Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Gérard Genette: Nouveau Discours du Récit. Paris, Ed. du Seuil, Collection 'Poétique',novembre 1983, 119 p.

Nils Soelberg

Quelque dix ans après la parution de son Discours du Récit (in: Figures 111, Seuil 1972), Gérard Genette a pu constater que ce premier essai de méthode avait fait couler tant d'encre plus ou moins erudite qu'une sorte de mise au point devrait combler les vœux de maints amateurs (dans les deux sens). C'est désormais chose faite: Le Nouveau Discours .. est d'abord et surtout une mise au point: les termes et concepts développés voilà dix ans faut-il les maintenir, les ajuster, les rejeter? Autrement dit, le lecteur virtuel n'est pas n'importe qui...

... l'honnêteté m'oblige à préciser (...) que ce livre ne s'adresse qu'aux lecteurs de
Figures 111. Si vous n'en êtes pas et que vous soyez innocemment parvenus jusqu'ici, vous
savez ce qui vous reste à faire, (p. 8)

Je précise à mon tour que ces honnêtes paroles concernent également mon lecteur à moi.
Que vous ne connaissiez pas (encore) la mise au point, soit! Mais si vous ignorez ce qui doit
être mis au point, la communication sera des plus aléatoires.

Un premier survol de l'ouvrage permet de constater que la succession des chapitres reprend les catégories genettiennes bien connues (Temps, Mode, Voix) tandis que le fond est conçu en fonction des très nombreuses remarques suscitées par l'ouvrage précédent. Toutefois, de détail en détail, ce Nouveau Discours .. soulève, directement ou indirectement, des problèmes généraux qui débordent le cadre d'un simple compte rendu. Premièrement, la question du domaine propre à la narratologie me semble traitée avec une légèreté surprenante, et, deuxièmement, Genette finit par assigner à l'étude du discours narratif la tâche de signaler aux romanciers des procédés encore inexploités (soyons donc un peu utiles!).

Ainsi, mon premier propos sera la présentation du Nouveau Discours .. comme la mise au point de l'ancien. Le propos de la deuxième partie sera de relever un manque dont se ressentent les deux Discours .. à maints endroits: celui d'une délimitation rigoureuse du domaine de la narratologie. La troisième partie, enfin, portera sur la suggestion proprement innovatrice du Nouveau Discours ..: la narratologie, pour quoi faire?

1. La mise au point

Commençant par la répartition tripartite en narration, récit et histoire, Genette aborde successivementles
catégories du Temps (ordre, durée, fréquence), du Mode (mimésis/diégésis,

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focalisations) et de la Voix (niveau, personne). Ensuite, innovation non négligeable, il imaginede nouvelles situations narratives en intégrant dans une même grille le Mode et la Voix. Pour finir, il engage une discussion un peu longue sur les notions de narrateur / narrataire et leurs synonymes.

Dans la mise au point proprement dite, c'est-à-dire les seize premiers chapitres, le contenu va du "presque rien à ajouter" à des remaniements assez importants, en passant par des "je maintiens ma position" plus ou moins rageurs selon les cas. Car si les accrochages sont sans doute inévitables dans de telles confrontations d'opinions, on constate à regret que la cordialité laisse parfois à désirer. Ainsi, le chapitre IV (Ordre temporel) est une violente prise à partie d'un adversaire dont les remarques (peu justifiées, il est vrai) auraient mérité un haussement d'épaules plutôt qu'une contre-attaque s'étendant sur quatre pages. Or, cet échange d'invectives mis à part, ce ne sont pas les trois catégories temporelles qui attirent l'attention, très certainement parce que la Recherche leur assurait, dès le premier Discours.. un traitement quasiment exhaustif. Je me permettrai donc de passer directement de l'lntroduction au Mode, puis à la Voix.

On sait que le premier Discours .. définit le récit (ou: discours narratif) comme le produit
d'une narration et le producteur de Vhistoire. Cette distinction est maintenue, car...

Une partition duelle entre histoire et récit rabat inévitablement les uns contres les autres
les faits que j'assigne plus loin au Mode, puis à la Voix (p. 10).

Parfaitement! Le terme de narration est évidemment indispensable, mais la question serait plutôt de savoir si celui de récit a une très grande valeur opératoire en tant que troisième terme; qu'il fonctionne à merveille comme dénominateur commun ne laisse guère de doute. Théoriquement, on peut facilement distinguer entre l'acte narratif et le récit (= discours narratif) qu'il est censé produire, mais en pratique - ? Comparant narration réelle et fictive, Genette remarque fort justement (p. 11) qu'en fiction, la situation narrative est feinte, mais que l'ordre véritable serait plutôt un...

acte narratif instaurant (inventant) à la fois l'histoire et son récit, alors parfaitement
indissociables. Mais exista-t-il jamais une pure fiction? Et une pure non-fiction? (souligné
par Genette).

Disons d'abord, en réponse à ces deux dernières questions, que la pureté de la fiction dépend du choix d'optique de l'analyste (j'y reviendrai); ici, il s'agit de déterminer la valeur opératoiredu terme de récit, valeur qui ne semble pas évidente si l'histoire et son récit se trouvent parfaitement indissociables. Ajoutons à cela que dans le premier Discours .. (chap. Voix), le terme de récit est tantôt employé comme dénominateur commun (désignant à la fois la narration et son histoire), tantôt comme synonyme de narration. Le problème réside à mon avis plutôt dans le fait qu'il y a narration et narration: si elle est extradiégétique (implicite), elle produit à la fois le récit et l'histoire, tout comme cette histoire renvoie à la fois au récit et à la narration. La notion de récit est ici superflue. Par contre, la narration intradiégétique (racontée elle-même comme par exemple celle assumée par Schéhérazade) remplit en effet deux fonctions, suivant le niveau d'où on l'envisage: elle est récit (= discours narratif) par rapport à l'histoire qu'elle raconte, mais narration (= acte narratif) par rapport à l'histoire dont elle fait partie. - Dans ce seul cas, la distinction pourrait être pertinente, mais elle tombe sous le sens dans la mesure où toute analyse est obligée de spécifier le niveau narratif

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où elle opère. Alors, il serait peut-être plus rationnel de parler d'histoire et de narration,
quitte à utiliser le fameux récit pour désigner les deux à la fois — non?

