorientation:

Messire Gavains s'en part atant, si dolanz et si pensis qu'il ne li sovient de demander en
quel tene il trovera l'espée, ne comment li rois a non qui l'a; mes il en savra bien noveles
qant Dieu pierà. (1726-1729)

Le "progrès" fait jusqu'ici par Gauvain est donc inutile puisqu'il doit retourner et repartir il ne sait où. Comme pour la Lance-qui-saigne dans le Conte du Graal, Gauvain n'a pas de données sur l'objet qu'il cherche. L'acquisition de cette épée est donc un sine qua non pour pouvoir voir le Graal, mais ne garantit pas en ellemême une réussite chez le Roi Pêcheur puisque le quêteur doit aussi poser la question décisive.

D'un certain point de vue, la route de Gauvain se définit par la nécessité de trouver l'épée parce qu'il lui faut revenir à ce château, le Château de l'Enquête, avant de pouvoir poursuivre son chemin, où qu'il aille dans l'intervalle. Quand un "borjois" remarque que le cheval de Gauvain est si maigre qu'il ne convient plus à un si beau chevalier, Gauvain cède à sa demande de revenir lui montrer

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l'épée à condition qu'il lui cède en échange un autre cheval, et cela fait, Gauvain repart (1730-1753). Deux choses sont à remarquer. D'abord, la promesse faite au "borjois" contraindra Gauvain à refaire, en sens inverse, la première partie de son voyage. Deuxièmement, à la différence du Conte du Graal, où Gauvain se voit obligé de monter sur un cheval boiteux et sur un vieux roncin, il réussit ici à éviter la honte d'une monture ridicule en prenant le cheval du "borjois". Soucieux d'atténuer l'humiliation subie par Gauvain dans le Conte du Graal, l'auteur du Perlesvaus invente une situation dont son personnage peut profiter.

Ayant quitté le "borjois", Gauvain arrive directement à un magnifique pavillon où un nain l'aide à se désarmer et où un valet lui apporte à manger. Viennent ensuite deux demoiselles qui espèrent vivement que leur hôte abolira la mauvaise coutume de la tente. Dès qu'elles savent que c'est Gauvain, elles sont pleines de confiance, et s'offrent toutes les deux, cœur et corps, à lui. Mais Gauvain ne veut que dormir, ce qui amène les deux filles à conclure que ce Gauvain est un imposteur:

"Par Dieu, fet l'une a l'autre, se ce fust cil Gavains qui niés est le roi Artu, il parlast a
nos autrement, e trovissions en lui plus de déduit que en cestui; mes cist est uns Gavains

contrefez. Malement est enploiee l'onneurs qu'on li a fête en ceste tente." (1813-1817) Les deux jeunes tentatrices, si désireuses de coucher avec le célèbre Gauvain, sont donc déçues. Leur réaction n'est pas sans rappeler celle de Marin le Jaloux: si le chevalier était vraiment Gauvain, il aurait fait l'amour avec elles. Pour détruire la mauvaise coutume de la tente il faut se battre avec deux chevaliers, ce qui donne à Gauvain l'occasion de faire honneur à un autre aspect de sa réputation, mais pas avant d'avoir dû entendre quelques "ramprosnes" (ce qui rappelle l'épisode de Tintagel dans le Conte du Graal):

"Sire chevalier, font eles, or vena on se vos estes Gavains, li niés le roi Artu." - "Par foi,
foi l'aiznee, ge ne croie pas qu'il doie oster la mauvese costume par coi nos perdons la
venue des chevaliers, et se il le pooit fere ge li pardonroie mon mautalent." Messire

Gavains s'oï ramposner autresi le jor corn la nuit, si en ot vergoigne. (1847-1851) "Gauvain le contrefait" renverse ses deux antagonistes, refuse encore une fois l'amour des deux demoiselles et s'en va. L'ironie de la situation est évidente: Gauvain s'est réformé parce qu'il est à la recherche du Graal; son comportement dans l'épisode de Marin le Jaloux est d'une probité scrupuleuse, et ici il ne réagit pas à la lubricité des deux demoiselles. Mais Marin ne croit pas à sa chasteté et les deux demoiselles ne veulent pas croire qu'il est vraiment Gauvain. Si elles sont enfin convaincues de son identité, l'aînée n'arrive tout de même pas à comprendre son refus devant leur offre généreuse: "'Or, est ce, fet elle, H plus fox chevaliers du mont'" (1913).

