Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Hendrik Veldman: La Tentation de l'inaccessible. Structures narratives chez Simenon. Editions Rodopi, Amsterdam. 1981. 292 p.

Nils Soelberg

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Si des expressions telles que "le cas Simenon", "le mystère Simenon" et peut-être surtout "l'atmosphère de Simenon" sont extrêmement courantes dans la critique simenonienne et correspondent sans nul doute à des sensations éprouvées par maints et maints lecteurs, elles n'en sont pas moins malaisées à définir. A-t-on vu des mystères, a-t-on créé des mythes, là où il y avait la combinaison savante et subtile d'un drame à raconter et de procédés techniques pour le faire? Telle est en tout cas la thèse principale de l'étude de Hendrik Veldman sur l'œuvre romanesque de Simenon. Etude très ambitieuse qui se propose de dégager, à partir d'un corpus sélectionné, les traits constituant le "cas Simenon".

Un premier problème à résoudre concerne la sélection d'un corpus représentatif, que Veldman fixe, arbitrairement, à 20% de l'œuvre entière. Ensuite, se fondant sur des critères aussi objectifs que possible (année de parution, temps et lieu de l'action, première ou troisième personne, "Maigret" ou "non Maigret"), il a fait établir par un statisticien la liste définitive, comprenant en tout quarante romans. - Rigueur scientifique ou subjectivité déguisée? N'oublions pas que pour sélectionner les critères sur lesquels s'appuie le travail statistique, Veldman a eu recours au simple bon sens, sans plus. En outre, on ne voit pas très bien l'utilité de la sélection en tant que telle, puisqu'il s'agit uniquement, tout au long de l'étude, de puiser des exemples dans les romans retenus.

Dans l'analyse proprement dite, le premier chapitre: Les Articulations de l'histoire — concerne le drame raconté, c'est-à-dire le jeu de forces constituant l'intrigue du roman. Selon le modèle synthétique (schéma p. XV), un incident amène le héros à prendre conscience d'un manque confusément ressenti jusqu'alors et à rompre avec le groupe dont il a fait partie. Cette rupture, manifestée par une transgression des normes, coïncide le plus souvent avec le début du roman dont l'histoire comporte ainsi de nombreux retours en arrière, vers une préhistoire. A partir de la rupture, les forces conservatrices et transformatrices s'affrontent dans une crise qui aboutit à une découverte de soi, laquelle provoque soit une réintégration, soit une rupture définitive.

Le deuxième chapitre: L'Elaboration du récit — est consacré aux procédés narratifs proprement dits. Après avoir exposé de manière assez sommaire l'emploi que fait Simenon des niveaux narratifs ainsi que l'évolution de son œuvre vers le récit à la première personne, Veldman en vient à ce qui constitue le véritable objet de son étude, à savoir les problèmes du point de vue (ou la "focalisation", pour les initiés). Dans la très grande majorité des romans de Simenon, le narrateur adopte le point de vue et le savoir d'un personnage (soit, pour les initiés, "vision avec" / "narration actorielle" / "focalisation interne"), ce qui réduirait en principe l'espace romanesque à l'échelle d'un seul individu. De ce simple fait découlent un grand nombre de procédés narratifs propres à Simenon et que Veldman répartit en quatre catégories principales:

Premièrement, la simplification géométrique de l'espace et l'isolement du lieu: cet espace

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vu et enregistré par un seul personnage est soit l'objet d'un parcours et donc jalonné de
points-repères (coins de rues, cafés, etc.) soit délimité de manière très simple (une ligne droite,
un cercle), soit encore réduit à un lieu de repos exigu: à chaque personnage son cocon.

Deuxièmement, le besoin de maintenir chaque individu dans sa propre zone spatiale, tout en lui assurant sur le monde un regard dont dépend la narration, donne lieu à une perspective proprement dialectique où se confrontent l'ici et le lointain, l'en-deçà et l'au-delà, le dedans et le dehors. En pratique, cette perspective dialectique se manifeste dans toutes sortes d'"obstacles perforés" (portes entrebâillées, rideaux plus ou moins transparents...), dans des lignes de démarcation, des zones intermédiaires, etc.

Troisièmement, il se produit inévitablement une certaine interaction entre le regard individuel et l'objet vu, interaction qui aboutit parfois à l'animisme des choses et à la chosification de l'homme. Ce qui semble certain, selon Veldman, c'est qu'il y a toujours dans l'univers romanesque de Simenon un rapport, amical ou hostile, entre l'homme et l'espace. Si le lieu laisse l'homme indifférent, il n'a plus qu'à partir, ou mourir.

Enfin, quatrièmement, la complicité entre l'homme et l'espace peut créer une perspective proprement émerveillée, une sorte d'impressionisme adapté à la littérature et qui se manifeste tantôt dans des détails visuels, tels par exemple les contours brouillés ou encore le découpage en ombre et lumière, tantôt dans une union véritablement mystique entre les sens de l'homme et les objets perçus.

A la fin de ce deuxième chapitre, on revient sur le "Plan Verbal" pour étudier, de manière
assez sommaire, la présence/absence du narrateur, le discours des personnages, et la
symbiose du narrateur et du héros, notamment par le procédé du discours indirect libre.

