Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Quelques strophes de Jaufré Rudel dont la syntaxe a été mal interprétée

par

Povl Skårup

Le texte suivant est celui d'une communication faite au Congrès du Centre Guillaume IX,
tenu à Poitiers en juillet 1983.

L'interprétation d'un texte comprend plusieurs procédés: l'établissement du texte, l'identification de chaque mot et de sa catégorie morphologique, la détermination de l'acception et de la valence de chaque mot et de ses rapports avec le contexte (y compris la référence des pronoms et des sujets implicites), la détermination de la structure et du sens de chaque syntagme, de chaque proposition, de chaque phrase, etc., allant jusqu'au texte entier. Ces procédés sont impossibles à séparer et même à distinguer, puisque dans la discussion de chaque procédé, il faut constamment tenir compte de tous les autres. Il n'en est pas moins vrai que dans l'édifice de l'interprétation totale, c'est l'établissement du texte et son déchiffrement linguistique qui constituent la base; si cette base est mal construite, les beaux étages risquent de s'écrouler.

Dans ce qui suit, je ne m'occupe que d'une partie de cette base: le déchiffrement syntaxique des phrases, en étudiant quelques strophes composées par Jaufré Rudel. (ou par des remanieurs), dont je pense que la syntaxe a été mal interprétée par les éditeurs de ce troubadour, du moins par Alfred Jeanroy et Rupert T. Pickens (je n'ai pas eu accès à d'autres éditions, sauf pour la seule chanson "Belhs m'es l'estius", publiée par Pietro G. Beltrami; ainsi, je n'ai pas encore pu voir l'édition toute récente faite par George Wolf et Roy Rosenstein). Bien entendu, toutes les phrases du texte n'ont pas la même importance pour l'interprétation du texte entier.

1. "Pro ai del chan essenhadors", strophe V

La strophe V de "Pro ai del chan essenhadors" se lit dans le seul ms. e. Je la
cite avec la ponctuation de l'édition Pickens, p. 140:

Side 72

Lai es mos cors, si totz c'allors
Non a ni sima ni raïtz,
Et en dormen sotz cobertors
Es lai ab lieis mos esperitz;
37 E s'amor mi revert a mal,
Car ieu l'am tant e liei non cal:
Tost veirai ieu si per sufrir
N'atendrai mon bon jauzimcn.

Pickens, p. 141, traduit E s'amor au v. 37 par 'and her love'. Cette traduction suppose qu'elle l'aime, ce qui est contredit par le vers suivant. Aussi Jeanroy, p. 8, traduit-il: 'cet amour pourtant fait mon malheur', sans doute en attribuant l'amour au poète, non à la dame, et en voyant dans s'l'adverbe, qu'il traduit par 'pourtant'. Mais cet adverbe ne semble pas pouvoir précéder un substantif sans suivre un verbe, et son -/ ne s'e'lide guère (dans 1-2/19: Dieu s.' s'aurai ja...?, s' n'est pas l'adverbe, mais la conjonction introduisant une subordonnée interrogative, laquelle a ici la fonction d'une principale interrogative). Or, de même que dans ce dernier exemple, s' peut être la conjonction, introduisant une subordonnée non plus interrogative mais hypothétique. Cela suppose que l'apodose est Tost..., et que le vers Car... est une intercalation entre la subordonnée et l'apodose:

E s'amor mi revert a mal
(Car ieu l'am tant e liei non cal).
Tost veirai ieu si...

'Et si l'amour fait mon malheur (ce qui est bien probable car je l'aime tant et
elle ne s'en soucie pas), je verrai bientôt si...'. Les éditeurs ont bien vu la même
construction dans la strophe 111 de la même chanson:

E si per bos cosselladors
Cossethan no suy enantitz
(Qu'autre cosselhs petit me'n vau,
Aitant n'ay fin talan corau),
Aires no'y a mais del mûrir
S'alqun joy no n'ai en breumen.

2. "Quan lo rossinhols el folhos", strophe II

La strophe II de "Quan lo rossinhols el folhos" se lit dans ce que Pickens appelle
la version 3 (et 3a) de cette chanson, contenue dans les mss R, E et C. Voici le
texte de R, avec la ponctuation de Pickens, p. 84:

8 D'un' amistat soi enveios,
Car no sai joia tan valen,
10 Cor e dezir, que bona'm fos

Side 73

Si en fazia d'amar parven,
12 Quel cors a gran,delgat e gen
E sen ren que'l desconvenha:
14 Es s'amor bon' ab bon saber.