Pour atteindre la terre du Roi Gurgaran, où d'après le "borjois", il trouvera

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l'épée, Gauvain doit passer à travers le pays du Roi de la Gaite. Ce roi essaie de retenir Gauvain un an dans son pays, mais le laisse partir après que Gauvain lui a promis de revenir lui montrer l'épée (même promesse que celle qu'il a faite au "borjois"). Une telle promesse est le seul moyen de partir. On pense aux accords convenus entre Gauvain et le Roi d'Escavalon, et Gauvain et la Reine du Château des Pucelles dans le Conte du Graal, et on voit maintenant comment Gauvain sera obligé de repasser et chez le Roi de la Gaite et chez le "borjois" avant d'entrer dans la terre du Roi Pêcheur. Le château de Gurgaran, où Gauvain acquiert en effet la fameuse épée, est le point central de sa quête entre les deux visites au Château de l'Enquête. Sa visite chez Gurgaran est d'ailleurs la partie de sa quête où Gauvain réalise le plus d'exploits: il libère le roi d'un géant qui ravage son pays, reçoit en échange l'épée, et convertit par sa vertu le roi païen:

Issi fu baptisiez cist rois qui sire estoit d'Albanie, par le miracle de Dieu et par la chevalerie
Monsegneur Gavain. (2072-2073)

Le voyage de retour commence, et est nettement indiqué par l'auteur ("Et s'en revient arrière" — 2074). Gauvain tient ses promesses au Roi de la Gaite et au "borjois", mais sa progression est gênée chaque fois par la perte temporaire de la dite épée. Le Roi de la Gaite la lui dérobe parce qu'il est lui-même du lignage de celui qui a décapité St. Jean Baptiste et ne la rend qu'après que Gauvain ait promis de faire la volonté de la première demoiselle qu'il rencontrera. Cette promesse aura des conséquences fâcheuses plus tard dans le récit. Le "borjois" la lui dérobe pour la donner à l'église de la ville pour l'ajouter aux reliques; les prêtres la rendent tout de suite dès que Gauvain s'explique. Gauvain passe la nuit au Château de la Pelote, où l'auteur rappelle la mort de la femme de Marin le Jaloux, et regagne le Château de l'Enquête, où il est reçu avec beaucoup de réjouissances (2146). La dernière partie de son itinéraire peut donc se résumer de la façon suivante: Château de l'Enquête — ville du "borjois" — Château du Roi de la Gaite — Château de Gurgaran — Château du Roi de la Gaite — ville du "borjois" - Château de l'Enquête. Autrement dit:A-B-C-D-C-B-A. On peut analyser de manière semblable la structure des aventures de Gauvain dans le Conte du Graal, mais à une différence près. Dans le roman de Chrétien, Gauvain fait le tour sans rien achever, mais ici, au contraire, il revient à son point de départ après avoir remporté un véritable succès. Ceci est un procédé typique chez l'auteur du Perlesvaus destiné à rendre à Gauvain une partie de l'éclat qu'il a perdu dans le Conte du Graal9.



9: Thomas Kelly a bien vu lui aussi que le chemin de Gauvain est circulaire, mais n'a pas fait la comparaison avec le Conte du Graal. Voir son étude citée ci-dessus, n. 3, p. 63-64. Pour une analyse détaillée de l'itinéraire des deux héros du Conte du Graal, voir mon Gauvain in Old French Literature, p. 83-151, surtout pp. 129,141-142.

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L'explication donnée à son échec au Château du Graal a le même but. Le Roi Pêcheur loue sa "grant valor" (2375) et dit que la clarté dans la salle provient de l'amour de Dieu pour Gauvain (2380-2381), mais malgré le fait que le roi lui rappelle l'échec de Perlesvaus, il n'arrive pas à poser la question, étant trop absorbé par ce qu'il voit dans le saint vaisseau. Gauvain échoue donc, mais avec honneur, comme l'a bien vu Jean-Charles Payen:

Comme si la ferveur, au Moyen Age, pouvait être excessive, et la dévotion contraire au
salut!lo

Et comme le dit une demoiselle du château:

"Sire, Diex soit garde de vostre cors, comment que vos aiez esploitié, car il m'est avis q'il
ne faut en vos ce que vos ne vousistes dire la parole donc cist chastiax refust en joie."
(2479-2482)

Sur ce, Gauvain quitte la terre du Roi Pêcheur, poursuivi par son orage personnel
tandis que tout autour le pays est baigné de soleil.