Mode: On se souvient sans doute que l'apport le plus important du premier Discours .. était la distinction rigoureuse - et combien pertinente - entre Mode (qui voit? qui perçoit? qui sait?) et Voix (qui parle?). La catégorie du Mode comprenait deux sous-catégories, nommées Distance et Focalisations. Répondant à une objection de Mieke Bal, Genette est amené à préciser que pour lui, la notion de distance a toujours été superflue et que le couple récit d'événements / récit de paroles est nettement plus adéquat pour manifester l'opposition diégésis / mimesis. Précision extrêmement valable pour qui n'avait perçu Vironie initiale sur ce point (cf. p. 30-31), et qui donne lieu, pour le récit d'événements, à une énumération des procédés narratifs plus ou moins aptes à créer une illusion de mimesis (comme par exemple le fameux "petit détail vrai" - j'y reviendrai). Illusion de mimesis, bien sûr, car le seul élément que le récit soit en mesure de montrer, c'est la parole. Seul le style direct permet de parler de mimesis au sens propre, tandis que toutes sortes de résumés, depuis le style indirect libre jusqu'au sommaire digétique, tendent plus ou moins vers la diégésis. Le problème le plus intéressant ici est peut-être le "récit de pensées" dont parle le chapitre X. Y a-t-il des modes particuliers pour rendre les faits psychiques, les pensées, le monologue intérieur, etc. comme le suggère Dorrit Cohn? Pour Genette, la répartition entre récit d'événements et récit de paroles est bel et bien exhaustive, car les faits à raconter sont ou bien des événements, psychiques ou autres, que le récit doit verbaliser, ou bien des paroles que le récit peut montrer (style direct) ou reproduire (toutes sortes de résumés). - La question est ainsi tranchée de manière tout à fait convaincante, mais à cette "dichotomie brutale" (p. 42), Genette ajoute malheureusement celle de Dolezel et Schmid, qui distinguent entre Erzàhlertext et Personentext - d'où une grille à double entrée qui comprend (horizontalement) discours de narrateur et discours de personnage, et (verticalement) récit d'événements et de paroles. — Hélas, cette grille repose précisément sur cette confusion de Mode et de Voix que Mieke Bal avait baptisée péché pré-genettien: le Mode concerne "la régulation de l'information narrative" (cf. p. 28-29), c'est-à-dire en l'occurence les différentes manières dont le narrateur, quel qu'il soit, peut informer sur ce qui a été dit, tandis que Yidentité de ce narrateur relève de la Voix. — Tenons-nous en plutôt à la première dichotomie, dans toute sa brutalité.

Quant à la deuxième sous-catégorie du Mode, la perspective ou les focalisations, elle a soulevé plusieurs protestations, dont celle — audacieuse! — de Mieke Bal qui va jusqu'à dénoncer une dissymétrie (en focalisation interne, un personnage voit et est vu, tandis qu'en externe, ledit personnage est seulement vu) et à accuser Genette de masquer ce défaut par l'emploi nonchalant (sic!) d'une préposition: focalisation sur au lieu de par. - Peut-on s'étonner que Bal s'attire une pluie de ces italiques (p. 50) que Genette réserve d'ordinaire aux imbéciles irrécupérables? - Alors, qu'en est-il pour Genette?

Par focalisation, j'entends donc bien une restriction de "champ", c'est-à-dire en fait une sélection de l'information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l'omniscience, terme (...) qu'il vaudrait mieux remplacer par information complète. (...) L'instrument de cette (éventuelle) sélection est un foyer situé, c'est-à-dire une sorte de goulot d'information qui n'en laisse passer que ce qu'autorise sa situation [comme par exemple dans la Recherche): Marcel sur son talus derrière la fenêtre de Montjouvain. En focalisation

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interne, le foyer coïncide avec un personnage, qui devient alors le "sujet" fictif de toutes
les perceptions, y compris celles qui le concernent lui-même comme objet...

En focalisation externe, le foyer se trouve situé en un point de l'univers diégétique
choisi par le narrateur, hors de tout personnage, excluant par là toute possibilité d'information
sur les pensées de quiconque, (p. 49-50, c'est Genette qui souligne)

Genette rejette encore le couple proposé par Bal: focalisateur (= celui qui voit) et focalisé (= le vu), car pour lui, le focalisateur ne peut être que celui qui situe le foyer, c'est-à-dire le narrateur, et le focalisé ne peut être que le récit (p. 48). Question de définition, bien sûr, et celle de Genette semble bien claire. Toutefois, au risque de m'attirer une pluie d'italiques dans un Nouveau Nouveau Discours .., je tiens à signaler que les propos de Bal ont apparemment été plus utiles que Genette n'a voulu l'admettre. La question essentielle porte sur le statut du personnage focal en focalisation interne: si le narrateur emprunte le regard d'un personnage, ce dernier est en bonne logique invisible lui-même, logique portée à l'extrême dans La Jalousie de Robbe-Grillet. Ce problème préoccupait bien Genette en 1972 (cf. le premier Discours .. p. 209-10), et il se voyait alors obligé d'adopter une position moins rigoureuse, malheureusement sans préciser laquelle (se référer au critère minimal de Barthes, p. 210, revenait plutôt à esquiver la question). Mais tel est très exactement le fond de l'intervention de Bal, et il faut la féliciter d'avoir provoqué Genette à donner une définition opératoire de la focalisation interne (passage cité, première section, dernière phrase). - En outre, il faut admettre que l'expression "focalisation sur" prête inévitablement à confusion. Bal suggère focalisation sur pour l'externe et par pour l'interne, ce qui est pour Genette une absurdité flagrante. S'il est clair maintenant que le sur s'emploie dans tous les cas, on aurait aimé savoir ce qui a motivé ce choix de préposition. Somme toute, la grande erreur de Bal a été de donner à ce mot le sens au'il a d'habitude.