Variantes des deux autres mss: 9 plus valen CE. 10 Cor e défi E, Que d'aquesta
Cil Svm f. d'amor prezen CE. 12 gras CE; dalgat E. 13 quey CE. 14 Es amors
C,E samors bona bon s. E.

Au v. 11, Pickens corrige le texte de R en Srn. Il vaut mieux lire Srm: 'si
elle montrait qu'elle m'aime', cp. la variante de CE.

Selon Pickens, p. 64, le rapport entre les trois mss est celui-ci:


DIVL1557

Cela implique qu'une leçon commune à E et à C n'est pas a priori plus proche de l'original qu'une leçon du seul ms. R (cela vaut notamment pour tan.plus au v. 9). Cela implique aussi qu'au v. 10, où R et E ont à peu près la même leçon (défi doit s'expliquer par une mauvaise lecture de désir avec un s long), celle de C doit être une innovation individuelle.

Dans cette strophe, je pense que les vers 9-11 et 14 ont été mal interprétés
dans les éditions. Je discute d'abord du vers 14, qui commence par les mêmes
lettres que le vers discuté plus haut.

2.a. La fin de la strophe

Dans ce vers, Jeanroy, p. 1, imprime E s'amors (ms. E) et traduit ainsi: 'et son
amour est bon...', et c'est de la même façon que Pickens, p. 79, interprète cette
leçon. Mais l'absence du verbe qu'ils traduisent par 'est' ou 'is' est anormale.

Pickens, p. 79, traduit Es amors bon'(ms. C) par 'it is good love', en ajoutant une note: "The subject of es may be cors (12) or aquesta (10), or the verb may be impersonal." Mais si amors bon' était l'attribut du sujet, il faudrait sans doute un sujet exprimé dans la phrase.

Le même éditeur, p. 85, traduit Es s'amor bon'(ms. R) par 'and her love is good'. Mais il n'indique pas ce qu'il traduit par 'and', et si s'amor est le sujet, il n'est guère postposé que si la place du fondement dans la zone préverbale est occupée (la proposition n'est sans doute pas interrogative). (Sur la zone préverbale et la place du fondement, voir Skarup 1975.)

C'est en effet ce queje propose. Or, la place du fondement peut être occupée

Side 74

ici par deux choses. Elle peut être occupée par la conjonction E, et s peut être
le verbe es avec elisión: Es (s')amors..., littéralement: 'et est l'amour (ou: son
amour)...'. C'est la même forme élidée que présentent les mss C et R au v. 7
de "Quan lo rius de la fontana": Bes dregz... (éd. Pickens, p. 116).

Cette interprétation est grammaticalement correcte, du moins en ce qui concerne le vers 14, ce que les interprétations précédentes ne sont pas. Cependant, une autre interprétation, qui est grammaticalement correcte elle aussi, me semble préférable:

La conjonction E du vers 13 (E sen ren...) ne coordonne pas le syntagme prépositionnel introduit par sen aux trois adjectifs qui le précèdent et qui ont la fonction d'attribut du régime 7 cors, et le syntagme prépositionnel n'a pas cette fonction ici (je me demande d'ailleurs s'il pourrait l'avoir dans d'autres contextes). Mais la conjonction E coordonne la proposition entière des vers 13-14 à celle du vers 12, et le syntagme prépositionnel occupe la place du fondement précédant le verbe es, ce qui fait que le sujet, amors ou s'amors, est placé après le verbe. Il faut ajouter une virgule ou un point-virgule à la fin du v. 12 et supprimer les deux points que Pickens a mis à la fin du v. 13. Le Que du v. 12, qui doit signifier 'car', est suivi de deux prémisses qui expliquent la conclusion qui précède le v. 12: (1) la dame désirée est belle, et (2) 'sans rien qui ne lui convienne pas, l'amour (ou: son amour) est bon...'.

Selon Pickens, p. 79, le v. 13 "may refer either to aquesta (woman / friendship) in line 10, since aquesta is the subject of a in 12, or to cors in 12." Pickens parle ici du v. 13 tout entier, mais ce n'est que le pronom y (l dans R) qui, dans son interprétation, peut se référer soit au sujet, soit au régime du verbe a. Ce choix est d'ailleurs grammatical plutôt que sémantique, puisque le sujet et le régime de a désignent la même personne: la dame désirée. La référence à CPÎle-C! reste la plus probable même si le vers 13 appartieni syniaxiquemeni au vers suivant plutôt qu'au vers précédent.

