Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

La petite musique de Verlaine, "Romances sans paroles", "Sagesse". SEDES/ CDU, Paris, 1982. 113 p.

Hans Peter Lund

Side 309

Ce volume reprend les neuf communications d'un colloque, organisé par la Société des Etudes romantiques (janvier 1982), sur les œuvres de Verlaine inscrites au programme de l'agrégation. Malgré son titre, le livre est principalement consacré aux Romances sans paroles, à cet étrange recueil de poèmes apparemment disparates que Verlaine publie après les drames de son mariage avec Mathilde Mauté et l'aventure signée Rimbaud, vers la fin de 1873, soit sept ans avant Sagesse. Les différences de forme entre les deux œuvres sont mesurées dans la communication de Paul Viallaneix, mais c'est la première qui - après avoir fasciné la critique de Huysmans (A rebours) à J.-P. Richard (Poésie et profondeur) - attire l'intérêt des spécialistes, et surtout, à l'intérieur de cette œuvre, les "Ariettes oubliées" composées probablement au cours des mois de mai et de juin 1872 (voir les commentaires de Jacques Borei dans les Œuvres poétiques complètes de Verlaine, Bibl. de la Pléiade, 1973, et de Jacques Robichez dans l'édition Garnier des Œuvres poétiques, 1974). Il est vrai que c'est dans les Romances..., et en particulier dans les "Ariettes", exemptes des "paroles" d'un message trop clair qui entachent le poème "Birds in the night" mal intégré dans l'ensemble du recueil, que réside la nouveauté: la musique verlainienne reprise et développée dans Sagesse sur un autre fond. Mais quel est le fond des Romances sans paroles? Faut-il y voir une œuvre référentielle s'inspirant du conflit Mathilde-Rimbaud, ou une poésie toute nouvelle, où la personnalité se dissout (Robichez) et la sensation devient "l'expression même de l'âme" (Borei)? Voilà l'enjeu fondamental du colloque qui ne laisse pas de poser certains problèmes méthodologiques.

"A aucun moment (...) ces poèmes ne se ramènent à une réalité définissable, reconnaissable,fût-elle
transposée" (Borei). Autre chose importe. Quoi? Voici Verlaine qui, au

Side 310

moment de sa fugue avec Rimbaud en Belgique, écrit à Mathilde pour la rassurer: "Je fais un mauvais rêve"; et J.-P. Richard qui décèle dans "Charleroi" une "interrogation nerveuse qui diffère assez peu d'un cauchemar". Les Romances sans paroles - exception faite, toujours, des "Birds in the night" dont on ne sait trop que faire - c'est l'expression, dans une conscienceen dérive, des dissonances qui la déchirent; des visions parfois ahurissantes de celui qui se sent mourir à soi-même (J.-P. Richard), visions d'un passé en ruines et d'un futur vague; c'est le rythme saccadé en même temps que maîtrisé par le poète qui se veut, là encore,maître de soi; des sentiments qui s'entrecroisent d'abord ('"Ariettes"), qui se débrident par la suite ("Paysages belges") pour trouver finalement cette synthèse étonnante qui est peinte dans "Aquarelles", où la nature et la femme, les visions et les sentiments, se retrouventdans l'esquisse d'une unité: "Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse, / Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or, / Si bien que nous suivions son pas plus calme encor / Que le déroulement des vagues, ô délice!" ("Beams"). Peu importe qui est la personneadmirée ici; plus importe l'aquarelle peinte, comme l'ariette chantée au début du recueil,encore remplie d'imprécisions (la répétition de "C'est..." et de "Cela...") et de questions.Antoine Adam avait noté en quoi l'emploi du verbe 'être' rapproche le chant verlainiendu silence (Verlaine, l'homme et l'œuvre, Hatier-Boivin, 1953, p. 95). Ici même, Pierre Cogny revient sur les "mots de musicien et de peintre" qui dominent aux dépens de ceux "de poète ou d'écrivain", déjà dans les titres des différentes parties. C'est dire combien nous nous éloignons, avec les Romances sans paroles, d'une réalité sur laquelle se prononcerait Verlaine. Michel Décaudin insiste là-dessus dans quelques pages pénétrantes sur l'impressionnismede Verlaine; l'œuvre poétique, ses moyens et possibilités, sont bien plus importantes que telle information biographique, la "traduction immédiate du senti" plus essentielle, chez ce poète, que tout système de référence.