Point n'est besoin d'insister ni sur les progrès faits par Perlesvaus ni sur la nature positive de toutes ses aventures. Il suffit de rappeler les épisodes de Kahos le Roux, du Roi de Chastel Mortel, de la Vermeille Lande, du Seigneur des Mares, du Chevalier au Dragon, etc. Tout ceci le rend digne de rentrer au Château du Graal après la mort du Roi Pêcheur et d'y rester longtemps avant son départ mystérieux dans la nef:

Josephes nos recorde que Perlesvaus s'en parti en tel maniere, ne onques puis ne sot nus
hom terriens que il devint, ne li estoires n'en parole plus. (10162-64)

L'"élection" de Perlesvaus n'est jamais mise en doute, et l'auteur emploie plusieurs moyens pour nous le montrer. J'ai déjà fait remarquer, à propos du Conte du Graal, que Perceval ne s'intègre jamais dans la société arthurienne. L'ironie de l'étranger qui réussit là où les meilleurs chevaliers de la cour échouent est ici accentuée par l'impuissance de la cour à rester en contact avec Perlesvaus. Comme pour souligner la distance entre Perlesvaus et Gauvain, c'est presque toujours Gauvain qui manque de trouver le jeune héros. Il n'arrive pas à entrer dans l'hermitage où Perlesvaus gît malade, et quand Perlesvaus, incognito, rend une brève visite à la cour, Gauvain n'est pas là. Son chagrin à la nouvelle que le visiteur était en effet Perlesvaus est extrême:

"Ha! fet Messire Gavains, com sui mescheanz que ne puis voer le Bon Chevalier!" (4147-4148)

Par conséquent, Gauvain et Lancelot se décident à partir à la recherche de



10: Jean-Charles Payen: Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale (Genève, 1968), p. 424.

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Perlesvaus, et c'est la quête de Gauvain que l'auteur décrit longuement. Comme pour sa quête de l'épée, les données manquent sur le lieu où se trouve Perlesvaus, et deux fois Gauvain le rencontre sans le savoir. Quand un hermite lui révèle ceci, sa plainte se fait entendre comme un refrain:

"Certes, fet Messire Gavains, il m'est molt mescheù ... Or sui si dolanz que ne sai mon
roi ... Il m'est trop mescheù en ceste queste. Je l'ai ....ii. foiz trouvé et parllé a lui, et
or le r'ai perdu." (4370, 4374-4375,43774378)

Et ainsi de suite jusqu'à ce que les deux chevaliers se retrouvent fortuitement
chez l'hermite Joseus.

Ce procédé, c'est à dire la quête du héros par un personnage secondaire se trouve, bien sûr, ailleurs que dans le Perlesvaus. L'usage le plus développé du thème est certainement dans le Lancelot Propre du cycle Lancelot-Graal, où les chevaliers de la cour se mettent à maintes reprises en quête de Lancelot. Est-ce que le Perlesvaus a pu influencer le Lancelot Propret Malheureusement, la datation des deux textes est si incertaine qu'on n'oserait le dire avec certitude, mais cette possibilité ne peut pas être exclue. Ce qu'on peut bien maintenir, c'est que le procédé est utilisé dans les deux textes à la même fin, pour souligner la différence entre le héros du texte et les représentants de la cour arthurienne.

D'autres épisodes isolés témoignent du même dessein de l'auteur. Bien que Gauvain défende la Veuve Dame contre Kahos le Roux (975 et ss.), le répit qu'elle obtient n'est que temporaire, et son fils doit plus tard la débarrasser définitivement de Kahos (3187 et ss.). On pourrait aussi citer l'exemple du Couard Chevalier que Gauvain rencontre deux fois (1350 et ss., 4230 et ss.) et qui reste après ces deux rencontres le Couard Chevalier. Mais lors de son premier contact avec Perlesvaus (5519 et ss.), le Couard se transforme en le Hardi. Que le compagnonnage de Perlesvaus réussisse là où celui de Gauvain n'accomplit rien n'est certes pas une coïncidence. Tous les procédés décrits et analysés ci-dessus sont employés dans le même but, c'est à dire pour faire comprendre au lecteur que Perlesvaus n'est pas tout simplement l'égal de Gauvain, mais qu'il lui est supérieur, qu'il n'est pas simplement "uns buens chevaliers", mais "li Buens Chevaliers".