Au vers 14, il faut lire Es s'amors plutôt que Es amors: 'puisque cette dame
n'a rien qui ne lui convienne pas, son amour est bon...'. Ce n'est pas une maxime
générale et abstraite sur l'amour.

Au même vers, il vaut peut-être mieux imprimer bonsaber en un seul mot, en ne traduisant pas saber par 'saveur' (Jeanroy, p. 1; il est vrai que ce sens de saber est le point de départ de bonsaber), ni par 'knowledge, sensé, skilF (Pickens, p. 266). Bonsaber, ici, dans la strophe suivante (mss E et C, peut-être par une sorte de doublon fait dans le modèle commun de ces mss) et dans "No sap chantar qui so non di", ainsi que chez d'autres auteurs, signifie 'satisfaction, plaisir' (Levy, Suppl. 7.402-3). Ici, ab bonsaber précise bon(a): 'son amour est bon en donnant du plaisir', ou simplement: '... bon et plaisant'.

Side 75

2.h. Le début de la même strophe

Dans la strophe dont le dernier vers vient d'être discuté, je pense qu'on a mal
interprété également les vers 9 à 11:

9 Car no sai joia tan valen,
Cor e dezir, que bona'm fos
Si en faizia d'amar parven

(leçon du ms. R; pour les variantes, voir plus haut).

En effet, les éditeurs semblent penser que le subjonctif fos s'explique par sa valeur hypothétique. Il n'en est rien. En ancien occitan, les apodoses hypothétiques n'ont normalement le subjonctif que dans les mêmes cas que les propositions non hypothétiques, à savoir lorsque le subjonctif est amené soit par une valeur volitive, soit par la rection d'un élément situé dans le contexte (voir Henrichsen 1955). Ici, le mode de fos doit s'expliquer par une rection; son temps (l'imparfait, non le présent, du subjonctif) s'explique par le fait que sans le facteur amenant le subjonctif, l'apodose aurait le conditionnel {seria), non le présent ou le futur de l'indicatif.

Quel est donc le facteur qui amène le subjonctif de fosi Dans le texte de R et de E, on peut penser aux verbes de volonté or e dezir. Dans cette hypothèse, c'or... serait soit une consécutive: '... si précieuse que je demande et désire qu'elle me plût si...', soit ce que Tobler {Verm. Beitr., I, chap. 18) appelle "Die Verschmelzung des Relativsatzes mit einem Objektssatze": 'je ne sais pas de "joia"... que je demande et désire qui me plût si...'. Mais il me semble douteux, sans être exclu, qu'une expression comme esser bos, qui signifie 'plaire', puisse être régie par un verbe de volonté ayant un sujet différent, surtout si ce sujet désigne la même personne que le datif (?je désire que X me plaise). Et même si cela était possible, on aurait mis plutôt l'imparfait du subjonctif ici: orès e dezirès (sans la négation précédente, on aurait mis le conditionnel): 'je demanderais et désirerais... si elle m'aimait'.

Tant dans le texte de R et de E que dans celui de C, le facteur qui amène le subjonctif fos doit être la négation no. Dans E et dans C, qui lisent plus valen, la proposition que bona... doit être une relative: 'je ne sais pas de "joia" plus précieuse... qui me plût (plairait) si elle (la dame désirée) m'aimait'. Dans R, qui lit tan valen, la même subordonnée a probablement la même fonction, voir plus loin.

Dans R etd&nsE,que bona... est précédée d'une autre subordonnée, c'or e dezir. Les formes or et dezir ne distinguent pas entre les deux modes; si les verbes appartenaient à une autre personne ou à une autre conjugaison, on verrait ici le subjonctif, qui serait amené par la négation, de même que celui de fos.

Le ms. R lit donc tan valen c'or e dezir, et c'est peut-être là ce qu'a écrit
l'auteur de la strophe. Cette leçon peut être interprétée de deux façons. (1) On

Side 76

peut traduire tan valen par 'aussi précieuse que celle-là' et considérer la subordonnéec'or e dezir comme une relative de même que que bona...: 'je ne sais pas de "joia" aussi précieuse que je demande et désire', c'est-à-dire: 'je ne sais pas de "joia" qui soit aussi précieuse que celle-là et que je demande et désire'. Or les deux relatives, c'or... et que bona..., ne sont pas coordonnées,et la première doit faire partie de l'antécédent de la seconde: l'antécédent de que bona... est donc foia tan valen c'or e dezir. Le régime de sai a donc cette structure:

[{{joia) {tan valen)) (cor e dezir)] (que... parven)

Cette structure d'emboîtement est celle d'une phrase moderne comme celle-ci:

[{la seule femme) (que je connaisse)] (qui ne croie pas en Dieu)

Même si cette structure était possible en ancien occitan, elle y était sans doute
rare: on aurait préféré coordonner les deux relatives: ... c'or e dezir E que...,
de même que dans la traduction en français moderne: 'je ne sais pas de "joia"
aussi précieuse (que celle-là et) que je demande et désire ET qui me plût (plairait)
si...'. A cela s'ajoute que dans notre exemple, la subordonnée c'or e dezir
paraîtrait inutile.

