Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Jacques Moeschler: Dire et contredire. Pragmatique de la négation et acte de réfutation dam la conversation. Sciences pour la communication Vol 2. Editions Peter Lang SA, Berne, 1982. 220 p.

Henning Nølke

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Tout d'abord, j'aimerais avouer que l'ouvrage de Jacques Moeschler m'a passionné. Dans un
domaine qui connaît un rapide développement, souvent assez bouleversé, ce travail se distingue
par une rare limpidité, malgré sa densité.

L'auteur, qui appartient à I'"école de Genève", se propose de fournir une description de l'acte de langage dit de réfutation. Pour ce faire, il a recours à une diversité de courants récentsde la pragmatique linguistique. Chacun des quatre chapitres dont se compose l'ouvrage consiste en une étude approfondie de la réfutation à partir d'un point de vue particulier. Ces quatre études se complètent pour donner une description de cet acte de langage, qui semble

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très satisfaisante. L'objet du premier chapitre est l'opérateur de négation (en particulier ne... pas), celui du deuxième l'acte illocutoire de réfutation, alors que le troisième chapitre traite de son statut fonctionnel; enfin, la place et la fonction de la réfutation dans la structure de la conversation sont examinées dans le dernier chapitre.

Les quatre chapitres sont tous disposés de la même manière. D'abord l'auteur présente un aperçu des notions et des théories qui existent dans le domaine traité. Puis il fait une synthèse pour aboutir à une description de la réfutation dans le cadre choisi. Enfin par une transition élégante, il prépare au chapitre suivant, ce qui fait que l'ouvrage apparaît comme un travail homogène et complet.

Chaque chapitre peut néanmoins être lu séparément, comme une introduction au domaine sémantique ou pragmatique aboidé. En effet, le premier chapitre contient une présentation claire des travaux les plus importants sur la négation linguistique (Klima, Jackendoff, Lyons, Ducrot, etc.). Sur la base d'une distinction importante entre négation formelle ("caractérisée par la présence d'un morphème de négation dans la phrase" (p. 1)) et négation sémantique ("c'est-à-dire le sens négatif d'un énoncé, sa négativité sémantique" (ibid.)), Moeschler traite des notions suivantes: le couple contradiction/contrariété, négation de phrase, négation de constituant et négation de prédicat (problème de champ), négation interne (qui ne touche pas aux présupposés) et négation externe (qui peut nier les présupposés), négation polémique (ou métalinguistique) et négation descriptive. Après une étude des relations entre ces notions, l'auteur propose des schémas hiérarchiques qui les combinent. Seule la négation polémique, qui est nécessairement externe et négation de phrase, peut donner lieu à un acte de réfutation. Il n'y a pas de doute que les notions très diversifiées qui sont examinées dans ce premier chapitre ont souvent entraîné une certaine confusion; et la synthèse, qui est la contribution originale de Moeschler, aide beaucoup à comprendre l'extension exacte de chaque notion.

Si le premier chapitre traite de la négation perçue comme opérateur (sémantique), le deuxième la considère dans sa fonction comme marqueur de réfutation. Un marqueur d'un acte est une forme linguistique qui est conventionnellement associée à la réalisation de cet acte. Après un recensement des travaux les plus importants sur la théorie des actes de langage, l'auteur procède à un examen approfondi des conditions d'emploi des types différents de l'acte d'approbation. Cette étude est essentielle à l'analyse de la réfutation. D'un intérêt particulier dans ce chapitre est d'ailleurs - à mon avis - la comparaison entre les théories d'Austin/Searle et celle de Ducrot. Cette comparaison conduit Moeschler à opter pour la dernière, qui met l'accent sur les conséquences conversationnelles liées à renonciation de l'acte illocutoire (cf. O. Ducrot: "Illocutoire et performatif", Linguistique et sémiologie 4, 1977, p. 17-53). Le chapitre se termine par une classification des réfutations. Seront distinguées la rectification, la réfutation propositionnelle et la réfutation présuppositionnelle. Ce chapitre constitue en fait une excellente introduction à la théorie des actes de langage, des lois de discours etc. Pour illustrer le style limpide et concis de Moeschler, j'aimerais reproduire sa présentation de la différence griceienne entre implicitation conventionnelle et implicitation conversationnelle généralisée, distinction qui est souvent difficile à cerner. "Le critère distinctif est l'annulabilité" (p. 78). A l'encontre des implicitations conversationnelles, les implicitations conventionnelles ne peuvent être annulées. A titre d'illustration, l'auteur offre l'exemple classique: (7) Peux-tu me passer le sel? qui, on le sait, a normalement une valeur de requête. Cette valeur est une implicitation conversationnelle généralisée. Elle peut, en effet, être annulée dans un contexte bien choisi. Moeschler propose:

(9) Peux-tu me passer le sel? Je ne te demande pas ça pour que tu me le passes, mais pour

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"convoque conventionnellement l'interprétation de requête (vs. demande d'information)"
(ibid.), et l'énoncé ne pourra plus - sans bizarrerie - s'intégrer dans le contexte indiqué
dans (9).