Voix: Un premier problème relève de la distance temporelle entre narration et histoire. Il est vrai, dit Genette, qu'un récit au prétérit n'est pas par définition à narration ultérieure, car le prétérit peut simplement marquer, du moins en principe, la "fictivité de la fiction" (p. 53), c'est-à-dire son caractère intemporel. Mais, distinction très pertinente, le récit homodiégétique situe presque par définition son histoire dans un passé révolu (le JE-narrateur racontant ce qu'il a vécu), et on pourrait en dire autant de certains récits hétérodiégétiques, où la référence à un témoin (épilogue au présent, cf. Bovary) ou à un cadre historique impliquant un 'maintenant' confère à l'histoire un aspect de révolu, contrairement à l'intemporel. Une fois lancé dans ce sens, Genette puise à pleines mains des indices d'antériorité; même le "il était une fois" figure dans cet inventaire, bien que son sens littéral se trouve formellement démenti par son sens conventionnel. Quoi qu'il en soit, les positions se trouvent atténuées de part et d'autre: il est vrai que le prétérit ne désigne pas par définition la narration ultérieure, comme le laissait entendre le premier Discours .. (p. 232), mais il est également vrai que ce temps ne marque guère, à lui seul, l'in temporalité de la fiction.

Pour ce qui est de la distinction entre les deux sous-catégories, le niveau narratif et la personne assumant la narration, les malentendus ont apparemment été nombreux et graves. Aussi Genette a-t-il recours à la pédagogie par l'image: non pas la fameuse grille à double entrée, mais des petits bonshommes émettant des bulles. On peut se demander si ces dessins auront l'effet escompté - c'est à mon avis une erreur pédagogique que de calquer le dessin illustrant la personne (p. 57) sur celui des niveaux (p. 56), car ce faux parallélisme est à l'originede bien des confusions. Pour le niveau, le choix est entre récit avec ou sans métarécit(s).

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II y a donc toujours un premier niveau narré (par la narration extradiégétique), et la questionest de savoir si - oui ou non - le récit en comporte d'autres. - Pour la personne, par contre, le choix est toujours entre deux possibilités qui s'excluent mutuellement: hétéro-ou homodiégétique. Et ce choix ne dépend en rien du nombre de niveaux puisqu 'il s'applique à chacun d'entre eux. C'est sans doute ce que Genette a voulu dire en affirmant que "les relations de personne interfèrent librement avec les relations de niveau" (p. 56), mais ses dessins impliquent malheureusement une interdépendance qui, certes, est possible, mais qui n'engage nullement la définition de la personne.

Quant au niveau narratif, pris isolément, Genette s'inspire en partie des travaux de John Barth pour proposer une nouvelle répartition des fonctions du métarécit. Sans prétendre à l'exhaustivité (chimérique, en effet!), ce nouvel inventaire est plus nuancé que le précédent: six fonctions, depuis la simple explication par analepse ("voici ce qui m'amène ici") jusqu'à l'obstruction du récit premier (Schéhérazade retardant sa propre mort).

Pour la personne, une première question concerne la possibilité d'un récit sans narrateur, contradiction dans les termes selon Genette, et ce n'est pas moi qui le contredirai. Toutefois, l'argument d'Ann Banfield (résumé p. 67) touche à un problème de principe qui mérite notre attention: comme certains temps verbaux (par exemple le passé simple) sont quasiment inexistants dans le langage parlé, un récit utilisant ces temps ne saurait renvoyer à un discours oral - c.q.f.d. - Genette a raison de souligner que toute narration extradiégétique se déduit du narré (je résume en simplifiant), mais le point essentiel est à mon avis que ce narrateur extradiégétique est une instance et non une personne, ce qui revient à dire que le discours narratif n'est nullement tenu de se limiter au style des communications personnelles.

Deux autres questions sont abordées ici, la première concernant l'existence d'un je narré virtuel et, par là, le caractère absolu, ou non, de la limite entre hétéro-et homodiégétique (p. 70-71); la deuxième question porte sur les conversions, possibles ou réelles, du JE au IL et vice-versa. De telles conversions ont eu lieu chez certains auteurs, et Genette résume ses observations en ce domaine en cinq constatations sur les relations entre hétéro-et homodiégétique. Si l'intérêt de ces questions est incontestable, leur rapport avec la narratologie l'est beaucoup moins - j'y reviendrai dans la deuxième partie.

Au chapitre des situations narratives, Genette procède à des combinaisons de Mode et de Voix; supplément au premier Discours .. qui paraît à première vue assez naturel, mais qui remet à vrai dire toute la narratologie en question. Car cette fusion de plusieurs grilles en une seule (p. 88) permet en fait de déterminer, par la voie théorique, des types de récits encore inexistants. Si le récit homodiégétique est toujours à focalisation interne ou zéro, la nouvelle grille lance inévitablement le défi de sa case vide: pourquoi pas un récit homodiégétique à focalisation externe ? ... sans parler des nombreux défis de la partie intradiégétique. — Mais un défi à qui? Au narratologue qui doit déterrer coûte que coûte des exemples pour confirmer la théorie, comme le fait Genette en mettant VEtranger à la place vide (j'y reviendrai dans la troisième partie) — ou encore aux romanciers qui n'ont qu'à appliquer de toute urgence ces nouvelles recettes? - Oui, répond Genette, car... "que vaudrait la théorie si elle ne servait aussi à inventer la pratique!" (p. 109; souligné par Genette).