C'est pourquoi on peut préférer l'autre interprétation de R: (2) Tan annonce le que qui précède or. Dans cette hypothèse, on peut se demander s'il annonce également celui qui précède bona, le même tan étant suivi d'abord d'une comparative, puis d'une consécutive. Cela n'est pourtant guère possible, et que bona... est plutôt une relative qui ne dépend pas de tan, du moins syntaxiquement, de même que dans E et dans C (au lieu de tan, ces mss lisent plus, qui peut être suivi d'une comparative, mais non d'une consécutive). La structure du régime de sai est donc celle-ci:

[(joia) (tan valen c'or e dezir)] (que... parven)

Ici encore, il faut traduire par deux relatives coordonnées: 'je ne sais pas de
"joia" qui soit si/aussi précieuse que... ET qui me plût (plairait) si...'.

Reste à savoir si e 'or e dezir exprime (2a) la conséquence : 'si précieuse que je la demande et la désire', ou (2b) la comparaison: 'aussi précieuse que je demande et désire'. Si l'absence des la de la traduction moderne de la première possibilité n'interdit pas celle-ci, la seconde me paraît préférable, et je l'interprète ainsi: 'aussi précieuse que celle (la "joia") que je demande et désire'. La "joia" que le poète désire est celle de l'amitié dont il a envie, non une autre qui ferait concurrence à celle-là. — Je signale que la possibilité grammaticale de cette interprétation de la comparative est la partie de mon interprétation de la phrase entière dont je suis le moins sûr.

Le modèle commun de E et de C a dû lire plus valen c'or e dezir. Cette leçon,

Side 77

conservée dans E (avec défi au lieu de désir), peut être interprétée des mêmes façons que celle de R, mutatis muîandis, sauf que la subordonnée ne peut pas exprimer la conséquence: l'interprétation 2a, peu plausible dans R, est exclue ici. Dans C, c'or e désir a été remplacé par que d'aquesta, élément de comparaisonde même que la subordonnée dans l'interprétation 2b de R et de E: 'je ne sais pas de "joia" plus précieuse que celle (la "joia") de celle-ci ("aquesta" = l'amitié désirée)'.

Si, dans R, c'or e dezir exprime la comparaison après tan, la construction de
la phrase entière est à peu près la même que dans l'exemple suivant.

3. "Belhs m'es l'estius", strophe VII, fin

La strophe VII de "Belhs m'es l'estius" ne se lit que dans le ms. e. J'en cite les
trois derniers vers d'après l'éd. Pickens, p. 146, mais sans ponctuation:

47 E nuills hom non a tan de sen
Que puesc' aver cominalmen
Que ves calque part non biais.

Ici aussi, nous avons une négation + tan + deux subordonnées introduites par que dont les verbes sont au subjonctif amené par la négation et qui se suivent sans être coordonnées, la première étant une comparative qui dépend de tan, la seconde une relative qui ne dépend pas syntaxiquement de tan. La différence la plus notable est qu'ici, l'antécédent de la relative n'est pas le membre qui contient tan, mais nuills hom. Littéralement: 'Et personne n'a tant de sens qu'il puisse avoir communément, qui ne biaise vers quelque part'. A comparer le v. 33 de la même chanson: plus savis hom de mi mespren.

Pickens traduit ainsi, p. 147: "and no man has so much sensé — which he may hâve commonly — that he may not go off somewhere in the wrong direction". Pickens néglige le subjonctif de puesc(a), et c'est pourquoi il pense à tort que le v. 48 {que puesc'...) est une intercalation (il le met entre parenthèses dans son texte, p. 146) et que le v. 49 {que ves...) est une consécutive (ce qu'il pourrait être si le v. 48 n'était pas une comparative). Jaufré Rudel intercale des phrases entre une subordonnée introduite par si et l'apodose (voir plus haut, § 1) et entre une principale introduite par per so et la subordonnée introduite par que (voir plus loin, § 4.b), mais le v. 48 du passage discuté ici n'est pas une intercalation.

