Revue Romane, Bind 19 (1984) 1Nina Catach: L'orthographe française. Traité théorique et pratique, avec des travaux d'application et leurs corrigés. Paris, Nathan 1980. 334 p.Ole Kongsdal Jensen Side 143
Depuis longtemps, on discute de l'orthographe française. Dans la première moitié du siècle, il y avait la querelle entre les "phonétistes", qui désiraient une réforme radicale établissant des rapports univoques entre sons et graphies, et les "traditionalistes", qui voulaient garder le statu quo. Au milieu les modérés, qui optaient pour un amendement restreint, et en marge les partisans de "l'orthographe Übre". De nos jours, on a été amené à considérer l'orthographe comme un système, avec ses défauts et irrégularités, certes, mais, somme toute, assez bien ordonné et fonctionnel. Ce point de vue a été obtenu à force de recherches menées, pendant quelques années, par des linguistes et des pédagogues. Un des chefs de file dans ce domaine est sans aucun doute Nina Catach (NC), qui dirige une équipe à Nancy (l'équipe HESO), dans le cadre du CNRS. L'ouvrage dont il est question ici résume les résultats actuels de leurs travaux; il s'adresse aux "maîtres de tous ordres d'enseignement" et aux "enseignants de français langue étrangère" (p. 5). L'équipe et d'autres chercheurs ont publié en outre plusieurs articles et livres (voir bibliographie). Le livre analysé ici se compose essentiellement de trois parties: une introduction générale consacrée aux bases théoriques et aux définitions, une première partie sur la zone primaire du système graphique: les phonogrammes, et une deuxième partie sur les zones secondaires du système: morphogrammes, logogrammes, lettres étymologiques. En annexe, on trouve une grille typologique des erreurs d'orthographe, utile pour l'enseignant comme référence. Le livre contient aussi une bibliographie sommaire. L'hypothèse de travail est que la langue parlée est primaire par rapport à la langue écrite. La notion de basé est le graphème, en principe le représentant graphique du phonème, mais qui peut en plus - ou seulement - avoir une fonction morphologique ou lexicale. NC donne la définition suivante du graphème: "la plus petite unité (lettre ou groupe de lettres) delà chaîne écrite ayant une référence phonique et/ou sémique dans la langue parlée" (p. 27). Side 144
Eue résoud ainsi le conflit entre une conception immanente de l'écriture et une conception de la langue écrite comme étant une simple transcription de la langue parlée, conceptions à mon avis insatisfaisantes, la première ne prenant pas en considération la fonction et les problèmes pratiques de l'orthographe, la deuxième enlevant à la langue écrite toute fonction propre. Quatre critères de reconnaissance du graphème sont établis: (1) la fréquence; (2) le degré de cohésion, de stabilité, d'autonomie; (3) le degré de rapport direct avec le phonème; (4) le degré de rentabilité ou de créativité linguistiques (p. 30). Ceci sert à exclure les graphies rares et étrangères au système, et permet en outre une hiérarchisation utile pour l'enseignement et sa progression: les 130 graphèmes du niveau 3 sont ainsi réduits aux 70 unités du niveau 2, et ensuite aux 45 graphèmes de base du niveau 1 (code minimal). A l'intérieur du code minimal, NC établit enfin un "système graphique standard" de 33 signes, les archigraphèmes, qui correspond au système phonique moyen: I, U, OU, E, EU, O, A, IN, UN, ON, AN, P, B, T, D, C, G, F, V, S, Z, CH, J, M, N, GN, L, R; elle y ajoute ILL, Y (travailler, paye), 01, OIN (trois, loin) et X (sexe) selon les critères 1 et surtout 2 (01, OIN, X sont appelés "idiotismes graphiques"). Elle pense que, dans l'enseignement, il est préférable de commencer directement par ces archigraphèmes et les graphèmes de base correspondants (pour AN [à] par exemple an et en), au lieu de faire le détour par un système "phonologique" comme FAlfonic proposé par A. Martinet (voir Etudes de