On le voit: sous le masque innocent de la simple mise au point, ce petit livre évoque,
mi-figue mi-raisin, des perspectives assez bouleversantes. Du point de vue des détails terminologiques,l'ouvrage
apporte à maints endroits de précieuses explications et corrections au

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premier Discours .. - qui me semblait déjà de loin le meilleur dans son genre. Considérons donc désormais l'ancien et le nouveau Discours .. comme un tout, qui n'est certes pas définitif, mais qui nous permet de laisser les détails pour aborder deux questions d'ordre général.

2. Le domaine de la narratologie

Pour rendre compte de l'univers narratif dans sa totalité, on présente souvent les instances réelles et fictives sur un même plan: un auteur réel déléguant une partie de son pouvoir à un narrateur extradiégétique. Cette manière de voir est pour moi un simple non-sens, car elle intègre deux perspectives analytiques strictement incompatibles: celle de Yécriture, celle du récit.

En effet, le texte de fiction renvoie d'emblée à deux origines très différentes, à l'écritureproduction et à la narration-transmission. D'un côté, un auteur réel produit avec des mots un univers fictif; de l'autre, un narrateur, nommé ou non, transmet ce même univers. Dans tout texte prétendant à la vérité, écrire et raconter sont synonymes; le seul texte de fiction renvoie à la fois à un auteur qui invente en écrivant, et à un narrateur qui raconte ce qu'il sait. Pour l'analyste, le choix entre ces deux perspectives est — ou devrait être! - un impératif, puisqu'elles s'excluent mutuellement. Précisons donc brièvement ce qu'implique ce choix de part et d'autre.

Dans la perspective de l'écriture, l'analyse se propose de remonter à la réalité de la production textuelle: ce que l'auteur a voulu dire, les influences subies avant ou pendant le travail scriptural, la transformation d'éléments réels en éléments fictifs, les influences exercées par le langage même sur le sens produit, etc. etc. Or, quelle que soit la nature de la réalité recherchée, il faut insister sur le fait que l'analyse repose invariablement sur le caractère fictif du texte analysé. L'intérêt de tel mot, de telle phrase, provient justement de ce que l'auteur n'est contraint par aucune réalité préalable: il aurait pu écrire n'importe quoi d'autre! Dans la perspective de l'écriture, il faut proclamer à tout instant que le texte analysé est une fiction.

Si l'on choisit la perspective du récit, on souscrit tacitement à ce qu'on appelle parfois le pacte de la fiction, pacte selon lequel il faut écarter d'avance toute question concernant la vérité du narré. Ici, la distinction entre vrai et faux n'a simplement aucune pertinence; le narré se compose d'une série d'éléments que le narrateur connaît — ni plus ni moins — avant de les raconter, ce qui signifie encore que ce narrateur n'est en rien responsable du déroulement en lui-même, mais qu'il peut choisir entre plusieurs manières de le raconter - manières que Genette a fort judicieusement réparties en Temps, Mode, Voix.

Cela étant posé, je pense exprimer l'opinion générale en situant la narratologie dans
l'optique du récit. Du moins, l'approbation de Genette m'est acquise depuis l'introduction
au premier Discours ..:

[il y a certes un rapport entre le contenu fictif de la Recherche et la vie de son auteur]: mais simplement ce rapport n'est pas tel que l'on puisse utiliser la seconde pour une analyse rigoureuse du premier (non plus que l'inverse). Quant à la narration productrice de ce récit, l'acte de Marcel racontant sa vie passée, on se gardera de le confondre avec l'acte de Proust écrivant la Recherche du temps perdu, (p. 73)

Tout au long du premier Discours .., Genette revient à cette distinction fondamentale,
affirmant par exemple (p. 226) que "la situation narrative d'un récit ne se ramène jamais à

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sa situation d'écriture" (souligné pai lui). - Ce point semble donc acquis: la narratologie étudie, non pas la manière dont l'auteur réel invente une fiction, mais exclusivement la manière dont le narrateur raconte une suite d'événements qu'il connaît avant de les raconter,autrement dit les relations du discours narratif à l'histoire narrée. C'est très exactement à cette distinction que tient la valeur opératoire des concepts narratologiques.

Or, on constate à ce propos, non sans perplexité, que la confusion écriture-récit constitue
le défaut le plus grave et le plus constant du Nouveau Discours ..

Sur le plan des détails, on relève plusieurs fois des complications tout à fait inutiles et qui ne s'expliquent guère que par le souci de faire la part des deux perspectives dans une même phrase. Ainsi, le passage de la p. 11 (cité ici même p. 118) s'appuie en partie sur la notion de "fiction pure" - qui relève de l'écriture et non du discours narratif. De même, prétendre que l'acte narratif "instaure (invente) l'histoire..." ne peut que prêter à une confusion totale: attribuer l'invention à la narration est une contradiction dans les termes.

Autre exemple: parlant du "récit de paroles" (Mode), Genette précise que, contrairement
au récit non-fictif, ...

l'épopée, le roman, le conte, la nouvelle, sont censés feindre de reproduire, et donc en
réalité produire des discours inventés de toutes pièces, (p. 34; souligné par Genette)

Si l'on tient absolument à intégrer les deux perspectives pour mieux faire ressortir leur incompatibilité, il aurait été préférable d'indiquer que pour Yécriture, la fiction feint de reproduire (= produit en fait) des discours, tandis que pour le récit, le narrateur reproduit — tout court! - des discours proférés avant la narration.