4. "Belhs mes l'estius", strophe V

La strophe V de la même chanson se lit dans les mss C et e. Voici le texte de C,
avec la ponctuation de Pickens, p. 146, presque identique à celle de Beltrami,
p. 84:

Side 78

29 Mas per so me'n suy escharzitz:
Ja non/no'n creyrai lauzenjador,
Qu'anc no fuy tan lunhatz d'amor
32 Qu'er non/no'n sia sais e gueritz.
Plus savis hom de mi mespren,
Per qu'ieu sai ben az escïen
35 Qu'anc fin' amor home no trays.

Au v. 31, e lit: Car non soi tan lonhatz. Aux w. 30 et 32, il faut sans doute lire
non plutôt que non.

Je donne ici la traduction de Jeanroy (p. 11), en faisant observer que je la trouve diffìcile à comprendre aussi bien en tant que texte indépendant qu'en tant que traduction de la strophe citée: "Puisque ainsi je me suis mis à un plus haut prix (j'ai accru ma valeur), jamais plus je ne croirai les séducteurs, car jamais je n'ai été si éloigné d'amour [coupable], si bien que maintenant (?) j'en suis sauf et guéri. Plus sage que moi peut se tromper, mais je sais bien maintenant, de façon sûre, que jamais noble amour n'a trahi personne." Les parenthèses sont de Jeanroy.

4.a. Les trois derniers vers

Le v. 33 dit à peu près la même chose que les w. 47-49 de la même chanson,
qui viennent d'être discutés. Le v. 35 ne peut guère signifier autre chose que les
deux derniers vers de "Puois nostre temps comenc'a brunezir" par Cercamon:

Q'anc bon' amors non galïet ni trais,
Anz dona joi als arditz amoros.

Mais que signifie per que au v. 34? Jeanroy le traduit par 'mais'. Ce sens donne en effet un sens acceptable à la phrase entière: malgré vos méprises inévitables, la "fin' arnor" ne vous üaíiií pas, mais finira par vous donner de la joie. Mais per que ne semble pas pouvoir signifier 'mais', et pour trouver ce sens ici, il faut supposer que per qu'ieu est une faute de copiste pour mas ieu, hypothèse peu plausible.

En conservant per que, on peut hésiter entre deux fonctions syntaxiques, qui impliquent deux sens différents: (1) fonction relative: que renvoie à ce qui précède; per que signifie 'pour laquelle raison'; la seconde proposition est motivée par la première; — (2) fonction non relative: que ne renvoie pas à ce qui précède; per que est synonyme de per so que 'parce que'; la seconde propositionmotive la première. De ces deux fonctions, la première est fréquente; la seconde existe (quelques exemples sont cités par Levy, Suppl. 6.225), mais elle est apparemment assez rare (je ne vois pas pourquoi Jeanroy et Pickens la préfèrent à la première dans la strophe 111 de "Quan lo rossinhols el folhos":

Side 79

Car lay ay joy meravilhos, Per qu 'ieu lajau ab joy jauzeri). Ici, Pickens et Beltramipréfèrent la seconde fonction, en traduisant per que par 'for' et 'perché', respectivement. Mais outre la rareté relative de cette fonction, on peut objecter qu'elle donne à la phrase entière une logique encore pire que la première: le fait que plus sage que le poète se trompe ne peut pas être motivé par le fait qu'il sait que la 'Tin' amor" n'a jamais trahi personne. Il est vrai que la première interprétation de per que ne donne pas à la phrase une logique très explicite. Mais on peut admettre que le poète a voulu dire à peu près ceci: 'Je m'étais éloigné de l'amour (= la "fin' amor"), mais j'ai été guéri de cette faute (par la "fin' amor" elle-même, qui m'a ramené à elle). Plus sage que moi commet des fautes semblables (mais en est guéri par la "fin' amor"). Cela me prouve que la "fin' amor" ne trahit jamais personne.'

La phrase de ces trois vers est donc constituée par une principale (v. 33) et une subordonnée relative (w. 34-35). Le pronom relatif que renvoie à la principale tout entière. Celle-ci dit expressément que même ceux qui sont plus sages que le poète commettent des fautes, et sous-entend que ceux-là sont, comme le poète, guéris par la "fin' amor". Ajoutons que le v. 33 est indispensable au raisonnement: ce n'est pas une intercalation, au-delà de laquelle que renverrait aux vers précédents.

