Revue Romane, Bind 18 (1983) 2

Baker, Philip and Corne, Chris: Isle de France Creole. Affinities and Origins. Karoma Publishers, Ann Arbor, 1982. VIII + 299 p.

Jesper Brendstrup

Side 303

Le but principal de ce livre est de rejeter la théorie 'Bourbonnaise' de Chaudenson, selon laquelle les langues créoles de l'Océan Indien sont toutes dérivées du bourbonnais', la langue créole de la Réunion (l'île Bourbon), Reunion Creole (RC). Par le nom de "Isle de France Creole" (IdeFC) les auteurs entendent les parlers créoles de l'île Maurice, de Rodrigues et des Seychelles.

Le livre comprend deux parties: A, de Chris Corne: A Contrastive Analysis of Reunion and Isle de France Creole Frenen: Two Typologieally Diverse Languages (122 p.) et B, de Philip Baker: On the Origins of the First Mauritians and of thè Creole Language of their Descendants: A Réfutation of Chaudenson 's "Bourbonnais" Theory (127 p.).

Dans leur introduction commune, les deux auteurs nous présentent l'objet de leur travail: démontrer que les deux prémisses de Chaudenson sont fausses. A savoir qu'ils n'acceptent pas: 1) "ali thè Creole French languages of the Indian Océan are typologieally similar and belong to the same linguistic tradition" (p. 4) et 2) "speakers of "Bourbonnais" provided the major input to the formation of Mauritian Creole in the early stages of its development" (p. 4). Par contre, ils acceptent la troisième prémisse de Chaudenson: "RC existed in essentially its modem form by the time the French colonization of Mauritius began" (p. 4). La première attestation en serait fournie par un texte datant d'environ 1722: la réponse de Marie, esclave accusée de marronage.

Les auteurs examinent ensuite d'autres questions importantes pour i'étude des langues créoles, surtout la question des liens entre IdeFC et les créoles de l'Amérique (ACF). Ils rejettent les théories qui essaient d'expliquer les similitudes entre IdeFC et AFC, entre autres la théorie classique de Goodman qui parle d'une origine commune pour tous les créoles français: une langue pidginisée/créolisée originaire de l'Afrique de l'Ouest. Malheureusement, ils ne présentent pas de nouvelle théorie, mais se bornent à identifier 'a number of factors potentially responsible for some of thèse shared features and suggest that further research is required before the relative importance of thèse features can be assessed.' (p. 6).

Corne s'occupe surtout de la question de l'affinité entre RC et IdeFC, c'est-à-dire Tune
des prémisses de Chaudenson que les auteurs rejettent.

Dans le premier chapitre, l'auteur analyse le système verbal de RC et aboutit à cette conclusion
que, bien qu'on y trouve des aspects créoles, ce système est clairement français, dérivé
de variétés régionales du français du dix-septième siècle.

Le deuxième chapitre étudie le système des prédicats de IdeFC: c'est là un système d'aspect,
marqué par des particules préposées. Parmi d'autres traits créoles à retenir il y a celui
de la multifonctionalité des vocables invariables.

Dans les deux chapitres suivants, Corne aborde la question de l'élision de la voyelle finale, considérée comme l'une des similitudes les plus frappantes entre RC et IdeFC, et déduit de son analyse que cette elisión fonctionne de manière différente dans les deux langues. En IdeFC elle désigne "Action", en RC elle n'a pas de signification, mais elle définit le continuum de RC. Cette règle ne serait pas originaire de l'Océan Indien.

Dans le cinquième chapitre, Corne étudie trois structures qui existent en IdeFC, mais qui
ne peuvent pas avoir de modèles en français ou en RC, à savoir:

Side 304

la construction 'gay'

la "double prédication"

la "predicate-fronting"

Ces constructions permettent d'établir des liens avec d'autres créoles français (et nonfrançais).

Toutes ces analyses amènent l'auteur à déduire, dans le dernier chapitre, que RC et
IdeFC appartiennent à deux traditions linguistiques différentes, conclusion qui, à nos yeux,
est tout à fait judicieuse.

Dans le chapitre le plus long de la deuxième partie, Baker étudie en détail la colonisation de l'île Maurice. Il conclut que la contribution de la Réunion n'avait pas eu d'importance jusqu'à 1735 et que, pendant la période d'intense colonisation, soit de 1730 à 1735, c'étaient des esclaves de l'Afrique de l'Ouest qui formaient la majorité de la population non libre.

Il continue ces réflexions dans le chapitre suivant, où il étudie les liens entre IdeFC et d'autres créoles français, surtout le créole de Haïti (HC), en analysant des textes des dixhuitième et dix-neuvième siècles. Il observe qu'il y a un seul vocable /ban/, désignant la pluralité emphatique, qu'on trouve dans tous les créoles de l'Océan Indien mais qui n'existe dans aucun autre. Il s'agirait d'une innovation du créole de l'île Maurice, Mauritian Creole (MC), qui s'est répandue dans les autres îles. Les autres caractéristiques étudiées sont de deux types:

1) Celles qui sont attestées en RC mais pas en MC

2) Celles qui sont attestées en MC ainsi qu'en HC, mais pas en RC

Baker n'épouse pas une théorie unique, afin d'éclaircir les similitudes entre MC et HC et surtout afin d'expliquer pourquoi le système verbal de MC et de HC est plus éloigné du français que celui de RC. Il constate d'abord qu'il y a une différence entre la colonisation de la Réunion et celle des deux autres îles (Haïti et l'île Maurice). A la Réunion, il y avait beaucoup plus de gens qui parlaient français qu'à l'île Maurice et à Haïti. Les deux dernières ont été peuplées beaucoup plus vite que la Réunion. D'autres facteurs sont identifiés:

1) Traits communs à tous les pidgins africains.

2) Règles héritées communes à tous les enfants. Ces règles sont apparemment appliquées
pour élargir le pidgin si les enfants sont forcés à le parler.

3) L'influence des langues africaines à l'île Maurice et à Haïti.

Et les auteurs de conclure que la théorie de'Chaudenson doit être rejetée. Ils sont très critiques envers Chaudenson, à travers tout le livre, ce qu'ils tentent d'atténuer dans l'introduction, en lui témoignant tout leur respect: That the facts we présent force us to reject the "Bourbonnais" theory does not in any way diminish the value of, nor our respect for, the study out of which that theory grew' (p. 6).

Ce livre mérite un grand public. Par la richesse des données qu'il contient, linguistiques et anthropologiques, ainsi que par ses analyses convaincantes, il est d'un très grand intérêt, non seulement pour les linguistes et les créolistes, mais aussi pour les historiens et les anthropologues.

Copenhague