La phrase est employée à propos de Lancelot dans le Lancelot Propre avant que son nom ne soit connu à la cour, et dans la Queste del Saint Graal, on le sait, Galaad est désigné par cette même épithète. Mais mis à part le fait que Galaad est "li Biens Chevaliers" et que les autres ne le sont pas, l'emploi de la phrase n'a en soi rien d'extraordinaire. Dans le Perlesvaus, au contraire, où nous trouvons pour la première fois l'épithète attachée au héros du Graal, l'exécution de cette idée foncièrement simple se distingue par sa subtilité.

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II ne s'agit pas ici des cas où un chevalier est désigné par la phrase "li meilleurs chevaliers du monde" ou "li meilleurs chevaliers qui vive", bien que pareille épithète soit appliquée au total 21 fois à Perlesvaus,une fois seulement à Lancelot,et pas du tout à Gauvain. Ensemble,Perlesvaus, Gauvain et Lancelot, sont "li trois meilleurs chevaliers du monde" (1456-1457, 3750-3751); Lancelot est appelé "le meilor chevalier du mont" (7543), mais ceci par une demoiselle amoureuse de lui; et pour l'hermite qui raconte à Arthur et à son neveu l'histoire des enfances de Gauvain, celui-ci est ".i. des meilors chevaliers dou mont" (7324-7325).Il s'agit non plus des cas où l'adjectif "buen"/"bon" est employé au sens pluriel et mal défini dans la phrase "li buen chevalier" (1093, 2002-2003, 2265-2266, 3643, etc.), bien que le terme semble parfois désigner les chevaliers qui sont dignes de pénétrer dans le Château du Graal.

Ce qui est frappant pour le cas de Perlesvaus, c'est son sobriquet, dès le début du roman, de "li Buens Chevaliers"ll. L'auteur, pour éviter la monotonie, emploie, bien sûr, d'autres termes pour le désigner: trois fois, il est "uns buens chevaliers" tout simplement (2551, 40254026, 6852), deux fois, "li chastes chevaliers" (910, 6127), et une fois "li autres chevaliers" (952), phrase employée par un hermite qui exhorte Gauvain à faire autrement que le seul chevalier qui a déjà été chez le Roi Pêcheur. Mais l'épithète "li Buens Chevaliers" et ses variantesest employée, d'après les recherches que j'ai faites, 45 fois pour désigner Perlesvaus, et cela au sens spécifique de "celui qui réussira à l'épreuve du Graal". Rien de plus évident, mais plus remarquable, et sans doute partie intégrale du dessein de l'auteur, est l'usage de l'article défini et de l'adjectif "buens" au singulier presque exclusivement à propos des membres de la famille des gardiens du Graal. Les seules exceptions que j'ai pu trouver à cette règle (à part le cas de Gauvain) sont les trois occurrences de "Josephes li buens clers" (56, 4387-4388, 5075), auteur de la prétendue source latine du roman, et les trois cas ùc "li buens chevaliers" pour signifier Judas Machabée. En plus de Perlesvaus, trois personnes de son lignage sont désignés "li buens": Joseph d'Arimathie est cinq fois "li buens soudoiers" (623, 1680, 5743, 5793-5794, 6226); Pelles, frère du Roi Pêcheur et oncle maternel de Perlesvaus, est désigné soit comme "li buens Rois Hermites" (quatre fois - 2931, 3927, 8673, 8731-8732), soit comme "li buens Rois Pelles" (deux fois - 4989, 6227); et le Roi Pêcheur lui-même, gardien du Graal, est quatre fois nommé "li buens Rois Peschieres" (4985-4986, 5145, 6286, 8912). A deux reprises, l'adjectif est appliqué au lignage même, la première fois quand Gauvain ne sait pas si le descendant de Joseph d'Arimathie



11: L'usage des majuscules dans "li Buens Chevaliers" quand la phrase est employée pour désigner Perlesvaus n'est pas autorisé par les manuscrits; Nitze et Jenkins n'en disent rien dans les notes!

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dans l'hermitage est en fait Perlesvaus, "car il sont maint buen chevalier d'un
lignage" (1685-1686), et la seconde quand la Demoiselle du Char parle du
"buen lignage" de Perlesvaus (9955).