Le troisième chapitre s'intitule Approche fonctionnelle de la réfutation: réfutation et bonne formation séquentielle. La notion centrale de ce chapitre est celle de la bonne formation séquentielle. On sort donc du cadre de l'énoncé individuel pour considérer l'acte de réfutation dans sa fonction réactive, c'est-à-dire comme réaction à un acte illocutoire précédent ("l'acte initiatif"). En même temps, l'auteur étudie "la structure interne de la réfutation". Il s'agit là de sa fonction dans la structure argumentative. Pour placer la réfutation, Moeschler propose une typologie des fonctions réactives. On peut, par exemple, réagir à une assertion par une évaluation (réaction générique), une confirmation, une infirmation ou une réplique (qui est un refus métacommunicatif dans la mesure où elle porte non pas sur le contenu de l'acte initiatif mais plutôt sur une condition de son emploi ou sur une implicitation conversationnelle, ainsi que c'est le cas dans l'exemple de Moeschler: "A: Je vous accompagne. B: Non, je n'ai pas envie de vous donner l'occasion de me faire la cour." (p. 112)). La démarche aboutit à une définition de la réfutation comme "fonction illocutoire réactive d'évaluation négative contenant une argumentation" (p. 148). L'existence d'une argumentation est importante s'il faut différencier la réfutation de l'infirmation simple comme dans Je nie d'avoir tué ma femme (p. 119). Avant d'aboutii à cette définition conclusive, l'auteur propose, entre autres, des conditions de satisfaction déterminant l'appropriété contextuelle d'un acte réactif B, conditions posées par l'acte initiatif A (p. 137). L'intérêt particulier de ces conditions est qu'elles constituent — je crois - un pas important vers l'établissement d'une véritable grammaire du discours. Les trois conditions, qui sont hiérarchisées, sont les suivantes: la condition thématique (CT) (A et B doivent avoir le même thème), la condition de contenu propositionnel (CCP) (exigence d'une relation sémantique précise) et la condition illocutoire (CI) (compatibilité illocutoire entre A et B). Se fondant sur ces conditions, Moeschler définit la notion de degré de bonne formation séquentielle. Si, par exemple, B satisfait CI et CCP mais non pas CI, B est "propositionnellement satisfaisant" sans être "satisfaisant" tout court. Selon la hiérarchie des conditions que propose l'auteur, certaines combinaisons de +/- obéissance aux conditions ne se réalisent jamais. Ainsi, on n'aurait pas CT: + ,CCP:-, CI: + . Si je ne me trompe, la séquence suivante démontre cette structure:

A: D'où vient Pierre?

B: II vient de fermer la porte.

Il se peut que de petites modifications s'imposent afin de permettre de tels échanges. N'empêche
que tout le système semble convaincant et très apte à décrire les fonctions interactionnelles
de la réfutation.

Le quatrième chapitre, consacré à "la réfutation dans la structure de la conversation", me paraît le moins fort de l'ouvrage. L'auteur envisage d'établir "un modèle d'analyse de la conversation suffisamment puissant pour poser des contraintes générales sur la constitution des unités conversationnelles et pour 'intégrer' les séquences de nature réfutative" (p. 151), et le chapitre s'achève sur des analyses de quelques conversations authentiques de nature polémique. Il abonde en hypothèses nouvelles, principes, règles, et il me paraît moins accessible que les trois premiers. Pour cette raison, et parce que je ne suis pas sûr de l'avoir bien compris, je renonce à le résumer. Je me demande, en effet, quelle est la valeur explicative de cette batterie de principes et de règles. Souvent j'ai l'impression que l'établissement d'une nouvelle règle a pour seule motivation la solution d'un problème ad hoc. De plus, certaines formulations ne sont pas très heureuses. Ainsi le formalisme employé à la présentation des règles d'interprétation (p. 1725v.), en obscurcit le contenu plus qu'il ne le précise, ce qui est contraire au but du formalisme.

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Dans l'analyse des discours authentiques, Moeschler revient à son style clair, sans complications inutiles. Se fondant sur la première analyse, il propose encore des principes: Des principes de résolution de la séquence (comment peut-on achever un échange d'actes illocutoires? ou comment obtenir le dernier mot?). Ce problème est évidemment au centre d'une étude de la réfutation, qui aura nécessairement une nuance agressive, et l'inventaire de résolutions possibles que dresse Moeschler semble propre à expliquer comment cela se passe dans la réalité.

En guise de conclusion, j'aimerais répéter que l'ouvrage de Moeschler transmet une connaissance approfondie et étendue des théories pragmatiques les plus récentes. Malgré l'abondance d'informations qu'il contient et la densité des résultats, il est facile à lire, grâce à un style clair et à une disposition pédagogique. Rares sont les concepts introduits qui peuvent paraître superflus, et l'ouvrage constitue à la fois une excellente introduction à la pragmatique (ou au moins à certaines théories pragmatiques) et un examen approfondi et nuancé de la nature et de la fonction de l'acte de réfutation. Parfois les synthèses schématiques peuvent laisser un certain doute sur la fondation empirique, ce qui est le plus frappant dans le quatrième chapitre, et, généralement parlant, on peut dire que l'auteur a une tendance à axer sur les considérations théoriques au détriment des examens empiriques.

Malgré ces petites réserves, je ne saurais assez recommander l'ouvrage de Jacques Moeschler, aussi bien à qui aimerait s'initier à la pragmatique linguistique qu'aux pragmaticiens professionnels. Le livre apporte une contribution importante à l'analyse de la fonction communicative de la langue naturelle.

Copenhague