Linguistique Appliquée n° 8, p. 27-36, où les deux points de vue sont exposés). L'essentiel du livre est consacré aux règles orthographiques, accompagnées d'excellents modèles d'exercices (avec des corrigés en annexe). La première partie sur les phonogrammes (graphèmes à correspondance phonique), après les règles de la syllabation graphique et des accents et signes auxiliaires, expose en détail les règles des voyelles orales et nasales, des semi-voyelles et des consonnes, en partant des archigraphèmes et des phonèmes correspondants. Les règles sont compliquées, mais leur existence témoigne du bien-fondé de la notion de système orthographique. Un autre témoin de cette notion est la possibilité d'établir des règles dans le sens inverse, de l'orthographe vers l'oral, plus simples celles-là. (Depuis 1972, nous utilisons, à l'Université de Copenhague, et avec de bons résultats, un tel ensemble de règles orthoépiques qui recoupent l'analyse de NC.) Un exemple (§ 32): L'archigraphème O correspond à deux phonèmes: [o] et[o]. Deux graphèmes fréquents couvrent 96% des occurences dans les textes: o (75%) et au (21%); deux graphèmes plus rares couvrent pratiquement le reste: eau (env. 3%) et ô (moins de 1%; ce dernier est attribué au niveau 2). Devant une consonne finale prononcée, [o]correspond en général à au (saule), [o ] à o (sole). Ala finale et devant [z ] final, où seulement [o] existe, on trouve o et au; on peut donner des règles pour la distribution des deux graphèmes à l'aide du contexte ou des alternances: au se trouve souvent après voyelle ou semi-voy elle (fléau, matériau) et alterne avec al (chaud/chaleur, général/généraux) ou ail (travail/travaux), mais des cas comme pose/pause doivent être appris comme logogrammes (voir ci-après). Le graphème eau alterne avec el(l) (beau/belle). On voit qu'on aborde déjà ici l'aspect morphologique et distinctif, traité dans la deuxième partie. Il y a des exceptions (comme atome avec [o]) ainsi que le problème des variations de prononciation, surtout en syllabe inaccentuée (auto prononcé [oto] ou [oto 3, mauvais prononcé souvent [move], etc.). Encore faut-il supposer la prononciation standard acquise, un problème que NC ne mentionne pas! Mais somme toute, les règles sont assez bien exposées et l'attention est attirée sur les problèmes. Side 145
La deuxième partie du livre traite des zones secondaires du système graphique. D'abord, un chapitre sur les morphogrammes, qui sont des suppléments graphiques des morphèmes, soit sur le plan lexical (par exemple gros (cf. grosse, grossir), fin (cf. final) - faim (cf. affamé)), soit sur le plan grammatical (par exemple amie, amicale, finit, finissent). Les critères de reconnaissance des morphogrammes sont les mêmes que pour les graphèmes en général: fréquence, stabilité, lien avec l'oral, rentabilité ou créativité. La fonction des morphogrammes est surtout d'apporter une information morpho-syntaxique supplémentaire et une information paradigmatique, qui faciliteraient la lecture (rapide). Le caractère morphogrammique de l'orthographe a été abordé déjà à propos des phonogrammes, car les zones secondaires du système graphique sont imbriquées dans la zone primaire et ne peuvent en être séparées qu'artificiellement, pour plus de clarté dans la classification et dans l'exposé. Je ne peux pas entrer ici dans les détails, malgré l'importance de ce chapitre; je voudrais pourtant mentionner la discussion à la p. 248 des thèses de R. Thimonnier (voir bibliographie) sur la possibilité d'établir des "séries analogiques" (au nombre de 4.500!), qui, selon NC, ne constituent pas un système à proprement parler, puisque les séries se basent sur des critères trop disparates. Le dernier chapitre traite des logogrammes et des lettres étymologiques. Les logogrammes sont des "graphies globales de lexèmes", des homophones-hétérographes dont la fonction est "de donner une image visuelle spécifique à certains