Revue Romane, Bind 19 (1984) 1

Jean-Claude Béacco, Simonne Lieutaud: Mœurs et mythes. Lecture des civilisations et documents authentiques écrits. Hachette/Larousse. Paris. 1981. 112 p.

Niels Iversen

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Il s'agit d'un ouvrage, à la fois théorique et pratique, sur ce qu'on appelle "l'enseignement de la civilisation", donc destiné à des non-français. Dans l'introduction, intitulée "Lecture des civilisations", François Debyser rend compte de la nécessité d'utiliser les notions de la sociologie, de l'anthropologie et de la sémiologie dans l'enseignement de la civilisation. Suivent un article théorique "La construction du savoir culturel" (Jean-Claude Béacco) et une partie pratique composée de six fiches pédagogiques.

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Le livre s'inscrit dans la tradition des méthodes actives qui misent sur le travail actif et
personnel des apprenants et sur leur construction personnelle de leurs compétences. Il
vise donc, sans le mentionner explicitement, l'autonomie de l'apprenant.

Les auteurs établissent un parallèle entre la civilisation d'un pays, conçue comme un langage composé de signes (conception fondée sur la théorie de la connotation de Roland Barthes), et la linguistique. Ce rapprochement apparaîtra pour le moins douteux et il est en tout cas trop abstrait pour pouvoir permettre une rénovation de l'enseignement de la civilisation. On trouvera par contre beaucoup plus fécond, d'un point de vue pédagogique, le parallèle établi entre {'acquisition d'une langue étrangère et Yacquisiîion d'un savoir culturel étranger. Si ce parallèle peut sembler contestable d'un point de vue strictement scientifique, il n'en offre pas moins des possibilités constructives et prometteuses en pédagogie.

On verra peut-être là un conflit entre esprit scientifique et esprit pédagogique. En réalité, la question cruciale est celle-ci: Qui doit construire "la vérité"? La civilisation en tant que matière d'enseignement risque en effet, selon les auteurs, de constituer un sous-produit vulgarise des sciences humaines (sociologie, anthropologie etc.). En plaçant directement l'enseignement de la civilisation sous la dépendance des sciences humaines, on aboutirait à une répétition du rapport entre linguistique générale et linguistique appliquée — au désavantage du deuxième terme (p. 23). En transmettant aux apprenants un savoir et une vérité canoniques (des résultats "scientifiques"), sans qu'il y ait de leur part construction personnelle, on met entre parenthèses la personnalité de l'apprenant, on gomme en quelque sorte son passé. En réalité la pédagogie relève de l'esprit scientifique, au même titre que la sociologie ou l'anthropologie, mais ce n'est qu'à condition de ne pas vouloir "coller" à ces sciences en ce qui concerne le contenu. La rigueur scientifique en pédagogie de la civilisation consiste non pas à transmettre des "données culturelles, importées d'un ailleurs sociologique" (p. 23) mais à amener l'apprenant à construire lui-même son savoir et son savoirfaire à partir de son vécu, à partir de ses propres données culturelles.

Cette nouvelle conception de l'enseignement de la civilisation ne diffère guère de la méthodologie qui prévaut actuellement dans l'enseignement des langues. On a ainsi abandonné l'idée de vouloir présenter aux apprenants une langue comme un modèle prescrit dont il fallait, par imitation, apprendre les règles pour pouvoir produire des phrases dites correctes, cf. la révolte contre les écoles structuraliste et behayioriste. De nos jours, on favorise plutôt l'acquisition personnelle de la langue par l'apprenant. Qu'il s'agisse de l'acquisition d'une langue seconde ou d'un savoir culturel second, les principes restent les mêmes. Jean-Claude Beacco souscrit à cette analyse en écrivant que, dans l'apprentissage de la civilisation on retrouve les mêmes phénomènes chez l'apprenant: constructions individuelles, provisoires et partielles (p. 25). Ces principes commencent à jouir de droit de cité dans l'enseignement de la langue. Pourquoi pas aussi dans l'enseignement de la civilisation?

Il est toujours risqué de tracer de tels parallèles, mais si l'on peut reconnaître, même d'un point de vue scientifique, la justesse de l'abandon de la conception de la langue comme un modèle d'un caractère clos et pré-existant, les choses devraient se présenter encore mieux pour la civilisation. En civilisation la notion de 'norme' est bien moins exprimée qu'en langue. Il n'y a pas, dans ce domaine, de savoir définitif ou de modèle à atteindre. Il n'y a pas de "totalité autre que la dernière synthèse, provisoire et condamnée à le demeurer" (p. 25).

Etant donné que la civilisation est une matière plus ouverte que la langue, qui reste d'un
caractère relativement clos (cf. la conception de la langue comme un code), elle devrait être

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bien moins difficile à enseigner. Puisque la civilisation, pour des raisons évidentes, est d'une historicité plus explicite que la langue, elle se prête plus facilement à une mise en question; toute analyse et toute synthèse restent donc en matière de civilisation intrinsèquement inachevables. L'enseignement d'un savoir culturel s'inscrit donc aisément dans une pensée pédagogique qui donne la priorité à l'apprenant et au processus d'apprentissage plutôt qu'à la transmission d'une vérité établie. Il ne s'agit plus de transvaser un savoir d' un cerveaudans un autre, mais d'amener l'apprenant à construire un savoir-faire.