C'est enfin en raison de cette même confusion que Genette émet parfois des réserves assez déroutantes. Il est dit à la p. 49 que le terme d'"omniscience" est, en fiction pure, littéralement absurde: "l'auteur n'a rien à "savoir" puisqu'il invente tout." - Oui, bien sûr, mais ce qui intéresse la narratologie, c'est l'éventuelle "omniscience" du narrateur qui, lui, n'invente rien. — Cela dit, Genette a raison de substituer au terme d'"omniscience" celui d'"information complète" puisque le narrateur choisit en effet entre une information complète ou partielle sur le déroulement à transmettre.

En somme, on peut reprocher à Genette d'appliquer si mal la règle qu'il définit si bien: "à mon sens, la narratologie n'a pas à aller au-delà de l'instance narrative" (p. 94). N'aurait-il pas mieux valu préciser une fois pour toutes que toute référence à un auteur qui invente est sans intérêt pour un traité de narratologie? Cela nous aurait évité des complications dans les détails, on l'a vu, et cela nous aurait peut-être assuré une vue plus claire sur des problèmes essentiels dont voici quelques-uns:

Au chapitre VIII, Distance?, la fonction du fameux "petit détail vrai" retient l'attention pendant quelques pages. On sait que ce détail "fait vrai" dans la mesure stricte où il ne sert à rien dans l'histoire. S'il est mentionné, cela ne peut donc être que parce qu'il .. était simplement là". Ici, Genette présente une objection très sérieuse: le détail "inutile" créerait son "effet de réel" (Barthes) à un moment de la lecture où l'on ne peut savoir si, oui ou non, il aura une fonction dans l'histoire. - Malheureusement, Genette s'en tire par un tour de passe-passe:

... il me semble aussi qu'une certaine compétence narrato-stylistique peut aider le lecteur à percevoir intuitivement le caractère pragmatique ou non de tel détail. Il y a du code là-dedans, et bien sûr "on doit savoir" qu'un baromètre, ou même un pistolet, ne peut guère avoir la même fonction chez Flaubert que chez Agatha Christie. (p. 33)

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Ainsi, pour justifier cette notion de code, Genette a recours au genre romanesque le plus "code"' qui soit, le roman policier classique. Dans ce genre, il est vrai, tout détail a une fonction certaine (tout élément qui se révèle être sans rapport avec le crime aura fonctionné comme fausse piste!) — mais sorti de là, la compétence narrato-stylistique me semble un concept peu opératoire: en règle générale, il faudra bel et bien attendre la fin du roman pour savoir si le détail en question était utile ou non. Comment sortir de cette contradiction?

Il s'agit peut-être d'un pseudo-problème, créé simplement par la confusion écriturerécit; n'oublions pas que le souci de "faire vrai" préoccupe (parfois) l'auteur réel, non le narrateur. Distinguons d'abord entre lecture spontanée et analyse. Pour ce qui est de la première, aucun lecteur, que je sache, ne fait davantage foi à l'histoire narrée parce que sa lecture est encombrée de détails apparemment inutiles. Détails agaçants ou intéressants selon le tempérament de chacun, mais nullement garants de la véracité du narré. Et cela pour la simple et bonne raison que notre lecteur a déjà souscrit, consciemment ou non, au pacte de la fiction (cf. plus haut), et qu'il ne se soucie donc pas de vrai et de faux: tout comme les événements importants, les détails sont racontés parce qu'ils figurent dans le déroulement à transmettre.

Pour l'analyste, qui sait déjà que ledit détail est et restera inutile pour l'action, tout dépend de la perspective. S'il s'agit d'écriture, on peut essayer de remonter à l'objet réel (le carnet de Balzac!) et d'expliquer pourquoi l'auteur a jugé bon de le situer à cet endroit du récit et/ou de le transformer. C'est ici, et ici seulement, que le fameux "cela ne s'invente pas" est une constatation pertinente. - Dans la perspective du récit, la question se pose tout différemment: pourquoi, par exemple dans une description d'intérieur, le narrateur mentionne-t-il précisément ce détail-là, alors qu'il en passe mille autres sous silence? Car le narrateur connaît tout le salon en question, et même la description la plus minutieuse doit forcément procéder à une sélection; ce qui revient à dire, très exactement, que le détail n'est pas inutile, puisque sélectionné. Pour l'analyste, il s'agit donc de déterminer en quoi ce détail est utile. Je ne dis pas que la tâche soit aisée, mais le principe me semble clair: la narratologie ne connaît pas de détails "vrais parce qu'inutiles".

Aux chapitres XV et XVI, consacrés à la personne assumant la narration, la confusion écriture-récit semble s'installer définitivement, éclipsant presque les problèmes narratologiques. Ainsi, Genette semble prendre très au sérieux la notion d''autobiographie héîéroàiègétique, entendant par là un récit fictif où l'auteur parle de lui-même en feignant de parler d'un autre. A partir de là, on peut énumérer bien des constellations: l'auteur feint qu'un autre parle de lui, l'auteur feint de parler de lui-même alors qu'en réalité ... (p. 72-73). Il va de soi que toutes ces combinaisons sont des objets d'étude parfaitement légitimes et qu'elles peuvent présenter un très grand intérêt. Mais il est tout aussi évident qu'elles ne relèvent pas de la narratologie et qu'il aurait mieux valu les présenter ailleurs que dans un Discours du Récit — nouveau ou ancien.