4.b. Les quatre premiers vers de la même strophe

Au v. 29, Pickens conserve escharzitz avec le préfixe des mss, tandis que Jeanroy corrige en encharzitz (le FEW 2.440b cite cette forme sans indiquer que c'est une correction). Les deux éditeurs sont d'accord pour la traduction: 'je me suis mis à un plus haut prix (j'ai accru ma valeur)', 'I hâve increased my worth'. Quoi qu'il en soit du préfixe, ils ont sans doute raison pour le sens: le vers dit à peu près la même chose que le v. 9: Er.. suy.. restauratz en ma valor, et que le v. 22: moût mi tenon a gran honor. Beltrami corrige en esclarzitz 'me ne sono schiarito'; ce dérivé de ciar me semble convenir moins bien ici qu'un dérivé de c(h)ar.

Quel est le rapport de per so (v. 29) avec le contexte? Per so ne peut pas introduire une subordonnée, dont le vers suivant serait l'apodose, comme l'ont pensé Jeanroy et d'autres (cités par Beltrami, p. 98). De même que les autres démonstratifs et locutions démonstratives,per so peut renvoyer àce qui précède ou annoncer ce qui suit. Dans la première fonction, il n'y a pas d'exemples de per so ailleurs chez Jaufré Rudel. Dans cette fonction, le poète se sert de per aisso dans la strophe IV de "Lan quan li jorn son lone en may". Dans la strophe II de "Pro ai del chan essenhadors":

Per so su y trop soen marritz
Quai non/no"n ai so qu'ai cor n'aten

Side 80

per so ne signifie ni 'car' (Jeanroy) ni 'wherefore' (Pickens), mais annonce le quar du vers suivant. De même, dans le vers qui nous occupe, per so ne renvoie sans doute pas à ce qui précède, comme le pense Beltrami (p. 98), mais annonce ce qui suit. Pickens semble penser que per so annonce le vers qui suit immédiatement, mais le fait qu'à l'avenir, le poète ne croira pas les séducteurs ne peut guère motiver le fait qu'il a déjà accru sa valeur. Dans la strophe précédente, il est tenu a gran honor parce que a mon joy suy revertitz. Ici, c'est sans doute pour la même raison: per so annonce le que du v. 31, et le v. 30 est une intercalation:

29 Mas per so me-n suy escharzitz
(Ja non creyrai lauzenjador)
Qu 'anc no fuy tan lunhatz d'amor
Qu'er noni sia sais e gueritz.

Traduction libre: "Ce qui m'a fait estimer davantage (là-dessus je ne croirai
jamais aucun séducteur), c'est que...".

La structure de ces quatre vers ressemble à celle des cinq premiers vers de la
dernière strophe de "Pro ai del chan essenhadors". Voici le texte corrompu du
ms. unique, d'après Pickens (p. 142), mais sans la ponctuation qu'il propose:

49 Per so me*n creis plus ma dolors
Car ieu au lieis en luec aizit
Que tan no fauc sospiis e plors
52 Que sol baizar per escarit
Que-1 cor mi tengues san e sau.

Tel qu'il est, ce texte est impossible à comprendre sans qu'on suppose des solécismes qu'on ne saurait imputer à l'auteur, — et même en acceptant des solécismes. Avant Pickens, cela a été essayé par Hermann Sucher (cité par Pickens, p. 142) et par Frank R. Hamlin & Peter T. Ricketts & John Hathaway, p. 94. Jeanroy a préféré la conjecture suivante:

Per so m'en creis plus ma dolors Car non ai lieis en luecs aizitz, Que tan no fau sospirs e plors Qu'us sols baizars per escaritz Lo corno-m tengues san e sau.

Ces vers ressemblent à ceux que je suis en train de discuter sur les points suivants:(1) le premier vers est une principale introduite pai per so, qui ne renvoie pas à ce qui précède (Pickens le traduit à tort par 'wherefore'), mais annonce ce qui suit; (2) le deuxième vers peut être une phrase intercalée et c'est le troisièmevers qui est annoncé par per so (cette interprétation me semble donner un sens un peu meilleur que celle, également possible, selon laquelle le vers annoncépar per so est le deuxième); (3) à condition d'accepter la conjecture de

Side 81

Jeanroy, qui, à mon avis, doit être en effet plus proche de l'original que la leçon
du ms., le tan du troisième vers fait partie de la même construction, que je vais
examiner maintenant.