Dans ce contexte, donc, nous sommes autorisés à croire que l'usage d'épithètes semblables ailleurs dans le roman pourrait être plus significatif qu'il ne le semble au premier abord. En tenant compte du contraste général établi par l'auteur entre Perlesvaus et Gauvain, nous allons maintenant examiner l'emploi de l'adjectif "buens" appliqué au neveu d'Arthur. Il va sans dire que Gauvain est "uns buens chevaliers", et il est ainsi décrit deux fois (1118, 1801); trois fois il est "si buens chevaliers" (774, 725-726,1241), mais la phrase n'est pas au superlatif; finalement il figure parmi les "buen chevalier" de la cour d'Arthur dont il est souvent question (2002-2003, 6628, 8111, 8195,9441,9453,9456, 9467, 9472). Il n'y a donc aucun doute que Gauvain est "uns buens chevaliers", mais c'est l'emploi de la phrase avec l'article défini qui s'avère être le plus intéressant. C'est certainement sa bonne réputation qui est à l'origine de la réaction du chevalier, gardien de l'écu de Judas Machabée:

"Comment, fet il, est ce donc li buens Gavains, li niés le roi Artu?" (812-813) II n'y a là rien d'extraordinaire puisque le terme n'est pas exclusif, et il pourrait tout aussi bien s'agir du "buens Láncelos" ou du "buens Yvains". Plus significatif est l'usage de l'épithète dans les épisodes où il est question de la mauvaise réputation de Gauvain. Par exemple, le nain méchant de Marin le Jaloux dit à Gauvain qu'il va annoncer à sa dame la venue de "Messire Gavains, li buens chevaliers" (1234-1235). C'est, en effet, ce qu'il fait:

"Or tost, dame, fet il, menez joie. Messire Gavains, li buens chevalier, vient herbergier
avec vos." (1238-1239)

Gauvain peut être ici "li buens chevaliers" parce que le contexte immédiat n'a rien à voir avec la quête du Graal, mais la mort tragique de la dame ajoute une ironie cruelle à la frustration de Gauvain qui ne peut pas faire oublier son passé de libertin.

Il en va pareillement pour l'épisode des Demoiselles de la Tente où le pauvre
Gauvain, après avoir résisté à la tentation sexuelle et après avoir écouté patiemment
des insultes contre son honneur, s'entend adresser ainsi:

"Sire, font eles, encore vos offrons nos nostre service, car nos savons bien que vos estes
li buens chevaliers. Recevez a amie la quele que vos volez." (1907-1909)

Pour elles, Gauvain est "li buens chevaliers" parce qu'il a détruit la mauvaise coutume de la tente, mais ce n'est pas à leurs yeux que Gauvain doit devenir "li buens chevaliers". Peu après son départ de la tente, quand Gauvain essaie de prendre un vaisseau d'or qu'il voit dans une fontaine, une voix s'écrie:

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"Vos n'estes pas li buens chevaliers cui on en sert e qi on en garist." (1957-1958) Ceci est une allusion à la maladie de Perlesvaus. Il est évident que Gauvain est "li buens chevaliers" pour ceux qui font partie du milieu courtois et chevaleresque où il s'est fait sa grande renommée, mais ceux qui sont associés au monde du Graal ne le qualifieraient jamais comme tel.

It thus seems évident, écrit Thomas Kelly, that the author is thereby seeking to rehabilitate Gauvain. The knight's bad réputation as regards women, his luxure, which had earlier disqualifïed him from posing the Grail question, is finally redeemed while he is on the Grail pilgrimage.l2

Dans un certain sens cela est vrai, mais ce n'est pas la rédemption de Gauvain qui est soulignée par l'auteur, plutôt les deux histoires de Marin le Jaloux et des Demoiselles de la Tente, les histoires qui nous rappellent le passé mondain du neveu d'Arthur. Comme par une vieille blessure qui se rouvre, Gauvain est tourmenté, hanté même, par la mémoire de ces deux incidents dont il rencontre des rappels à chaque pas, quatre fois pour l'histoire de Marin Le Jaloux (1376, 1582, 2130-2135, 4715) et trois fois pour l'affaire de la Tente (2545, 6746, 10027). L'auteur du Perlesvaus essaie certes de réhabiliter Gauvain, mais dans le contexte d'un roman du Graal, la réhabilitation est rarement complète: il reste toujours la différence, la distance, si essentielle pour tous les romans du Graal, entre le héros et les autres.