L'apport essentiel, voire unique, de cette étude est à mon avis son analyse très approfondie et mûrement réfléchie des multiples procédés narratifs par lesquels Simenon parvient à créer entre espace et personnage des relations d'une complexité extrême. Non pas le "point de vue" chez Simenon, mais le problème spécifique qu'éprouve un narrateur qui doit faire voir un monde entier en empruntant le regard d'un simple individu, fût-il Maigret en personne. Grâce à une progression rigoureuse et très claire dans les grandes lignes, Veldman nous montre que la solution de ce problème commence par des tours de passe-passe: comment montrer ce que le personnage focal n'est pas censé voir? - pour évoluer petit à petit vers cette subjectivité assumée où l'interdépendance entre l'homme et l'objet constitue l'univers narré dans sa totalité. - On peut s'étonner que Veldman voie dans cette tendance à dépasser la perspective de l'individu un souci de vraisemblance (par exemple p. 73); en quoi une perspective globale aurait-elle plus de vraisemblance? — De même, l'auteur se laisse parfois entraîner un peu loin de son sujet, par exemple dans le paragraphe sur "la dialectique du château et de la chaumière" (p. 96-97), où la peinture d'un déchirement d'ordre purement moral l'emporte sur la "double focalisation" annoncée, mais la section dans son ensemble est très riche en inspiration et en matériau.

Or, s'il y a, dans cette partie de l'étude, matière à réflexion et à discussion, la présentation
dans sa totalité souffre de plusieurs inconvénients qui ne sont pas tout à fait négligeables.

D'abord, les quarante romans sélectionnés n'ont strictement aucune autre fonction que celle de fournisseurs d'exemples. On a déjà vu que les opérations statistiques de la sélection semblent un peu exagérées par rapport à ce modeste usage, mais la conséquence majeure, et vraiment regrettable, de cette manière de procéder, c'est que la pertinence des innombrables occurrences relevées est simplement impossible à estimer. Veldman a beau conclure, à proposde la "perspective dialectique" que c'est "cette assimilation, cette intégration, ce mélangespatial qui crée ce qu'on pourrait appeler "l'atmosphère" de Simenon" (p. 104), mais voilà précisément ce que son étude ne saurait démontrer parce qu'elle a isolé les procédés proprement techniques du seul ensemble qui puisse conditionner leur fonctionnement, c'està-diredu

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à-direduroman particulier. Est-il suffisant, à ce propos, de poser en hypothèse initiale que l'œuvre de Simenon "constitue au fond un seul roman à multiples volets" (p. XII) — ? La formule est belle, mais un peu creuse à mon avis. Il me semble que l'étude aurait exploité son corpus de manière beaucoup plus enrichissante en faisant précéder l'inventaire des procédésnarratifs par la lecture exposée d'un ou de deux romans particuliers.

Ensuite, la distinction qui devrait, à mon avis, s'imposer avec rigueur entre les "Maigret" et les "non Maigret" est pratiquement effacée tout au long du livre. Il va sans dire que les problèmes narratologiques posés par un roman policier (du type: récit d'une enquête) diffèrent essentiellement de ceux posés par les romans "noirs" de Simenon. Très curieusement, Veldman semble parfois conscient de cette différence (par exemple p. 169), mais apparemment sans voir qu'elle s'applique inévitablement à toute son étude. Il ne sert à rien, dans l'analyse du jeu des forces (premier chapitre), de considérer l'assassinat précédant le début du policier et la vie passée du héros d'un roman "noir" comme deux variantes parallèles de la "préhistoire". Dans le premier cas, il s'agit de rien de moins que la raison d'être du récit; dans le deuxième, d'une compréhension approfondie de la psychologie du héros. — De même, dans la section consacrée aux relations entre lTiomme et les objets, on ne peut guère prendre au sérieux le parallélisme entre un Maigret "photographiant en quelque sorte les moindres objets", et un Michel (dans l'Aîné des Fer chaux) qui va étreindre, s'approprier, s'incorporer tout ce qui l'entoure (p. 114). Les mobiles poussant l'un et l'autre à une perception intense sont par trop différents. Mais tel est justement le risque encouru par'toute étude qui isole les exemples de leur contexte.

Enfin, la lecture du livre donne facilement l'impression que l'auteur a tenu à insérer, coûte que coûte, son étude approfondie des relations homme-espace dans un ensemble narratologique complet. C'est ainsi qu'on trouve des sections plutôt sommaires, et, franchement, sans grand intérêt, sur le temps et les niveaux narratifs. Ces sections déploient en même temps une vaste terminologie narratologique dont l'utilité n'est guère évidente et qui ne semble pas toujours bien assimilée. Pourquoi, par exemple, appliquer les termes temporels de Gérard Genette (Ordre, Durée, Fréquence) sur la seule préhistoire, qui, manifestement, ne s'y prête pas (cf. 2.3.3)? Et que signifie "des romans homodiégétiques écrits en général à la première personne" (p. 52)?

Il ressort de ce qui précède que l'étude de Hendrik Veldman tire à mon avis sa valeur et son intérêt de la grande section consacrée à l'analyse des relations entre l'homme et l'espace dans l'univers romanesque de Simenon. J'irais même jusqu'à dire que son livre aurait gagné à traiter de ce seul phénomène. S'il n'a pas vraiment démontré en quoi consiste "l'atmosphère" de Simenon - ce qui n'est guère possible à partir d'exemples isolés, fussent-ils innombrables — il a mis à notre disposition un matériau extrêmement riche qu'il a ordonné et classé selon des critères clairement exposés. Il y a là matière à réflexion pour tous ceux qui subissent régulièrement "l'atmosphère de Simenon".

Copenhague