mots homophones, afin d'aider à la reconnaissance rapide de leur sens" (p. 268); il s'agit de paires comme pin/pain (parfois une série comme sot/saut/seau/sceau). NC donne une liste des principaux logogrammes (p. 274-278). Les lettres étymologiques et historiques viennent surtout du latin, du grec et de l'anglais (par exemple heure, théâtre, speaker) ou reflètent une fonction périmée (par exemple huit (fonction distinctive de h: vit était écrit autrefois uit), bonne (le premier n indiquait une voyelle nasale, dénasalisée par la suite)). Un grand nombre d'entre elles n'ont aucune fonction réelle et pourraient être rejetées ou normalisées. Ainsi, les consonnes doubles pourraient être simplifiées dans un grand nombre de cas, sans inconvénient pour le système (par exemple dans bonne, nulle, battre). C'est donc surtout cette zone marginale qui se prête à une réforme de l'orthographe (l'ortografe!). Le livre de NC est le premier à être publié en France qui rassemble, dans un espace relativement restreint, tant d'informations sur le sujet. Il n'est pourtant pas exempt d'erreurs ou de points discutables. Par exemple, dans le paragraphe sur O, les consonnes [I]et [m] sont rangées à tort parmi les consonnes allongeantes (p. 96), et le graphème ô est omis dans la description et dans le tableau récapitulatif; dans le paragraphe sur les consonnes nasales, le graphème ng n'est pas traité; les exemples ne sont pas toujours bien choisis: par exemple an/ânerie/ânon comme exemple d'alternance voyelle nasale/voyelle orale (p. 112; on trouve plus loin un meilleur exemple: sultan/sultane, ibid.); les règles de e caduc données dans le § 33.3 ne sont pas assez précises; le chapitre sur les semi-voyelles aurait, à mon avis, gagné en clarté si les semi-voyelles avaient été traitées comme des variantesdes phonèmes /)/, /y/, et /u/, dont elles partagent les graphèmes: dans pied, fuir, louer par exemple, sauf, bien sûr, dans les cas très précis de [j ] après voyelle: travailler, paye, ou au début des mots étrangers: yacht (car nous travaillerions garde son [a] devant [ rj ] comme nous aimerions, il y a commutation entre paye [ pe j ] et pays [pe i], et il n'y a pas de liaison dans les yachts, ce qui fait qu'on peut interpréter [ j ] dans ces cas comme un phonème semi-consonantique /j/ qui n'est donc pas dérivé de /!/, interprétation qui Side 146
va très bien avec l'orthographe justement), - par conséquent, NC a raison de compter ILL, Y parmi les archigraphèmes, ainsi que 01 (OIN), qui est justement la graphie qu'on trouve pour la diphtongue [wa] après obstruante plus liquide (par exemple dans froid, emploi), position où on ne trouve pas normalement de semi-voyelle. Malgré ces quelques défauts, qui, en fin de compte, ne sont que des détails qui pourraient être corrigés dans une édition future, le livre est un instrument précis et extrêmement utile pour les enseignants, tant du français langue maternelle que du français langue étrangère. En plus, il donne les bases pour une réforme raisonnée de l'orthographe au profit de tous, surtout de nos pauvres élèves. Je propose comme
lectures supplémentaires et ultérieures les ouvrages
suivants: V. G. Gak:
L'orthographe du français. Paris SELAF 1976. L'ouvrage
de base auquel A. Porquet:
L'orthographe sans peine. Assimil 1979. Cours pratique,
qui contient des N. Catach:
L'orthographe. Que sais-je? n° 685, PUF 1978. Bonne
introduction générale Etudes de
Linguistique Appliquée n° 8, Didier 1972. Ces trois numéros
de revues contiennent des articles sur tous les aspects
du sujet, qu'ils R. Thimonnier:
Code orthographique et grammatical. Marabout 1978. Un
exposé des C.
Blanche-Benveniste, A. Chervel: L'orthographe. Maspéro
1974. Une analyse qui J. Vial:
Pédagogie de l'orthographe française. PUF 1970. Décrit
une pédagogie rationneiie J. Guion:
L'institution orthographe. Le Centurion 1974. Traite des
aspects socio-politiques Université de
Copenhague |