Mais ce n'est pas tout: au chapitre XVI, il est uniquement question du passage entre le JE et le IL (ou vice-versa) opéré par certains auteurs d'un roman à l'autre (Proust) ou d'une rédaction à l'autre (Dostoïevski pour Crime et Châtiment). - Qu'un auteur réel nommé Proust passe du IL au JE entre Jean Santeuil et la Recherche est incontestable, et l'on peut poser bien des questions au sujet de cette "transvocalisation". Mais que viennent donc faire ces questions dans le domaine de la narratologie? - Voici l'explication de Genette:

Bien entendu, on peut contester la relation de récriture transvocalisante que je suppose
ici entre Santeuil et la Recherche, que l'on peut considérer comme deux œuvres

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absolument distinctes - intéressante controverse. Il n'y en aurait pas moins conversion
narrative de l'auteur dans le passage de l'une à l'autre... (p. 74-75)

Pourtant, que Jean Santeuil soit une œuvre à part ou une première rédaction de la Recherche ne change strictement rien, d'un point de vue narratologique: un Proust en chair et en os évrivant plusieurs versions d'un matériau donné, n'est-ce pas l'image même de Yécriture, à savoir un auteur (bien réel!) qui invente et réinvente en écrivant? Certes, le cas attire l'attention puisque nous avons aussi à notre disposition le "stade primitif, mais il est sans le moindre rapport avec le discours narratif.

C'est évidemment avec un certain embarras que j'adresse ces reproches à Genette - au nom de ses propres définitions. Aurait-il manqué de matériau pour se lancer au-delà du domaine annoncé, ou s'agirait-il simplement d'une ironie qui m'a échappé? Quoi qu'il en soit, à force de rappeler la délimitation rigoureuse de la narratologie, on s'est peut-être trop soucié d'indiquer ce qui ne la concerne pas. Dans ce cas, il est grand temps de nous occuper de ce qui la concerne effectivement.

3. La narratologie: pour quoi faire?

On a vu plus haut que Genette termine son ouvrage en se demandant ce que vaudrait la
théorie si elle ne servait aussi à inventer la pratique. Voyons maintenant cette question dans
son contexte:

... ce qui est sûr, c'est que la poétique en général, et la narratologie en particulier, ne doit pas se confiner à rendre compte des formes ou des thèmes existants. Elle doit aussi explorer le champ des possibles, voire des "impossibles" sans trop s'arrêter à cette frontière qu'il ne lui revient pas de tracer. Les critiques n'ont fait jusqu'ici qu'interpréter la littérature, il s'agit maintenant de la transformer. Ce n'est certes pas l'affaire des poéticiens, leur part sans doute y est infime, mais que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique"! (p. 109; souligné par Genette)

II y a très certainement une bonne dose de provocation dans cette conclusion, mais elle
mérite toute notre attention, car ce qu'elle implique est pour le moins aussi important que
ce qu'elle souligne.

Commençons toutefois par cette fonction proprement innovatrice de la narratologie: signaler des discours narratifs possibles et non seulement décrire les existants. C'est en combinant les termes et concepts dans tous les sens qu'on arrive, par la voie théorique, à un certain nombre de procédés narratifs encore inexplorés. Que les romanciers s'y mettent, et de toute urgence! dit à peu près Genette (p. 45). Ainsi, la combinaison des grilles du Mode et de la Voix laisse bien des cases vides, et si l'on ajoutait à cette nouvelle grille les trois catégories temporelles avec leurs innombrables sous-catégories, les romanciers auraient fort à faire d'ici la fin du siècle. Mais — qui sait - le jour n'est peut-être pas loin où l'on verra décerner le prix des narratologues réunis au roman qui aura conçu la première prolepse itérative à vitesse variable, à focalisation externe et à narration intra-et homodiégétique?

Que l'on ne nous objecte surtout pas que le génie créateur des écrivains ne se laisse pas diriger par ces sinistres calculs théoriques. A-t-on oublié que la (re)découverte d'un petit texte, très théorique, de Gide a causé un épanouissement fort impressionnant de la mise en abymel Sans parler des romanciers qui sont théoriciens à leurs heures et dont les œuvres sont surtout un travail sur la forme. Que la narratologie propose ainsi aux romanciers un petit catalogue de procédés narratifs, à prendre ou à laisser - pourquoi pas?

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S'il est à mon avis tout à fait légitime de voir dans cette éventuelle influence sur l'écriture à venir une conséquence possible des études narratologiques, j'estime pour ma part que leur importance primordiale se trouve ailleurs. Reconsidérons un instant la conclusion de Genette: il s'agit (non seulement, donc aussi) de rendre compte des formes existantes; il faut (non seulement, donc aussi) interpréter la littérature. Rendre compte et interpréter semblent à première vue à peu près synonymes, mais ils recouvrent en fait deux objectifs narratologiques qui vont de pair jusqu'à un certain point, mais qui finissent par devenir strictement incompatibles.

Si l'on prend le terme de rendre compte au pied de la lettre, son objectif sera d'ordre purement théorique: un vaste tableau d'ensemble du mode narratif ou de la narrativité, terme employé dans le même sens que celui de Httérarité, par lequel Todorov désigne l'objectif de la poétique. Telle semble bien être l'idée de Genette, quoiqu'il l'exprime dans un contexte un peu différent: constatant que l'analyse thématique du récit n'a jamais revendiqué le terme de narratologie, il conclut que ce terme...

reste ainsi la propriété (provisoire?) des seuls analystes du mode narratif. Cette restriction me semble somme toute légitime, puisque la seule spécificité du narratif réside dans son mode, et non dans son contenu, qui peut aussi bien s'accomoder d'une "représentation" dramatique ou autre. En fait, il n'y a pas de "contenus narratifs": il y a des enchaînements d'actions ou d'événements suceptibles de n'importe quel mode de représentation... (p. 12)

De ce point de vue, l'objectif de la narratologie serait l'étude des procédés narratifs tels qu'ils se manifestent dans les innombrables récits existants. A force d'observer, d'enregistrer, de comparer et de grouper, on arriverait, à un niveau d'abstraction assez élevé, à déterminer ce que serait le mode narratif. Ce tableau d'ensemble servirait donc un propos proprement synthéthisant, et il reposerait sur des faits accessibles et vérifiables, à savoir les procédés narratifs des récits existants. — Par rapport à cet objectif-là, le statut desdits récits est celui de fournisseurs d'exemples, et non d'objet d'analyse.