Cela dit, il faut avouer que le Gauvain du Perlesvaus est un personnage bien plus admirable que celui présenté dans la plupart des romans arthuriens de l'époque. La plupart des textes où le Graal ne figure pas se moquent de lui, mais doucement et affectueusement: la plupart des romans du Graal le prennent au sérieux et les auteurs se trouvent obligés de le désapprouver. Mais l'auteur du Perlesvaus le prend au sérieux et semble l'admirer, dans la mesure où ceci est possible, vu les restrictions imposées pai l'histoire. Pourquoi donc ce Gauvain noble qui, pour se rendre plus digne du Graal, a renoncé à la vie mondaine qu'il a menée autrefois? Pourquoi cet échec honorable au Château du Graal? D'où vient la sympathie indiscutable de l'auteur pour son personnage, censuré, semblet-il,à contre-cœur? Nous savons que le Perlesvaus a des rapports très proches avec l'Angleterre, notamment avec l'Abbaye de Glastonbury, et il se peut même que le roman y ait été écrit. Il n'y a qu'un autre texte d'avant 1230 où le personnagede Gauvain est dépeint aussi favorablement que dans le Perlesvaus: le roman anonyme, en vers, d'Yderl3. Est-ce une coïncidence si le roman tfYder, où



12: Thomas E. Kelly: "Love in the Perlesvaus: Sinful Passion or Redemptive Force?" Romanie Review, LVI (1975), p. 1-12, p. 8.

13: Edité par Heinrich Gelzer (Dresde, 1913). Mme Alison Rawles, de l'Université de Glas gow, vient d'annoncer la prochaineparution d'une nouvelle édition de ce texte important

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Gauvain fait figure de modèle de prouesse et de courtoisie, a peut-être été écrit, lui aussi, en Angleterre? A part l'intégration de l'histoire à'Yder dans les chroniquesde l'Abbaye de Glastonbury, l'auteur du roman mentionne bon nombre de villes et de régions anglaises, toutes dans le sud-ouest du pays, et la langue du poème montre beaucoup de traits anglo-normands.

Dans les romans de Gauvain en moyen anglais, qui datent de la fin du XIVe et du XVe siècle, le neveu d'Arthur est présenté comme un représentant idéal de la courtoisie et de la chevalerie. Ce fait est généralement expliqué comme un développement tardif dans l'histoire de la littérature arthurienne, mais n'estil pas possible que la rareté des romans arthuriens en langue anglaise au XIIIe siècle et pendant la plus grande partie du XIVe ait créé une illusion? Se peut-il que l'admirable Gauvain du Perlesvaus et de YYder s'explique par l'existence d'une tradition insulaire de Gauvain qui se distingue de la manière dans laquelle le même personnage est représenté dans les romans continentaux? La question mérite d'être examinée plus à fond, peut-être à la lumière de l'étude que vient de publier Mme Schmolke-Hasselmannl4.

Dans le passage déjà cité de l'article de Thomas Kelly, le savant américain parle de la rédemption de Gauvain, mais sans faire ressortir l'ironie, contextuelle bien sûr, d'une rédemption qui, bien que complète, s'effectue trop tard pour permettre à Gauvain d'en profiter pour achever la plus haute quête du monde arthurien, celle du Graal.

Keith Bnsby

Utrecht

Résumé

L'auteur du Perlesvaus exploite le contraste entre Perlesvaus (Perceval) et Gauvain établi par Chrétien de Troyes dans le Conte du Graal. Une étude comparée de l'itinéraire des deux chevaliers fait ressortir le décalage entre les progrès réalisés par Perlesvaus et l'immobilité de Gauvain. Bien que le neveu d'Arthur n'ait aucun espoir de mener à bien la quête du Graal, le Gauvain de ce roman est un personnage bien plus estimable que celui que nous retrouvons dans d'autres romans arthuriens de l'époque. Gauvain lutte contre sa réputation de "Don Juan courtois" et résiste à plusieurs reprises à la tentation sexuelle. Le portrait favorable de Gauvain dans le Perlesvaus peut s'expliquer par l'origine anglaise du roman, qui a peut-être été écrit dans les environs de Glastonbury. La possibilité existe d'une tradition insulaire de Gauvain selon laquelle le personnage ne subit pas la dégradation morale qui est la sienne dans les romans continentaux. Néanmoins, en fin de compte, Gauvain reste "uns buens chevaliers" tandis que seul Perlesvaus a droit au titre "li Buens Chevaliers", épithète réservée au héros du Graal.



14: Beate Schmolke-Hasselmann: Der arthurische Versroman von Chrestien bis Froissart (Tiibingue, 1980). Voir aussi mon article "Vieille matière,nouveau sens: à propos d'un livre récent," Rapports, 51 (1981), p. 119-126.