Il n'empêche qu'une analyse thématique comme celle que J. Beauverd tente ici peut s'avérer éclairante, tant l'univers imaginaire de Verlaine apparaît d'une richesse troublante pour qui ouvre un de ses recueils de poèmes. Beauverd analyse la constellation thématique eauarbre-oiseau-chant-obscurité et le sens ou la "totalisation de l'impression" qui s'y exprime. J.-P. Weber (Genèse de l'œuvre poétique, Gallimard, 1960, p. 305) avait déjà attiré l'attention sur ces images et le souvenir qu'elles évoquent. Pour ma part, jTiésite beaucoup à suivre Beauverd sur le terrain glissant de la méthode biographique, lorsqu'il cherche à réduire la thématique en question à une "expérience-archétype", expérience qui ne nous renseigne guère sur la qualité spécifique, ni sur le sens précis d'un poème comme l'Ariette IX ("L'ombre des arbres..."). J'ai plus de réticences encore à l'égard de la méthode biographique suivie par Georges Zayed qui veut démontrer la présence de la cousine de Verlaine, Elisa, derrière Mathilde dans les "Ariettes", opération difficile qui oblige le critique à parler de "poésie-masque" et de "hermétisme", produits par Verlaine pour "dérouter le lecteur"... L'orientation biographique (cette fois dirigée sur le rapport Verlaine-Rimbaud) se trouve également représentée dans la communication de J.-H. Bornecque sur "l'œil double" de Verlaine, double parce que, même sous l'influence poétique exercée par Rimbaud, le poète impressionniste "demeure un Janus dont une face contemple invinciblement toutes les sortes de rêve". Bornecque conclut à deux lectures possibles des Romances sans paroles: c'est l'album d'un peintre-poète tourné vers l'extérieur, et la "trame indissociable de ferveurs et de nostalgies".

Ainsi, les poèmes eux-mêmes commencent à s'ouvrir, dans l'étude de Pierre Brunel, par exemple, sur la liaison entre deux poétiques, celle de Rimbaud et celle de Verlaine, liaison qui inclut la "sollicitation du négatif" chez Verlaine répondant aux "Etudes néantes" projetéespar Rimbaud. Pierre Cogny étudie l'expression du "rien" dans les Romances... à partir du titre même du recueil, de ce "mariage musique-poésie" qui annonce la volonté de "transformerl'être en non-être" et de tout réduire "à une approximation, à une esquisse". Paul Viallaneix se penche sur la musique de Verlaine, son chant qui ne veut "rien dire", en tout cas pas formuler "un sentiment identifiable". A l'opposé de Baudelaire et du culte des images,

Side 311

c'est dans les éléments prosodiques, rimes, rythmes, consonances ou dissonances, que Verlainecherche le poétique. C'est à la grande "variété" de mètres qu'Eléonore M. Zimmermannconsacre une brillante étude, aboutissant, comme Viallaneix, aux effets rythmiques dans Sagesse, où elle relève le parallélisme entre thèmes et rythmes dans le poème 111, 7 ("Je ne sais pourquoi / Mon esprit amer..."). Pour Pierre Cogny, c'est à travers cette variété métrique,cette "incertitude concertée", qu'une architecture des Romances... se dessine, architecturetripartite allant des déclarations d'amour dans les "Ariettes" I à VII, par une transition(VIII et IX) aux "Paysages belges" et la rupture qu'ils retracent, vers une nouvelle fugue dans les "Aquarelles" ("Birds in the night" toujours mis entre parenthèses) qui ramènent le voyageur à son point de départ. Que Verlaine ait véritablement réfléchi à mettre en ordre des poèmes conçus sans aucun plan d'ensemble, est suffisamment démontré par Zimmermannà la base de la variété thématique et métrique dans les "Ariettes".

On trouve une troisième méthode d'approche dans le texte de J.-S. Chaussivert qui part de la théorie socio-anthropologique de la fête et du jeu. S'il est vrai que "la fête est un des horizons de l'imaginaire verlainien", c'est un aspect de l'œuvre qui, à ma connaissance, n'a pas été mis en lumière jusqu'à présent. Alors que sa présence dans les Fêtes galantes est évidente, il faut élargir un peu la notion de 'fête' pour retrouver celle-ci dans Romances... et Sagesse. Et encore est-elle toujours contrebalancée par la solitude et le désespoir. Mais cette duplicité dans l'ensemble poétique traité dans ce livre n'est-elle pas la signature même de Verlaine? A l'incertitude intérieure des "Ariettes" répond la fascination de l'extérieur dans les "Paysages belges"; à la tranquillité recherchée et obtenue dans Sagesse s'oppose encore, comme une tentation, la suspension de l'être dans "l'escarpolette" ("Ariettes" II), allant indifféremment du passé vers l'avenir, et de l'avenir vers le passé: nous retrouvons ce rythme dans Sagesse 111, 5, dans la strophe inquiétante: "Je suis un berceau / Qu'une main balance / Au creux d'un caveau: / Silence, silence!"

Dans l'ensemble, ce livre sur Verlaine parle d'un poète bien vivant, et il contribue à démonter le mythe qui l'entoure depuis trop longtemps. Les communications sont d'une telle qualité, cependant, qu'on aurait aimé avoir un volume mieux structuré, avec présentation et remarques finales - et pourquoi pas une bibliographie? Du côté technique, le nombre des fautes, d'impression est excessif; par exemple, il est fâcheux d'attribuer à Valéry un mot sur "l'ingéniosité de Verlaine", alors qu'il parle (p. 9)!

Il convient de signaler l'excellent article de Daniel Bergez, "Incertitude et vacuité du moi
dans les "Ariettes oubliées" de Verlaine", paru dans la Revue d'histoire littéraire de la
France, 1982, n° 3, et qui complète le présent volume.

Copenhague