Les auteurs reconnaissent la nécessité de baser l'enseignement de la civilisation, au moins partiellement, sur des synthèses déjà élaborées, par exemple les statistiques de I'I.N.S.E.E. Mais pour éviter de "contraindre, de l'extérieur, l'apprentissage de la civilisation à n'être qu'un débat d'idées générales" (p. 23), ils préfèrent organiser l'enseignement sur les documents authentiques, "dont l'exploitation permet des explorations diverses que les apprenants pourront infléchir en fonction de leurs attentes" (26). Cette solution leur semble préférable à l'entrée par thèmes "qui constitue un découpage et donc une élaboration préalable de la matière sociale" (p. 26).

Comme ils reconnaissent toutefois la nécessité d'avoir recours à des synthèses élaborées par des personnes extérieures à la classe, les auteurs établissent une distinction entre les indices primaires (linguistiques et visuels...) qui ne présentent que des informations fragmentaires d'un objet culturel et les analyses globalisantes, présentées sous forme de textes et/ou de données chiffrées (tableaux, graphiques, cartes...) (p. 26). Le processus d'élaboration du savoir culturel se ferait par le truchement d'un va-et-vient dialectique entre ces deux sources d'information (p. 26). Ce faisant, les auteurs privilégient le travail personnel des apprenants. Ils soulignent cependant que ce travail doit se faire sur la base de consignes d'analyse précises, données par l'enseignant, qui se voit doter de la fonction d'organisateur du travail.

Les premières synthèses et analyses des apprenants seront ensuite confrontées à des analyses faites par des spécialistes. Les productions des apprenants constitueront ainsi les étapes provisoires d'un travail totalisant, beaucoup plus complexe qu'on ne le conçoit d'habitude. En fait, dans cette stratégie pédagogique, l'idée de "produit définitif" n'existe plus. Il s'agit d'un travail de recherches.

Il va de soi qu'en réalisant un tel travail en pédagogie de la civilisation, on court le risque de se faire accuser d'amateurisme. On pourra rétorquer à ceci que dans les sciences humaines, il n'y a pas de vérité absolue. Toute donnée est une construction de l'esprit. La validité des résultats dépend étroitement de la rigueur de l'analyse et de la consistance des arguments.

Si on abandonne l'idée de la vérité établie par d'autres (qui, eux non plus n'échappent pas à l'influence de leur idéologie), on peut, d'un point de vue pédagogique, avancer que l'apprentissage de la civilisation ne diffère pas tellement de la nouvelle méthodologie des langues.

Pour ce qui est de la partie pratique du livre, elle compte six fiches pédagogiques groupéesautour des sujets suivants: annonces classées: l'immobilier; la fréquentation du café; la publicité et les vieux; des annonces au journal: Libération; noms de rues et noms de personnes. Toutes ces fiches regroupent des procédures et des documents très motivants et stimulants. Elles permettent et nécessitent toutes la construction du savoir par les apprenants.En effet, dans aucun cas, on ne présente un "savoir" qui se veuille exhaustif ni canonique. On peut regretter toutefois l'absence quasi-totale de "documents" de fiction.

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Les auteurs adoptent ici une conception bien étroite du document authentique. Une attitudequi est due très certainement à un rejet de la "bonne littérature" dans laquelle baignait l'enseignement d'autrefois. Il n'en reste pas moins que c'est une image bizarrement unidimensionnellede la civilisation française que Ton donne ainsi aux apprenants français.

Mœurs et mythes est un livre qui veut convaincre, et s'il parvient à ses fins, c'est surtout grâce à l'article de Béacco, "La construction du savoir culturel". Pourtant, on peut regretter que les auteurs n'aient pas tenté d'approfondir la question de la raison d'être de l'enseignement de la civilisation dans l'apprentissage des langues, mais se soient contentés de mentionner "la nécessaire osmose entre langue et civilisation" (p. 22). Notamment, pourquoi ne s'est-on pas posé la question du rapport, qu'on pourrait qualifier de dialectique, entre le "savoir culturel maternel" des apprenants et leur "savoir culturel second"? En fait, c'est grâce à ce savoir culturel second que l'apprenant peut comprendre que sa vie, ainsi que la vie des étrangers, n'est pas uniquement chose naturelle, mais aussi et surtout chose culturelle. C'est là un des objectifs les plus importants de toute science humaine de susciter la prise de conscience du caractère historique et donc culturel de la vie des individus.

L'absence de cet aspect humaniste est d'autant plus surprenante que l'une des lignes directrices du débat pédagogique actuel, dans lequel ce livre veut s'inscrire, est de souligner le rôle de l'apprentissage des langues et donc aussi de la civilisation dans la formation de la personnalité.

On aurait aimé également que les auteurs abordent une des questions essentielles soulevées par l'apprentissage des langues vivantes: Que se passe-t-il dans l'être humain qui s'approprie une langue et une culture qui lui sont étrangères? Cest un sujet qui a été fort négligé par les chercheurs. Il semble pourtant que la découverte de l'autre par l'apprentissage d'une langue étrangère, puisse amener une profonde transformation du moi, qui prend soudain conscience du caractère relatif (parce que culturel) de sa propre vision du monde. Sans cette connaissance de soi dans la reconnaissance de l'autre, il n'est pas de compréhension ni de communication interculturelle possible.

Le seul fait que Mœurs et mythes suscite de telles réflexions montre à quel point sa
lecture est à recommander aux enseigneants de langues étrangères, et particulièrement à
ceux qui forment des enseignants.

Ecole des Hautes Etudes Pédagogiques du Danemark