Voyons maintenant le côté de l'interprétation, par laquelle j'entends l'analyse du récit particulier. Dans la perspective du discours narratif, le propos d'une telle analyse est de déterminer les relations de la narration à l'histoire, partant du principe que celle-ci est le résultat de celle-là. Ceci demande quelques précisions puisque nous avons déjà vu que le narré préexiste en principe à la narration. Simplement, ce qui préexiste à la narration est un déroulement pour ainsi dire brut, une suite d'événements qui ne sont encore ni racontés, ni vus, ni triés, ni valorisés, etc. Il revient au narrateur de structurer, donc de narrativiser, cet ensemble en choisissant des procédés narratifs en fonction de sa propre conception du déroulement brut: c'est le narrateur qui sélectionne, temporalise, modalise, vocalise, valorise dans et par la narration qu'il assume. (Selon Genette, la valorisation n'est pas du ressort de la narratologie (p. 58). J'estime qu'elle est une fonction de la narration exactement au même titre que par exemple la focalisation: le déroulement brut n'est ni focalisé ni valorisé en lui-même.)

Il ressort de tout cela que les procédés narratifs sont autant d'indications de la conception selon laquelle le narrateur a structuré ou narrativisé le déroulement à raconter. Dans l'histoire telle qu'elle parvient effectivement au lecteur réside la seule référence pour juger de la pertinence des observations narratologiques. Si tel procédé narratif a été utilisé, c'est qu'il a été sélectionné parmi tant d'autres, et cela - voici le pari de l'analyste: - parce qu'il était le plus apte à manifester une conception bien déterminée du déroulement brut.

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Nous pouvons maintenant déterminer de manière assez concrète l'objectif de l'analyse narratologique: cerner, par l'étude détaillée des procédés narratifs choisis, la conception qui fait du déroulement brut une histoire, donc un ensemble structuré. Dans cette recherche d'une cohérence, les termes et concepts narratologiques fournissent un instrument d'analyse indispensable dans la mesure où l'ensemble des procédés possibles permet de juger de l'impact du procédé effectivement retenu.

Et nous voilà donc arrivés au point où les deux objectifs de la narratologie se séparent radicalement. Ce point, c'est le "procédé possible" dont il vient d'être question. Si le but est le tableau synthétique du mode narratif, il est évident que tout procédé utilisé dans un récit existant est de ce simple fait possible. De ce point de vue, Genette a parfaitement raison de souligner qu'il n'appartient pas à la narratologie de tracer de frontière entre possible et impossible. De même il serait normal que la narratologie prenne les devants et définisse, par la voie théorique, des procédés (encore) sans exemples concrets.

Par contre, si la narratologie doit être un instrument d'analyse applicable au récit particulier, les données changent du tout au tout: la valeur analytique de la narratologie tient à sa capacité de distinguer entre procédé "possible" et "impossible" ou encore entre convention et transgression, non pas, certes, pour interdire tel procédé et en permettre tel autre, mais pour maintenir présente à l'esprit cette fameuse frontière qui détermine mieux que tout autre concept la portée du procédé narratif. Disons en gros qu'en-deçà de la frontière, la narration véhicule une histoire; au-delà, elle attire l'attention sur son propre fonctionnement, c'est-à-dire qu'elle produit un surplus de sens.

Tout comme pour les deux perspectives (écriture ou récit), nous avons ici un choix indispensable pour le narratologue: s'agit-il de puiser des exemples un peu partout pour déterminer le mode narratif, ou bien de se servir des concepts narratologiques comme instrument d'analyse? - Dans l'avant-propos du premier Discours .., Genette avoue sa "répugnance", ou son "incapacité", à choisir entre ces deux objectifs (p. 68). On peut en effet considérer le premier Discours .. comme un (juste?) milieu entre synthèse et analyse (de la Recherche), tandis que le Nouveau Discours .. semble primer le travail synthétique au point d'oublier qu'il y avait un choix. — Voyons quelques exemples.

Dans le premier Discours .. (chap. Ordre), Genette prend bien soin de préciser qu'il parle d'anachronies au nom d'une parfaite coïncidence temporelle entre narration et histoire, coïncidence plus hypothétique que réelle (p. 79). Ainsi, bien que l'anachronie soit plutôt la norme dans la tradition occidentale, c'est la "parfaite coïncidence" qui sera utilisée comme norme tout au long du chapitre. Et cela, bien évidemment, parce que la portée des anachronies ne se laisse déterminer que par rapport àcette référence presque artificielle. C'est grâce à cette dernière que Genette peut démontrer le fonctionnement tout à fait remarquable des analepses chez Proust: une analepse qui devient le récit premier (cf. p. 87). - Pour une attitude synthétisante, il faudra intégrer ce procédé quelque part dans le mode narratif; pour une attitude analytique, ce procédé éclaire une certaine conception de l'histoire narrée, et il l'éclairé d'autant mieux qu'il transgresse la norme (en bref: confondre récit premier et analepse est tout aussi "impossible", et pourtant possible, que d'accéder, dans et par le présent vécu, à un passé perdu). Or, sauf quelques remarques sporadiques, Genette reste fidèle à sa déclaration initiale: renonçant à une attitude synthétisante, il omet de préciser si le procédé en question doit être intégré dans le mode narratif; renonçant à aborder réellement l'histoire narrée dans la Recherche, il n'a aucun moyen de montrer la pertinence du phénomène observe.