Dans la strophe de "Belhs m'es l'estius" qui nous intéresse, cette construction
se trouve dans les vv. 31-32:

31 Qu'anc no fuy tan lunhatz d'amor
Qu'er no-n sia sais e gueritz.

La même construction apparaît dans trois autres phrases de Jaufré Rudel:

Qu'anc non fuy tan fort endurmitz
Que no-m rissides de paor
(même chanson, w. 17-18)

Ane tan no m'andormi Qe mos esperitz no fos la, Ni tan d'ira non ac de sa Mon cors c'ab gaug no si aisi ("No sap chantar...", w. 19-22, ms. R)

Cette construction est constituée par les éléments suivants: verbe accompagné d'une négation + tan + que + no + subjonctif. Elle se distingue de la construction avec tan discutée précédemment par la négation de la subordonnée et par la valeur consécutive de celle-ci, à quoi s'ajoute que la subordonnée dépendant de tan n'est pas suivie d'une relative. Dans notre construction, c'est la subordonnée qui porte l'information principale. En la traduisant, on peut rendre la principale par une subordonnée concessive du type: "quelque... que...", et la consécutive par une principale, en supprimant les deux négations: 'quelque profondément que j'aie dormi, je me réveillais par peur', 'quelque doucement que j'aie dormi, mon esprit était là, et quelque tristesse que mon cœur ait eue d'ici, il s'est conforté avec joie'. Et dans le passage qui nous intéresse: 'quelque "lunhatz d'amor" que j'aie été, j'en suis maintenant sauf et guéri', c'est-à-dire qu'il a été effectivement très "lunhatz d'amor", mais malgré cela, il en est à présent sauf et guéri. Ces vers ne semblent pas pouvoir signifier ceci: "jamais je n'ai été assez éloigné de l'amour pour ne pas en être à présent sauf et guéri", c'est-à-dire que le poète "a pu se rapprocher de l'amour suffisamment pour en être guéri" (Lefèvre 1966, p. 416). Ni ceci: "never was I so distant from love that now I may not be saved from it and cured from it", c'est-à-dire: "This love amor (31) which has caused him such uncertainty and torment (stanza III) was never a 'distant' enough love, and for this reason he can be cured of it and saved" (Topsfield 1970, p. 292).

Que signifie lunhatz d'amor, et de quoi le poète est-il maintenant sauf et
guéri? A mon avis, il n'y a lieu ni de corriger lunhatz ni de lui attribuer un sens

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différent de son sens habituel: 'éloigné', à savoir de l'amour (non par l'amour). Ce sens normal de lunhatz d'amor ne donne de sens à la phrase entière que si ce n'est pas de l'amour que le poète est maintenant sauf et guéri, mais de l'éloignementde l'amour (c'est l'avis également de Beltrami, p. 99). Grammaticalement,le pronom n du v. 32 peut renvoyer à amor ou à la proposition entière qui précède (le fait d'être éloigné de l'amour), mais ce n'est que la seconde possibilité qui donne un sens à la phrase entière: 'Ce qui m'a fait estimer davantage,c'est qu'après avoir été éloigné de l'amour, je suis maintenant sauf et guéri de cet éloignement', c'est-à-dire: 'je suis revenu à l'amour'.

Cela s'accorde bien avec le reste de la chanson. Le poète voit s'accroître sa valeur et son bonheur (w. 9, 22 et 29), parce qu'il est revenu sain et sauf à l'amour (v. 32) et à la joie qu'il en reçoit (w. 8 et 24), après être allé ailleurs pour quérir "autruy conquistz" (w. 10-11). Le "fol fais" dont il est maintenant déchargé (v. 56) n'est pas l'amour; bien au contraire, c'est la méprise qu'il a faite (v. 33), le biais qu'il a pris (v. 49), en s'écartant de l'amour. Cet écart ne lui a valu que douleur, peur, tourment, et il ne veut plus jamais y retourner (strophe III). Aussi ne le qualifie-t-il pas d'amour, pas même de fol amour; il ne qualifie d'amour que celui dont il s'était éloigné (v. 31) et qui est identique à la "fin' amor", qui n'a jamais trahi personne (v. 35) et dont lui non plus n'a pas été trahi.

Cette interprétation s'oppose nettement à celle de Stimming (1873), de Hoepffner (1955) et de Lefèvre (1966), qui pensent que le poète se résigne à abandonner l'amour. Cet avis se trouve réfuté par l'interprétation linguistique correcte.

La plupart des commentateurs qui ne font pas cette erreur disent que le poète abandonne une espèce d'amour pour en gagner une autre, et leurs avis se partagent quant à la nature de l'amour gagné. Foui Appel (1902) et Jeanroy (1924, p. V), le poète abandonne l'amour humain pour gagner l'amour divin. Pour Scheludko (1940) et Nelli (1963), il abandonne un amour faux et libidineux pour gagner un amour bon ou épuré, profane lui aussi. Pour Topsfield (1970), il abandonne l'amour proche pour gagner la "fin' amour", qui est toujours lointaine.