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A propos des focalisations, Genette définit de manière ttès claire les rapports entre récit
homodiégétique et focalisation:

... le récit homodiégétique subit, en conséquence de son choix vocal, une restriction
modale a priori, et qui ne peut être évitée que par infraction, ou contorsion perceptible.
(Nouveau Discours.. p. 52)

Voilà une norme ou une convention extrêmement précieuse dans l'analyse d'une œuvre comme la Recherche, où les exemples de transgression abondent: le JE narré percevant ce qu'il ne peut, matériellement, percevoir; le JE-narrateur racontant ce qu'il n'a jamais pu apprendre. On dira donc, conformément à l'attitude analytique, que cette transgression produit un surplus de sens et que plus elle est spectaculaire, mieux elle éclaire une certaine conception de l'histoire narrée (voir à ce propos mon article dans là Revue Romane, XVII, 2: "Les Métamorphoses du regard"). Mais Genette ne semble pas l'entendre ainsi; bien au contraire, il se cantonne dans une attitude synthétisante:

... la seule conséquence en principe inévitable [de la transvocalisation, c'est-à-dire le passage du IL au JE narré], à savoir l'impossibilité de focaliser sur un personnage après avoir vocalisé sur un autre, peut être contournée par voie d'infractions paraleptiques plus ou moins adroites... (Nouveau Discours .. p. 76)

Bref, un JE-narrateur peut raconter les pensées du seul JE narré, tandis que tout autre personnage est forcément vu de l'extérieur, mais il y a toujours moyen de s'arranger. Nous touchons là à un point essentiel dans l'attitude synthétisante: à en croire Genette, les transgressions effectuées dans la Recherche seraient donc particulièrement maladroitesl - Oui, car si l'on sépare le procédé narratif de son histoire, le spectaculaire et le maladroit se rejoignent.

Voyons, en dernier exemple, le cas de l'Etranger. En combinant les grilles du Mode et de la Voix (Nouveau Discours ..p. 83-89), Genette se retrouve avec une case vide, celle du récit homodiégétique à focalisation externe (un récit dont le JE narré est vu seulement de l'extérieur).Cette constellation semble quelque peu contradictoire dans la mesure où un JE-narrateurdoit bien savoir ce qu'il pensait au moment narré, et pourtant .. qu'apprend le lecteur sur les pensées de Meursault? - Pratiquement rien, l'exemple est donc trouvé! Tant mieux pour la narratologie synthétisante et tant pis pour l'instrument analytique, qui a tout intérêt à cerner ce que la narration comporte d'exceptionnel. Sur deux points essentiels, la narrationdans l'Etranger contribue à faire de Meursault un étranger: d'abord, la distance temporelle,très enigma tique, entre narration et narré, ensuite la focalisation, à laquelle nous allons nous limiter ici. La notion de focalisation externe se justifie dans la mesure où nous connaissonsles gestes, les actes, les paroles de Meursault, mais non ses pensées. Genette finit par proposer la formule suivante: Meursault (nanateur) ne dit pas (non: ce qu'il pense, mais:) s'il pense quelque chose. - La description du phénomène est peut-être correcte, mais l'interprétationen est très mauvaise, car tout lecteur sait fort bien que Meursault ne pense rien, et cela précisément parce que liiomodiégétique implique une focalisation interne donnant accès aux pensées du JE narré. Ce que cette focalisation nous montre, c'est Yabsence de pensées. Mais il y a en fait deux manières d'apprendre au lecteur que Meursault ne pense rien: on peut le dire ou le sous-entendre. Dans le premier cas, le JE-narrateur aurait eu la complaisance d'annoncer que "je ne pensais rien alors", c'est-à-dire qu'il se serait solidarisé avec le lecteur ("maintenant je pense, comme vous, cher lecteur"). Dans le deuxième cas

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Copenhague

(celui du roman), il montre le vide mental par le seul procédé narratif, et il reste donc tout aussi étranger vis-à-vis du lecteur que le JE narré vis-à-vis des autres personnages. - Que l'on veuille bien admettre que cette interprétation a besoin des normes impliquées par la focalisationinterne comme instrument d'analyse!

Il va sans dire que les deux versions de la narratologie vont de pair jusqu'à un certain point; c'est l'ensemble des procédés narratifs (normaux, soi-disant) qui nous permet d'apprécier l'effet de tel procédé particulier. Mais là où le procédé devient transgression, il convient de préciser si l'on veut considérer le cas comme un nouveau procédé à enregistrer (attitude synthétisante) ou bien comme la production d'un surplus de sens (attitude analytique). Que Genette ait apparemment fini par choisir la première attitude, c'est son droit, et c'est peut-être ce qui convient le mieux à un Discours du Récit. Ce qu'on peut lui reprocher, à mon avis, c'est d'avoir passé complètement sous silence les sacrifices que ce choix implique du côté de l'analyse narrative.

Car de ce côté-là, les procédés narratifs témoignent d'une certaine conception de l'histoire narrée, ou, si l'on veut, d'un principe structural qui transforme le déroulement brut en ensemble cohérent. - Cette notion de cohérence n'est pas pour plaire à Genette: "... ces impositions de "cohérence" dont la critique interprétative a le facile secret ..." (p. 108), et on peut lui donner partiellement raison dans la stricte mesure où il s'agit d'une œuvre inachevée (celle de Proust). - Mais ces cas mis à part, j'avoue humblement que la recherche d'une cohérence me semble être, non seulement un but, mais le but de toute analyse portant sur le discours narratif et son histoire. De par sa forme achevée, le récit postule cette cohérence; à l'analyste de la trouver. Tâche plus ou moins aisée, selon les cas, mais nous avons maintenant à notre disposition, grâce aux deux Discours du Récit, un instrument qui comporte plus de nuances et moins d'équivoques que tout autre ouvrage dans le genre narrato logique.