Les commentateurs d'un texte ont certainement le droit de traduire les conceptsde l'auteur dans les leurs. Ce peut être là un moyen commode et rapide de signaler à d'autres chercheurs la façon dont on comprend le texte et de fournir aux moins initiés une première compréhension, plus ou moins extérieureet superficielle, du texte. Mais il ne faut pas oublier que ce n'est qu'une traduction. Dans le cas qui nous occupe, les interprétations que je viens de résumer et qui parlent de deux espèces d'amour sont des traductions (sauf

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celle de Topsfield, selon laquelle le texte même distinguerait 1' "amor" de la "fin' amor"). Dans le texte, il n'y a qu'un amour, appelé "fin' amor" ou "amor" tout court, duquel le poète s'était éloigné, et auquel il est revenu (tous n'ont d'ailleurs pas vu qu'il s'agit d'un retour: Scheludko parle d'"eine neue, gute Liebe"). C'est avec raison que Donald Stone (1966) évite le terme d'amour pour décrire ce que le poète abandonne, et que Beltrami (1978-1979) insiste sur l'unité de l'amour pour Jaufré Rudel.

Scheludko pense que la chanson constitue une paraphrase et un développement de l'idée exprimée par Marcabrun dans "Ans que*l terminis verdei", où Marcabrun condamne l'amour, qui Ta trahi. J'en dirai ceci: l'ordre chronologique des deux chansons est mal établi; il ne me semble même pas assuré que l'une réponde à l'autre; d'autre part, la chanson "Puois nostre temps" de Cercamon peut faire partie de la même discussion, en affirmant que anc bon' amors non galïet ni trais (vers cité plus haut). Quoi qu'il en soit, la chanson de Marcabrun peut servir à mettre celle de Jaufré Rudel en relief. Ni Marcabrun ni Jaufré Rudel ne parlent de deux amours: un vrai et un faux (je reste dans l'univers des deux chansons citées). Pour Marcabrun, l'amour — tout court — est mauvais (à l'encontre de Rudel, Marcabrun n'en a pas eu d'expérience heureuse dans cette chanson); pour Jaufré Rudel, l'amour — tout court — est bon, puisque le poète refuse le nom d'amour à l'expérience mauvaise qu'il a eue, et qui doit ressembler pour l'essentiel à celle de Marcabrun. Cela vaut pour les deux chansons en question, non pour l'œuvre entière de Jaufré Rudel, ni surtout pour celle de Marcabrun (voir le chapitre 111 de la thèse de René Nelli).

Reste la question de savoir ce que Jaufré Rudel entend par ce qu'il appelle l'amour dans la chanson. Pour y répondre, le déchiffrement linguistique du texte ne suffit plus. Ce n'est que parce qu'elle s'accorde mieux avec les autres chansons de Jaufré Rudel et de ses contemporains, que je préfère l'hypothèse profane, telle qu'elle a été formulée notamment par Scheludko et Nelli.

PovlSkârup

Aarhus

Résumé

Analyse syntaxique des strophes suivantes de Jaufré Rudel: 1. "Pro ai del chan essenhadors",
strophe V. - 2. "Quan lo rossinhols el folhos", strophe 11. - 3. "Belhs m'es Testais",
strophe VII. — 4. Même chanson, strophe V.

Parmi les phénomènes syntaxiques examinés, signalons notamment des intercalations et
des constructions avec tan(t).

Discussion du sens de la chanson "Belhs m'es l'estius".

Bibliographie

Appel, Cari: "Wiederum zu Jaufré Rudel", dans Archiv f. d. St. d. n. Spr. 107, 1902, 338-349.

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latini e Volgari 26, 1978-1979, 77-105.

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provençal. Genève, 1967.

Henrichsen, Arne-Johan: Les phrases hypothétiques en ancien occitan. Bergen, 1955.

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Lefèvre, Yves: "Jaufré Rudel, professeur de morale", dans Annales du Midi 78, 1966,
415422.

Nelli.René: L'Erotique des troubadours. Toulouse, 1963, pp. 120 et 146-147.

Scheludko, Dimitri: "Über die Theorien der Liebe bei den Trobadors", dans ZfrPh 60,
1940, 191-234, surtout 207-208 et 213, article réimprimé dans Der provenzalische
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